Misanthrope : critique d'un Silence des Agneaux dépressif

Judith Beauvallet | 25 avril 2023 - MAJ : 25/04/2023 17:39
Judith Beauvallet | 25 avril 2023 - MAJ : 25/04/2023 17:39

Damián Szifron n’avait pas refait de film depuis que Les Nouveaux sauvages avait été sélectionné en compétition officielle du Festival de Cannes de 2014. Presque dix ans après, il revient avec Misanthrope, l’histoire d’une jeune policière qui se retrouve à traquer un tueur de masses auquel elle s’identifie peut-être un peu trop. C’est Shailene Woodley qui interprète l’héroïne (et qui coproduit le film), tandis que Ben Mendelsohn endosse le rôle de l’enquêteur du FBI qui sera son mentor. Un thriller comme on aurait pu en avoir déjà vu beaucoup, mais c’était sans compter sur ce petit quelque chose en plus qui fait de Misanthrope une belle surprise.

Le silence des poulets

Les forces de l’ordre n’ont pas tout à fait le vent en poupe ces derniers temps, et on pourrait se poser la question de la pertinence à sortir un énième thriller policier en 2023, non seulement parce que ce genre pullule déjà comme aucun autre, mais aussi parce que le contexte politique est peu propice à la copaganda. Pourtant, si Misanthrope ne fait pas des violences policières son sujet direct, ce thème parcourt tout son sous-texte, et apporte au film une texture sombre et actuelle qui en fait une sorte de mise à jour pessimiste du Silence des Agneaux.

Certes, Misanthrope n’atteint pas le niveau du chef-d'œuvre de Jonathan Demme, mais le duo central du film formé par la jeune et intuitive Eleanor et le sévère mais bienveillant Lammark rappelle la dynamique de Clarice Starling et Jack Crawford dans le roman de Thomas Harris et son adaptation. D’ailleurs, l’influence des romans de Harris se ressent encore dans les troubles qui animent Eleanor : la jeune femme est désignée par Lammark pour le seconder sur l’affaire, car les démons et la colère de la jeune femme lui permettent de se mettre facilement dans la peau du tueur recherché, et donc de mieux le pister.

 

Misanthrope : photo, Shailene WoodleyHello, Clarice

 

Si ce n’était pas le cas du personnage de Clarice Starling chez Harris, c’était en revanche bien la caractéristique principale de son autre enquêteur phare, Will Graham, héros de Dragon Rouge. Mais dans Misanthrope, exit la flamboyance presque fantastique d’un Hannibal Lecter et les motifs artistiques et religieux. Ici, la menace, c’est l’usure du quotidien, les petites failles stupides qui empêchent d’avancer, et un système pourri sous les cravates proprettes dont le fonctionnement rouillé entraîne des conséquences dramatiques.

L’exemple le plus marquant du film est la séquence où un innocent trouve la mort suite à une intervention musclée et injustifiée des forces de l’ordre : la cruauté de la chose est renforcée par le fait que le drame est vite oublié et n’aura pas de conséquences sur le reste du film, alors qu’il est très évidemment choquant et mis en scène comme tel. Si le procédé surprend et est peut-être mal équilibré, le malaise qui se dégage de ce traitement participe au discours du film sur une police tragiquement faillible et dont le système de récompenses vérole les égos et fait passer le bien des victimes au second plan.

 

Misanthrope : photo, Jovan Adepo, Ben Mendelsohn, Shailene WoodleyFederal Bureau of Impunité

 

BALTIMORE 99

Dans cette approche du métier dépourvue de mythologie glamouristante, c’est la séquence d’introduction qui va insuffler sa puissance au film et déterminer son caractère sombre. L’histoire s’ouvre sur la fameuse fusillade, au cours de laquelle un mystérieux tireur abat différentes personnes depuis la fenêtre d’un gratte-ciel. Ses victimes sont éloignées les unes des autres, chacune en train de fêter le Nouvel An de son côté dans l'insouciance la plus totale : l'une fait du patin à glace, l'autre boit un verre avec des amis, certains sont en famille...

