J’accuse : pourquoi parler du film de Roman Polanski est problématique

La Rédaction | 13 novembre 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58
La Rédaction | 13 novembre 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58

J’accuse de Roman Polanski sort ce mercredi 13 novembre sur les écrans français, dans un climat de tension extrême, alors que de nouvelles accusations visent le réalisateur, déjà condamné et plusieurs fois accusé de faits similaires.

Le landernau du cinéma français est sinon en ébullition, du moins en plein tourment. Les polémiques ou vifs débats occasionnés tant par la promotion que les honneurs faits au réalisateur n’ont pas manqué de faire réagir ces dernières années, dans la société civile, au sein des médias et des institutions du cinéma. On se souvient notamment de la rétrospective organisée par la Cinémathèque, qui vit des manifestantes s’indigner des honneurs faits au cinéaste, qui y présentait son dernier film en date, et de la réaction ahurie (et ahurissante) d’une direction les qualifiant de “demi-folles”.

 

Photo Jean Dujardin"Je la sens bien cette promo"

 

La carrière de Roman Polanski aura été émaillée de semblables ébullitions au cours des années, mais semble-t-il, rarement avec une telle force. En témoigne le questionnement qui gagne actuellement la critique, de nombreux médias s’interrogeant publiquement sur la pertinence de chroniquer le travail du réalisateur ou la nécessité de prendre position, face aux dernières accusations le visant. Quelques jours seulement après la prise de parole impressionnante de la comédienne Adèle Haenel, il paraîtrait d'autant plus impossible d'ignorer les questionnements profonds que soulèvent la sortie de J’accuse, comme la colère qui l'accompagne.

Plutôt que d’émettre un jugement définitif, démarche absurde, tant il ne nous revient pas et ne peut nous revenir de décréter une personne, un citoyen ou un artiste “impropre à la critique”, indigne de voir son oeuvre suivie ou analyser, peut-être faut-il expliciter en quoi la position du journaliste culturel, du critique, est devenue problématique sinon intenable.

 

photoUne scène fondamentale de J'accuse

 

DE LA SÉPARATION

Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? Le débat est vaste et ne saurait être tranché à la faveur d’un billet publié sur Internet, avec les exigences de rapidité et de frénésie que prône le médium. Mais voici ce qui rend la question bien plus épineuse qu’un “simple” débat rhétorique. En la matière, il n’est pas de règle absolue. On séparera bien plus facilement homme et artiste, à des siècles d’intervalle. Qu’importe finalement que le Marquis de Sade ait détruit des vies, Céline peut bien avoir été le plus désolant des salauds, et Chaplin un amateur d’adolescentes, ces individus ne sont plus là, et il faudrait être un inquisiteur forcené pour prétendre que se pencher sur leurs travaux vaut validation de leurs actes. Il n’est d’ailleurs pas impensable de les étudier à charge, dans le but de les remettre en cause, d'interroger leur pertinence.

Mais Roman Polanski est parmi nous. Bien sûr, un exercice de pensée autorise à appréhender ses films comme autant d’entités flottantes, séparées de l’homme… Mais l’homme lui-même nous encourage à agir autrement. Le metteur en scène lui-même indiquait lors du Festival de Venise que sa connaissance de la persécution avait nourri J’accuse. Il répétait il y a peu dans une interview au JDD qu’il s’identifiait à Picquart (Jean Dujardin) et avait mis de lui dans ce protagoniste.

 

Photo Jean Dujardin, Louis GarrelUn plan qui synthétise le projet du film

 

Et en remontant un peu plus loin, il ne viendrait pas à l’esprit de quiconque d’analyser La Jeune fille et la mort, sans embrasser aussi le destin et la personne de Polanski. Il y narre la rencontre entre une femme (Sigourney Weaver) et un homme (Ben Kingsley). La première croit reconnaître dans le second le tortionnaire qui lui fit subir jadis les pires outrages et décide de retourner la violence contre son bourreau. Impossible de détailler les motifs du film sans aborder le vécu de son auteur et son rapport aux accusations qui ont émaillé son existence.

Ainsi, pour confortable que soit l’idée de séparer homme et artiste, le principe se heurte violemment à la réalité et ne trouve pas de résolution absolument satisfaisante (pour ses thuriféraires comme ses contempteurs).

 

J’ACCUSE OU J’ABUSE

On lit beaucoup depuis quelques jours que la proposition même de J’accuse serait problématique, Polanski s’identifiant à Dreyfus, capitaine de l’armée française condamné et déshonoré à tort, dans un climat d’antisémitisme fort. Mais cette affirmation est à nuancer grandement. Tout d’abord, parce que le réalisateur soutient qu’il ne s’identifie pas à Dreyfus, mais à l’homme qui entend prouver son innocence. On n’est pas obligé de croire Polanski sur parole, mais on ne peut ignorer pour autant son propos et considérer l’hypothèse selon laquelle c’est bien la quête forcenée de vérité qui l’intéresse dans cette histoire. 

