Oppenheimer : comment Nolan réinvente le "grand spectacle" hollywoodien

Antoine Desrues | 25 juillet 2023 - MAJ : 25/07/2023 17:01
Antoine Desrues | 25 juillet 2023 - MAJ : 25/07/2023 17:01

Oppenheimer se présente comme un grand spectacle épique, malgré sa mise en scène très intime. Et c’est justement important.

Notre critique d'Oppenheimer

Alors que le box-office a opposé sur une même semaine les événements Barbie et Oppenheimer, le biopic de Christopher Nolan est loin d’avoir démérité face au raz-de-marée du film de Greta Gerwig. Si Barbie a réalisé un démarrage impressionnant à 164 millions de dollars sur le sol américain, Oppenheimer a quant à lui investi la plupart des salles premium du monde, en particulier celles labellisées IMAX. Nolan est devenu l’un des noms les plus identifiés par rapport à ce format, et le public averti sait qu’il faut privilégier un visionnage de Oppenheimer dans des conditions optimales, comme on l’a expliqué dans notre guide.

 

 

La pellicule IMAX 70mm n’offre pas seulement la meilleure résolution du marché. Elle compose un cadre en 1.43:1, soit un ratio moins rectangulaire qu’à l’accoutumée. Sur un écran adapté, les images de Nolan emplissent le champ de vision, comme si le long-métrage se déversait directement sur nous. Une façon d’accorder la méthodologie technique du cinéaste à celle de sa narration, qui incite de plus en plus à un lâcher-prise du spectateur (le fameux “N’essayez pas de comprendre, ressentez-le" de Tenet).

Sauf que cette quête d’immersion se justifie la plupart du temps dans un contexte spectaculaire. L’IMAX se vend sur l’ampleur des scènes d’action, ce que Nolan n’a cessé de développer depuis les séquences spécifiques de The Dark Knight qui ont fait appel à ces caméras (le braquage inaugural, la course-poursuite avec le fourgon blindé et le climax). À chaque film, son utilisation du format est à la fois exponentielle et plus versatile, jusqu’à atteindre avec Oppenheimer un changement complet de paradigme. Et c’est peut-être ce qui importe le plus dans cette mise en scène qui redéfinit notre rapport à l’épique et à l’intime.

 

Oppenheimer : Photo Robert Downey Jr."And I... Am... Old Man"

 

Gros et grands plans

Bien sûr, Oppenheimer possède une scène que l’on peut considérer “à grand spectacle” : le test Trinity, bien que Christopher Nolan tienne à ne pas iconiser le tristement célèbre premier essai de la bombe A. Le suspense est bien là (notamment à cause de ce silence assourdissant), mais l’explosion reste perçue du point de vue des personnages, forcément éloignés de la détonation. Si on est revenus en détail sur ce choix audacieux, c’est parce qu’elle incarne la profession de foi du film, où les regards et les visages importent plus que tout le reste.

Il est clair que Christopher Nolan aime les gros plans. En scrutant la subtilité des expressions faciales de ses acteurs, il y trouve souvent la bascule émotionnelle de ses séquences (l’interrogatoire avec le Joker de The Dark Knight, Cooper qui rattrape les messages de sa famille dans Interstellar). Sur ce point, on peut même tracer un lien entre le réalisateur et son comparse Steven Spielberg, spécialisé dans les travellings dramatiques qui se rapprochent avec majesté des têtes.

Pour autant, le gros plan au cinéma est avant tout affaire de contraste. Pour le Hollywood classique, il devait être utilisé avec parcimonie, dans les pivots dramatiques, afin de ne pas imposer au spectateur la vue trop régulière d’un visage de près sur un écran géant. C’est la télévision qui a changé cette donnée, à cause de la petitesse de l’appareil et la nécessité de clarté du sujet filmé. Pour certains cinéastes de la seconde moitié du XXe siècle, la télévision a tué le gros plan à cause de sa systématisation, surtout lorsqu’on compare cette utilisation à celle que pouvait avoir, par exemple, Sergio Leone, qui n’hésitait pas à raccorder un plan large avec un plan très rapproché sur les yeux d’un personnage.

