Carlton Cuse (Lost, les disparus)

Stéphane Argentin | 12 octobre 2006
Stéphane Argentin | 12 octobre 2006

Son nom est sans aucun doute inconnu de 99% du grand public, contrairement aux Evangeline Lilly, Matthew Fox et autres Josh Holloway, et pourtant, Carlton Cuse fait partie de la dream team de Lost, l'un des rares grands manitous en coulisses à connaître tous les secrets que recèlent la fameuse île mystérieuse. Lorsque nous l'avons rencontré au cours du festival TV de Monte-Carlo en juillet dernier, nous avons bien entendu tenté de lui extirper quelques renseignements sur cette série phénomène…

 

Vous êtes embarqué dans la série depuis ses tous débuts ?
Non. Le pilote était déjà dans la boite. Puis J.J. Abrams est parti s'occuper de M:i:III. C'est à ce moment-là que j'ai débarqué en tant que showrunner aux côtés de Damon Lindelof (le co-créateur de la série avec J.J. Abrams, NDR). Le pilote était très apprécié mais personne ne croyait au succès de la série sur le long terme en raison de sa singularité. De fait, nous pensions qu'elle ne durerait pas plus de 12 épisodes et nous nous sommes en quelque sorte sentis libérés des contraintes usuelles qui consistent à simplifier les intrigues. Nous avons donc décidé d'y inclure avant tout ce qui nous plaisait tels que des références philosophiques en nous disant : « Ça passe ou ça casse ». Et c'est passé.

 

C'est donc pour cette raison que l'on retrouve de telles références, notamment dans les noms que portent les personnages : Locke, Rousseau, Hume ?
Nous avons souhaité avant tout éviter les clichés tels que l'élection d'un leader par exemple. Une société s'organise d'elle-même en fonction des circonstances. Donc, lorsque nous avons imaginé notre société formée par les survivants de l'île, les références aux travaux de ces philosophes sur le sujet nous sont apparus comme une évidence, sans qu'il soit pour autant indispensable de connaître leurs œuvres pour comprendre la série. L'objectif n'était pas non plus de faire une fixation sur la philo. Lost est avant tout une métaphore sur un groupe de personnes « perdues » dans leur vie (« Lost » en anglais, NDR) et en quête de rédemption, d'une deuxième chance. Mais la singularité de la série nous autorise à inclure ce genre de thématiques, voire même à aborder des sujets d'ordre quasi-biblique. C'est aussi ce qui lui confère son caractère universel lui permettant d'avoir ce rayonnement international. Les problèmes auxquels les personnages sont confrontés ne concernent pas uniquement des valeurs américaines mais sont susceptibles de toucher n'importe quel individu à la surface du globe. Ces problématiques sont une composante indissociable de la condition humaine.

 


Lost ou une métaphore des problématiques sociales et de la condition humaine ?

 

Suite au succès phénoménal de la série, disposez-vous toujours aujourd'hui de la même liberté créatrice ?
Oui car le network (ABC, la chaîne qui finance et diffuse la série aux États-Unis, NDR) nous fait davantage confiance à présent et nous laisse les mains libres pour faire ce que nous voulons.

 

Le succès a aussi généré des « imitations ». Deux nouveaux shows très « Lost-like » sont ainsi prévus à la rentrée 2006, sur ABC justement : Six degrees, la nouvelle série produite par J.J. Abrams, et The Nine. Vous avez eu l'occasion de les voir ?
J'étais présent au ABC Upfront au printemps dernier où j'ai pu découvrir environ trois minutes mais je n'ai pas vu les pilotes en intégralité.

 

Le principe des liens entre plusieurs personnages, avec flashbacks à la clé dans le cas de The Nine, fait aussitôt penser à Lost. Vous attendiez-vous à être copié, et surtout aussi vite ?
D'autres shows dans la mouvance de Lost ont déjà vu le jour la saison passée : Surface, Invasion…

Et qui n'ont pas fonctionné…
Précisément. C'est difficile d'arriver en second et je n'envie pas du tout les showrunners qui vont essayer de suivre nos traces. À la place, il serait plus judicieux de tenter une autre approche et non une variation sémantique de ce que nous avons déjà fait avec Lost.

 

Est-il vrai que vous possédez une partie de la solution de la série et que Damon Lindelof possède l'autre ?
(rires) Non, en fait nous sommes trois à connaître la vérité : Damon, J.J. Abrams et moi-même. C'est assez bizarre d'ailleurs ne se balader partout en portant ce lourd secret (rires).

 


Lost ou le secret le plus profondément enfoui dans l'univers des séries TV ?