Cela serait d’autant plus pertinent que dans le climat actuel qui saisit la France, cette interrogation de comment et pourquoi une communauté est désignée à la vindicte populaire est d’autant plus en prise avec notre monde.

 

photoJ'accuse

 

Enfin, on pourra juger le cinéaste hypocrite et décidé à superposer la figure de Dreyfus à la sienne. On pourra également juger cette démarche particulièrement critiquable… Mais cela ne justifie aucunement le silence. On peut (et on doit ?) rendre compte de ce qui gratte, de ce qui achoppe, de ce qui nous questionne et éventuellement nous choque. C'est d'ailleurs la matière première du travail critique. Toutefois, si le débat se révèle intarissable sur la possibilité/nécessité de séparer oeuvre et artiste, la même interrogation se fait jour quand on évoque au présent la sortie de J’accuse

 Faut-il séparer la critique de son auteur ? Comment prétendre, alors que Le Parisien vient de publier une enquête détaillée et conséquente sur le témoignage de Valentine Monnier, qui accuse Roman Polanski de l'avoir violée et battue en 1975, que nous appréhendons le film comme une pure oeuvre artistique, un objet d'étude, alors que le contexte qui l'entoure touche nécessairement celui qui la regarde (et ce quel que soit son point de vue).

 

photo, Roman PolanskiRoman Polanski sur le tournage de La Jeune fille et la mort

 

PRESSE DE DOSSIER

Mais il est un élément, peut-être pas le plus connu du public, qui rend aux journalistes la chronique de J’accuse terriblement épineuse. Lorsque le film est présenté lors du Festival  de Venise, il est comme c’est toujours le cas, accompagné d’un dossier de presse. Ce dernier contient toutes les informations techniques (en gros, les noms qui défilent au générique), CV, notes d’intentions et informations relatives au film, ainsi qu’une interview réalisée par Pascal Brukner. Dans cet entretien figure l’échange suivant :

Pascal Brukner : - En tant que Juif traqué pendant la Guerre, et réalisateur persécuté par les stalinistes en Pologne, survivrez-vous au néo-féminisme Macartyste qui, non content de vous avoir poursuivi partout dans le monde et essayé d’empêcher la projection de vos films, vous a fait exclure de l’Académie des Oscars ?

Roman Polanski : - Travailler, faire un film comme celui-ci m’aide beaucoup. Dans cette histoire, je me retrouve parfois face à des évènements que j’ai moi-même expérimentés. Je retrouve une même détermination à nier les faits et me condamner pour des choses que je n’ai pas commises. La plupart des gens qui me harcèlent ne me connaissent pas, et ne connaissent rien à cette affaire.

 

Photo Le PianisteRoman Polanski sur le tournage du Pianiste

 

Le choix des mots est d’autant plus terrible qu’il ne s’agit ni d’un mouvement d’humeur ni d’un propos rapporté ou pris sur le vif. Avec ce dossier de presse, J’accuse annonce la couleur et nous dit qu’il est un film qui entend se situer vis-à-vis de la presse (alors son premier relais de communication, aucune bande-annonce n’avait encore été diffusée à ce moment-là), comme une réponse à une persécution féminine.

Dès lors, écrire sur le film devient éminemment complexe. Faut-il servir de porte-voix à des propos particulièrement problématiques, en cela qu’ils proviennent d’un violeur condamné par la justice, cible de plusieurs accusations extrêmement graves ?

Plus embêtant, comment dès lors assurer, non pas l’objectivité, qui n’existe pas dans le métier de critique, mais l’honnêteté intellectuelle ? Comment assurer à nos lecteurs que nous ne sommes pas de parti pris, et d’un parti pris grave, au vu des éléments qui se font jour aujourd’hui.

 

Photo CarnageRoman Polanski sur le tournage de Carnage

 

ET MAINTENANT ?

Le critique n’est ni un moraliste ni un catéchiste, il n’est pas là pour définir le bon goût, et encore moins pour appliquer une grille de lecture morale. Mais peut-il toujours assurer son lecteur de sa bonne foi ? Après des propos, sélectionnés avec soin afin d’assurer la notoriété du film, comment assurer que nous ne serons ni des flingueurs de Polanski décidés à lui faire payer les crimes dont on l’accuse, ni des cinéphiles adressant un doigt d’honneur aux vilaines qui voudraient qu’un grand artiste rende des comptes ?