 

Oppenheimer : Photo Cillian MurphyAttention le flash

 

De son côté, Nolan semble bien décidé à redonner du sens et une valeur au gros plan, encore plus depuis que ses films choisissent des contextes aux proportions dantesques. Sur Interstellar et Dunkerque en particulier, le 70mm et l’IMAX servent à magnifier le sublime désarmant de l’espace et de l’océan, pour ensuite se rapprocher des corps. Les personnages y sont prisonniers de cette immensité, à regretter un chez-soi qui semble inatteignable.

Or, Oppenheimer joue à plusieurs niveaux sur ce rapport entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Dès les premières séquences, le film assemble le regard perdu de Cillian Murphy aux visions de son personnage, apparitions microscopiques de fissions d’atomes et autres envolées de molécules. Un cosmos à échelle réduite, aussi féroce que potentiellement domptable, qui fascine autant qu’il terrifie le scientifique. En ouvrant la boîte de Pandore, Robert Oppenheimer ne constate que trop tard son impact sur le monde, celui d’un simple être humain devenu Prométhée moderne.

 

Oppenheimer : Photo Cillian MurphyEtre au premier rang d'une salle IMAX

 

Le film aux 1001 visages

Ce vertige existentiel justifie à merveille l’artillerie lourde développée par Christopher Nolan, qui fait du visage une autre forme de paysage. Non seulement son emploi de l’argentique capte dans le moindre détail les micro-expressions de ses acteurs, mais le corps y devient le centre paradoxal du long-métrage. Une entité si fragile, si éphémère, pourtant capable d’exploits qui finissent par la dépasser.

Le grain de la pellicule si cher au réalisateur n’est pas qu’une affèterie stylistique. Il promulgue une texture et une chaleur de la peau, pour mieux mettre en exergue cette tension de la matière. Une tension qu’Oppenheimer explicite lorsqu’il rencontre sa future femme Kitty (Emily Blunt), en lui expliquant le principe de la physique quantique par le contact de leurs mains. Le tangible de la réalisation de Nolan se confronte aux théories abstraites du scientifique, et cette étude sur notre nature physique profonde affronte l’inévitable annihilation de la matière permise par la bombe atomique.

 

Oppenheimer : photo, Florence Pugh, Cillian MurphyLe film le plus organique (et sensuel) de Nolan ?

 

Le gros plan a donc pour principe d’encapsuler ces contradictions, au cœur d’un film attaché à esquisser la complexité d’un génie peut-être trop naïf. Lorsque ses tourments l’assaillent, c’est bien le visage de Cillian Murphy, et son regard pénétrant, qui portent ce poids et la culpabilité qu’il sous-tend. C’est d’autant plus bouleversant que Nolan en tire l’un des effets de style principaux de son long-métrage : alors que son protagoniste a engendré une réaction en chaîne dévastatrice dans l'armement de destruction massive, il doit néanmoins garder la face, même lorsque le décor autour de lui semble s’écrouler.

La tête reste le pivot immuable de cette mise en scène, qui reflète l’intimité d’une vie projetée malgré elle dans une immensité tétanisante. Voilà ce que promet la démarche épique de ce faux biopic aux moyens techniques colossaux. L’IMAX et le 70mm rendent les visages plus massifs que jamais, pour mieux accentuer la subjectivité de personnages piégés par une Histoire trop grande pour eux. Ce n’est pas étonnant qu'Oppenheimer débute sur la vue subjective de son héros tragique, captivé par des gouttes de pluie comme autant de fissions de l’atome à une autre échelle. 

 

Oppenheimer : photo, Cillian MurphyQuoi ma gueule ?

 

Le cinéma de Christopher Nolan a toujours été un cinéma de la perception, qui transpose la vision et le point de vue de ses personnages sur le monde, y compris lorsqu’ils sont sujets à des conditions physiques ou psychiques particulières (la perte de mémoire, l’insomnie, la visite de rêves...). Depuis Dunkerque, l’éclatement de sa réalisation et de son montage interroge la nature de l’Histoire, qui n’est jamais la vérité, mais une perception de cette vérité, voire sa fragmentation par une multitude de regards.