 

Misanthrope : photo, Shailene WoodleyEn train de traquer la 5G

 

La mort de chacune des victimes représente une idée de mise en scène à part entière, et les images marquantes et violentes s’enchaînent, jusqu’à l’introduction plus approfondie du personnage d’Eleanor dans l’atmosphère désespérante d’un appartement carbonisé. C’est dans ce parfum d’inéluctable et d’ambiance pesante que le spectateur se laisse glisser dans l'histoire alors que ses repères sont mis à mal en comparaison des enquêtes policières dont il est familier. C'est dans ce contexte qu'apparaît le personnage de Lammark, celui qui sera le mentor d’Eleanor.

Lammark contient à lui seul, dans son évolution, le propos du film sur la police : d’abord imposant par sa perspicacité et son autorité, il se révèle aussi sensible et touchant, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’à force d’être victime d’injustices, il devient lui-même sujet à une soif de pouvoir et de reconnaissance qui menace d’occulter sa conscience. Son arc est représentatif du soin que le film accorde à désamorcer l’héroïsme de chaque personnage, pour mettre en exergue leurs failles face à leurs qualités, car c'est finalement dans les failles d'Eleanor que se trouvera la solution.

 

Misanthrope : photo, Ben Mendelsohn, Shailene WoodleyRaymond Holt et Amy Santiago

 

PAS SI MAL LECTER

Néanmoins, c’est parce que le film fait preuve d’intelligence, d’efficacité et de finesse dans son point de vue qu’il déçoit (un peu) dans le développement de son sujet principal et dans sa résolution : l’enquête en elle-même, la manière dont le passé trouble d’Eleanor va servir d’atout et, pour finir, les motivations du tueur, s’avèrent un peu faiblards en comparaison du reste. Après avoir si bien tissé (et teasé) un mystère psychologique autour d’un instinct qui unirait Eleanor et le tueur, le dernier acte semble tout à coup tomber dans une thérapie de comptoir simplette et décevante. C’est d’autant plus dommage que la tension de la séquence est par ailleurs plutôt bien gérée.

 

Misanthrope : photo, Shailene Woodley, Jovan AdepoMise en trope

 

Alors que le film peut être considéré par bien des aspects comme une relecture plus réaliste et moderne de l’œuvre de Harris, l’impression laissée par la conclusion n’est pas tout à fait à la hauteur. Néanmoins, le personnage d’Eleanor Falco, interprété sans fausse note par Shailene Woodley, reste une digne descendante de Clarice Starling et de Will Graham. À ses côtés, Ben Mendelsohn reste aussi excellent qu’à son habitude, et l’écriture de son personnage est sans doute la plus intéressante du film.

En somme, il ne manquait pas grand-chose à Misanthrope pour être un excellent film. Peut-être un regard encore un peu plus mordant, une plongée moins timide dans les douleurs d’Eleanor, et un méchant un peu plus convaincant. Mais le bilan reste très positif pour ce film au concept que l’on pourrait croire définitivement usé, et qui utilise subtilement le contexte de son époque pour souffler un vent (pesant) de renouveau sur son genre.

 

Misanthrope : photo

Résumé

Misanthrope réussit le pari de se démarquer de la pléthore de fictions policières qui peuplent nos écrans en insufflant un sous-texte sombrement moderne à son histoire. Avec une écriture intelligente et une interprétation parfaite, le film aurait pu être particulièrement excellent si son aboutissement avait été à la hauteur des promesses de son introduction.