Par honnêteté justement, et parce qu’Ecran Large est un média contraint par son format au temps court, il nous semble vital de dire non pas où nous nous positionnons, mais combien il est difficile de trancher. De rappeler que ces questions nous animent, car si nous ne sommes pas des inquisiteurs, chaque auteur du site n’en demeure pas moins un citoyen, mû par ses choix, ses positionnements et que prétendre en être affranchi serait d’une triste hypocrisie.

 

Photo La Vénus à la fourrureRoman Polanski sur le tournage de La Vénus à la fourrure

 

Nous comprenons aussi bien nos confrères qui jugent intenable d’écrire sur J’accuse, que ceux qui, comme nous, s’efforcent néanmoins d’en faire un objet de cinéma. Il n’est pas en la matière de réponse définitive, stricte, arrêtée, inaltérable. Nous avons publié une critique du film, découvert lors de sa présentation à Venise, et n'entendons pas passer le film sous silence ou entretenir une quelconque idée de boycott. Mais ce n'est pas pour autant que le film, sa promotion et les sujets qu'ils soulèvent nous paraissent anodins ou impropres à être mentionnés ici.

C’est une discussion, un mouvement consécutif d’une lame de fond qui traverse actuellement le cinéma et la société dans son ensemble, et qui nous passionne, nous affecte comme chacun d’entre vous.

 

Affiche française

Tout savoir sur J’accuse

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commentaires
Chapelain
29/01/2020 à 14:10

Il est très facile de séparer l'homme de l'artiste : avec des ciseaux!

Bakounine
06/01/2020 à 06:47

@dirtyharry le lobbie "décolonial" auquel vous faites allusion est un groupuscule identitaire et raciste, qui aurait lui-même été interdit si les lois antiracistes de ce pays étaient appliquées.

Hasgarn
20/11/2019 à 10:39

Beau papier, fort et très pertinent.

On n'appelle que trop peu à la prise de recul et à l'élargissement de notre point du vue auquel beaucoup s'abstiennent d'inclure autre chose que leur humble personne.

Votre article en fait éloge.

Merci !

Geoffrey Crété - Rédaction
16/11/2019 à 12:19

@Olikay

Probablement parce vous êtes sur un article autour du film, et pas sur la critique du film.........

En attendant, la critique est là depuis qu'on a vu le film à Venise : https://www.ecranlarge.com/films/1034116-j-accuse/critiques

Lecteur depuis l’origine
16/11/2019 à 09:40

La critique avait déjà une partie parlant non plus du film mais du dossier de presse.

Cette question de séparer l’artiste et l’homme a déjà été tranchée depuis bien longtemps, comme celle de la personne politique et de l’humain dessous.
Elle a été tranchée par le public, seul juge de paix. C’est lui qui fait l’artiste.

Les campagnes visant les artistes actuellement n’ont d’autre but que de rompre le lien entre un artiste et son public.

Pour le reste, les campagnes actuelles ne sont que des preuves des brouillages de sens des problématiques actuelles.
Brouillage entretenu par la pensée dominante à laquelle les journalistes des médias dominants (ie ceux détenus par une même classe sociale) adhérent.

Tout ceci sont des faits. Comme dis plus bas, les questions claires sur la question de l’égalité homme femme, de la domination (entre un groupe sur un autre) sont à poser vis à vis des institutions (police/justice pour le recueil des crimes afférents à ces questions).
J’en ajoute une fondamentale : croire que l’égalité est un objectif atteignable dans une société qui est, par les choix politiques et économiques des 30 dernières années, de plus en plus inégalitaire, n’est ce pas une grave illusion ?
A travers cette question on voit le brouillage de sens, où comment des événements que l’on veut rendre spectaculaires pour être filmés et diffusés, ne s’attaquent qu’à des cas le permettant. Au lieu de mener un combat plus dur, long mais nécessaire dans les institutions, dans le champ politique (ie par la structuration d’un mouvement politique populaire).

Olikay
16/11/2019 à 01:54

En attendant vous ne parlez pas du film, de ce que vous en avez pensé, C est pour ça que je vous lis et c'est bien dommage.

ZOCCO
14/11/2019 à 00:18

malgré tout le film est très beau

titty twister
13/11/2019 à 22:41

a quand le film"moi,christiane f"réalisé par christian quessada?????

Minette
13/11/2019 à 21:46

J ai eu envie de le voir et je ne suis pas déçue. Très bons jeux d acteurs surtout Jean Dujardin

kyle reese
13/11/2019 à 21:14

Pendant ce temps là:

Nadine Trintignant «trouve très grave d’embêter» Roman Polanski dans un article du Parisien.

Il s'agit de la mère de Nadine Trintignant morte sous les coups de Cantat hein ...

Bon bah là euh comment dire ... :o

There is definitly no logic to human behavior comme le chantait si bien Bjork.

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