Malgré ses cadres resserrés, son nouveau film a pour ambition de traduire la perception ambiguë qu’Oppenheimer a de lui-même, et la perception que le monde a de lui. D’où la nécessité de cette caméra proche des corps, qui capte les dilemmes intérieurs d’un véritable titan de l’Histoire. Une manière étonnante de ramener l’humain dans le grand spectacle, et de rappeler sa valeur émotionnelle sur un (très) grand écran.

Tout savoir sur Oppenheimer

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commentaires
Kyle Reese
26/07/2023 à 17:19

@brucetheshark

Ne transforme pas les dire. J’ai écrit une grande majorité ! Ce qui n’est pas « tout le monde ». Ça porte quel nom ce que tu fait ? ^^

brucetheshark
26/07/2023 à 16:11

@Kyle Reese, dire que Nolan a réussi à mettre tout le monde d'accord sur ce film, ça porte un nom : vivre dans une bulle de filtre.

Kyle Reese
26/07/2023 à 11:30

@olivers974

Ne pas aimer Nolan est une chose. Dire qu’il est sûr estimé
est devenu une posture. Une manière d’exister par la contradiction alors que ce film
Particulier de Nolan semble mettre d’accord une très grande majorité de personnes de tous lieux, de tous bords,
de toutes générations. Nolan a réussi son coup, encore une fois. Et ça embête mes rageux.

Olvers974
25/07/2023 à 23:06

C'est parfait, j'aimerais bien savoir quelles sont les réalisateurs de talents que vous appréciez ? À chaque film de Nolan, toujours cette même haine gratuite. Pourtant, toujours la même rengaine au cinéma, en passant par fast ans Furious, barbie, des films de super héros... Je n'ai pas aimé tous les Nolan, bien que je sais en reconnaître les qualités. mais quand je vois les personnes ici dire que c'est sûr côté, je voudrais savoir qu'est ce qui est sous côté ? Regardez vous Nolan au ciné ou sur un écran 22 pouces ? Ou alors, vous êtes comme beaucoup d'aigris sur twitter ?! On ne fait que critiquer, en reprenant des articles qui vont dans notre sens , et en se basant dessus sans avoir vu les films en question ?!
Nolan ne transmet pas d'émotions ? La trilogie de Batman, la relation de Bruce Wayne et Alfred ? La musique avec ? C'est tout de même voulu par Nolan non ? Dans Interstellar ? Pas d'émotions ? ... Oppenheimer, pas d'émotions ? C'est lui le vecteur, c'est lui qui détermine les scènes , les musiques , qui dirige les acteurs. Sinon, comment fait il pour faire cela ? Y a t'il des réalisateurs ici ? Des étudiants en art ?
Bref, je veux juste comprendre , je me pose des questions et sans animosité. C'est comme ça que l'on avance et que l'on peut débattre.

infintiy
25/07/2023 à 21:51

@Bidule Nolan n'est pas surcoté, il arrive juste à obtenir le meilleur des deux mondes. Allier qualité et chiffres au box office. Bien que je pense que Batman et Inception ont beaucoup contribué a établir son nom définitivement dans la tête des cinéphiles.

Bidule
25/07/2023 à 20:08

Certains rêvent de redécouvrir le cinéma. Il serait peut-être temps d'identifier et de mettre en avant des jeunes cinéastes.... Plutôt que de faire croire que Nolan est un cinéaste talentueux..... Tellement surcoté ce Nolan

jorgio6924
25/07/2023 à 19:08

@Sigi
Le fait que le cinéma de Nolan soit "dénué d'émotion" ne veut pas dire que c'est un piètre directeur d'acteurs: Insomnia et Interstellar possèdent de grandes scènes dramatiques.

Ensuite, la direction d'acteurs ne comporte pas que le vecteur émotionnel qui demeure le plus visible pour le spectateur.

Sigi
25/07/2023 à 17:18

Le gros plan chez Nolan est davantage un rapport de confiance entre le cinéaste et ses acteurs. Il se sait incapable d'être vecteur de la moindre émotion humaine, incapable de les écrire ou de les filmer, alors il se repose sur le talent de ses comédiens pour le faire à sa place. Sans direction d'acteurs, sans ligne directrice tout court. Je veux bien lui accorder une véritable savoir faire technique, mais le gros plan n'en est pas un.