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Lecteurs

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commentaires
Flo1
03/04/2024 à 14:18

Presque 10 ans à échouer à faire aboutir ses projets suivants, et finalement il arrive chez les américains pour un thriller psychologique bien carré… du moins en apparence.
Une bonne partie de cette histoire, très marquée par « Le Silence des Agneaux »(la jeune recrue intuitive mais fragile, le vieux mentor, un final dans une maison isolée) et « Se7en » (un faux assassin en série, qui vient surtout juger l’Humanité à l’instant T), va reposer sur le détail de cette traque d’un tueur de masse, ne négligeant ni les détails crus, ni les procédures, ni les fausses pistes qu’il faut quand-même suivre parce que ça fait partie du boulot, ni les embûches politiques… tout ça correspond bien au titre américain du film, « To Catch a Killer ».
Avec une belle exigence dans la composition de plans visuels, notamment la représentation de la ville (Baltimore, une fois n’est pas coutume) et la façon dont les êtres vivants y évoluent.

Pour son titre européen, là il faut se reporter à tous les moments en creux où les deux flics principaux vont se poser, et décompresser en prenant le temps de parler de leur vie, de leurs frustrations, de leurs choix orgueilleux (leur troisième larron, joué par Jovan Adepo, est un modèle de stabilité entre comparaison)…
Et mine de rien, se mettre sur la même longueur d’onde que le tueur, asocial à cause d’une série d’événements violents, ou banals, en tout cas sans aucun liens entre eux. Mais dont la somme des traumatismes a créé un cocktail explosif.
On le croirait sorti d’un des longs-métrages de Damián Szifrón, surtout que l’acteur fait très ordinairement latino (alors qu’il ne l’est pas). Ça n’est pas trop incongru dans ce genre de film où le tueur est une « monsieur tout le monde », par contre c’est lorsqu’il va donner sa vision de l’existence (après avoir longuement suscité le mystère) que le film se montre fascinant, car dérangeant. Et que plusieurs fois, on prend le contre-pied de ce qu’on est censé attendre de ce type de thriller, y compris lorsqu’on se met à croire que tout peut se régler par le dialogue et dans une douceur morbide.

À ce moment on pourrait penser que le film fait quelques concessions pour le public, histoire d’ajouter un peu d’action dans une intrigue devenu trop psychologisante… Mais qu’on ne s’y trompe pas, on reste dans un contexte très amer, y ajoutant juste un peu de peur primale (un truc en voie de disparition dans les thrillers).
Au milieu de ça Ben Mendelsohn est impérial en super flic du FBI, plus en lutte stérile contre sa hiérarchie que contre un Mal endémique.
Mais c’est bien vers Shailene Woodley que le film revient à chaque instant crucial : la comédienne, également productrice du film, se crée un rôle en miroir de sa propre existence, émaillée de problèmes mentaux dans sa jeunesse. Sans trop insister là dessus, mais avec suffisamment de scène intimes équivoques, le film se permet également de montrer l’émancipation et la prise de pouvoir d’une jeune femme solitaire, meilleure (seule ?) solution pour éviter la folie.
Un film pas facile à appréhender… Mais une fois qu’on l’a bien en main, il trouve sa place au côté des meilleurs polars du genre.

Trac
28/12/2023 à 21:29

Un film correct mais une fin nul dommage car ça ce regarde sans mal

Marc
20/05/2023 à 20:15

Les 15 premiers minute tension maximale MISANTROPE Pour seulement 100 146 entrée entre le 26 Avril au 3 Mai 2023 . Un film dans la ligné de Seven et Le Silence des agneaux un film sous tension jusqu'au dénouement et le face à face entre le Sniper et Eleanor , Un genre qui ce fait rare , j'en revient pas si peux d'entrée. Le film est à voir en toute urgence.

Dario 2 Palma
06/05/2023 à 14:21

Une déception, un film qui voudrait pointer les dérives de la société mais qui s'embourbe dans un scénario qui manque de finesse et une représentation de la violence étrangement tapageuse et grossière. Un thriller de série, superficiel à la noirceur un peu forcée, comme un post "Seven" tardif. Je n'ai pas été vraiment convaincu par ce personnage de tueur SPOILER qui a certes du plomb dans la tête depuis l'enfance, mais qui philosophe avec sagesse avec la fliquette dans un beau discours convenu et larmoyant sur le mode "tous pourris", retour à la Nature, et qui après s'est fait croquer par la fliquette moyennement compatissante, entame une jolie ballade nocturne rurale avec de mourir comme un martyr de la société sous les tirs bovins et interminables de la police

Zone52
06/05/2023 à 12:36

Beaucoup de sévérité pour un des films les plus regardables de ce printemps 2023. Un vraiment bon moment avec, ce qui devient rare, de vraies images de ciné. Loin des téléfilms. Quand aux reproches à propos des motivations du tueur... Je rêve ! Ne pas se tromper. Ce n'est PAS un tueur en série mais un assasin de masse. Donc pas de comparaison avec des films de tueurs en série. Les motivations des multiples assasins de masse que connaissent les US sont toujours ridicules, souvent infantiles même.
ATTENTION SPOILER pour ce qui suit à propos de la fin... Perso j'aurai préféré une fin conforme aux voeux du tueur avec notre héroïne style "poor lonesome cowboy riding in the sun down", un peu désespérant et vain au bout du compte plutôt que la presque sympathique fin "feel good". Je soupçonne là le fruit de projections tests.

Solan
04/05/2023 à 14:46

C'est marrant, y a pas mal de bonnes choses, et pourtant ça ne prend pas tout à fait. La réalisation est soignée, on a vraiment l'impression de regarder un film de cinéma, et pourtant tout repose sur un faux rythme assez frustrant. Quelque part entre Sicario, Prisoners, et le jeu vidéo Heavy Rain. Une petite déception de mon côté.

Sanchez
03/05/2023 à 18:38

Un thriller du samedi soir qui se suit sans déplaisir. On sent la volonté de faire un grand film car le réalisation est soignée mais hélas, le reste ne suit pas. Le scénario est au fraise (incohérences en pagaille, avec un mec du FBI qui embauche un fliquette après lui avoir parlé 30 secondes à la machine à café, un tueur plus balèze que Hawkeye et Terminator), l'enquête est éclatée, on est plus dans des problèmes administratifs que dans le mystère, le montage est mooouuu bordel, il fallait le resserrer, les personnages trop peu développés malgré des acteurs de talent (Ben Mendelhson et l'actrice principale trisomique sont très bons). On nous dit que la fille a un sombre passé sans jamais rien nous dévoiler, on nous dit qu’elle n’aime pas les gens mais à aucun moment on nous le montre. Et le tueur qu'on essaye de nous faire passer pour un désœuvré de la société est juste un abruti perdu dans ses contradictions (végane qui tue en masse femme et enfant mdr). Il est devenu vegan après avoir vu 3 vaches faire meuh dans un champs, et le voilà prêt à embrasser un destin de psychopathe !? Cé la fote a la sauciété !
Ridicule quand on compare ce film aux chefs d'œuvres du genre comme Seven ou le Silence, mais loin d’être catastrophique grâce à sa mise en scène solide.

Au revoir

Marc en RAGE
27/04/2023 à 19:57

@Euh

un Sniper tue pendant la nouvelle année 26 personnes au hasard. Une flic Eleanor et un Agent du FBI Enquête. Non ce n'est pas la fête Misanthrope ☆☆☆☆

Euh
27/04/2023 à 17:33

J'irai le voir évidemment, grand fan des Nouveaux sauvages. Mais Le silence des agneaux n'étant déjà pas très joyeux, je me demande en quoi s'il s'agit d'un Silence des agneaux dépressif... :D

Morcar
27/04/2023 à 14:56

@Marc, ce sont surtout, comme le dit la critique de Judith, les erreurs faites lors de l'enquête, qui la rendent intéressante. Car en dehors de ça, les éléments amenant petit à petit les protagonistes jusqu'au tueur ne sont pas dingues. Mais c'est bien construit.

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