 

Ne craigniez-vous pas qu'un jour, au cours d'une interview par exemple, vous n'en disiez un peu trop ?
(rires) J'espère bien que non. Vous savez, on affabule parfois sur des scénarios dans lesquels l'un d'entre nous serait kidnappé par un fan complètement dérangé en vue de nous faire cracher le morceau, mais j'espère que ce genre de délire restera au stade d'affabulation (rires). D'un autre côté, c'est très excitant de connaître un secret que tout le monde meure d'envie de découvrir. Nous sommes confiants dans la maîtrise que nous avons du show et de sa mythologie, et nous savons très précisément où nous voulons aller. Le seul facteur vraiment stressant, c'est de savoir quand nous devrons y mettre un terme. C'est la télé américaine et la série durera aussi longtemps que l'audience sera au rendez-vous. Nous ne pouvons pas annoncer : « Lost s'arrêtera au bout de 5 ou 6 saisons ». J'ai beaucoup de respect pour Chris Carter qui avait planifié X-Files sur 5 saisons et un long-métrage de deux heures en guise de conclusion à la série. Mais les audiences se sont révélées si bonnes que la chaîne a souhaité poursuivre au-delà. Chris Carter s'est donc retrouvé face à deux alternatives : laisser le show entre les mains d'autres personnes ou bien continuer. Et c'est ce qu'il a fait, il est parvenu à prolonger la mythologie jusqu'à la septième saison avant que tout ne s'écroule ensuite. C'est triste dans un certain sens car le show était excellent mais les deux dernières saisons, la 8 et la 9, ont changé l'expérience que représentait X-Files. J'espère que Lost s'achèvera avant de glisser dans la morosité et la répétitivité.

 

Que se passerait-il si vous annonciez que le show est allé trop loin et qu'il faut l'arrêter ?
Ce n'est pas de mon ressort. Si nous décidons d'arrêter et que le network n'est pas de cet avis, ils demanderont à d'autres de prendre la série en mains.

 

Estimez-vous avoir la meilleure place au sein de l'industrie télévisée ?
Oui. Être responsable d'une série qui compte aux yeux d'autant de monde est quelque chose de très gratifiant, surtout après avoir travaillé sur des shows qui sont passés complètement inaperçus.

 

Lesquels ?
Une série qui s'appelait Black Sash. Je plaisante souvent à ce sujet car je suis sûr que même les exécutifs du network sur lequel le show a été diffusé, The WB (qui a désormais fusionné avec UPN pour former la chaîne The CW, NDR), ignorent que la série existe (rires). Chacun a connu des hauts et des bas au sein de l'Entertainment business. Prenez Steven Soderbergh par exemple. Il a fait de gros films mais d'autres que pratiquement personne n'a vu tels que Solaris. C'est ce qui vous fait apprécier d'autant plus une expérience telle que Lost où tout fonctionne à la perfection : l'histoire, le casting, le public qui est au rendez-vous, le network qui vous soutient. Il y a tant de facteurs qui rentrent en ligne de compte pour qu'un show rencontre le succès. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle 90% d'entre eux passent à la trappe, parce que tous ces facteurs n'étaient pas réunis à un instant « T ». En tant que scénariste / producteur, vous ne maîtrisez qu'une infime partie de ces facteurs, les autres sont juste un concours de circonstances. ABC a mis l'accent sur deux shows cette année-là : Lost et Desperate housewives. La métaphore post-11 septembre autour du monstre prêt à surgir de la forêt ainsi que le sentiment de perdition sur cette île au milieu de nulle part peuvent également expliquer une partie du succès rencontré. Dans tous les cas, avec Lost, j'ai souvent l'impression d'être à Las Vegas et d'avoir tiré les trois lingots d'or à une machine à sous (rires).

 


Lost ou une métaphore du 11 septembre 2001 ?

 

Ne craigniez-vous pas que la suite de votre carrière ne soit pas aussi prolifique que maintenant ?
Je vais vous dire, l'un de mes voisins s'appelle Rafer Johnson, un athlète afro-américain qui a remporté la médaille d'or du décathlon aux J.O. de Rome en 1960. Il a également connu deux autres évènements marquants au cours de sa vie : il était présent lors de l'assassinat de Robert Kennedy à l'Ambassador Hôtel de Los Angeles le 6 juin 1968 où il a aidé à maîtriser le tireur, et il était le tout dernier porteur de la flamme olympique lors de la cérémonie d'ouverture des J.O. d'été à Los Angeles en 1984. Et je lui ai posé la question de savoir ce qu'il avait ressenti ce jour là alors que plus de deux milliards de personnes dans le monde l'observait au moment d'allumer la flamme. Il m'a dit que sa seule pensée à ce moment-là était de ne pas trébucher lors de la montée des marches, et qu'il n'avait pu pleinement savourer cet instant qu'une fois parvenu tout en haut. Je trouve que c'est une belle métaphore de la vie en générale. Nous sommes parfois tellement obnubilé par la crainte de trébucher que nous n'apprécions pas à leur juste valeur les instants nous sommes en train de vivre. C'est ce que je fais en ce moment : je savoure l'expérience que je rencontre avec Lost sans me préoccuper du reste.

 

La deuxième saison a toutefois été relativement décriée aux États-Unis, notamment sur le fait que l'histoire stagnait. Combien de personnes travaillent-elles en permanence à son évolution ?
Il y a dix scénaristes au sein du staff. Notre perception est par ailleurs assez différente en ce qui concerne les critiques car nous estimons avoir répondu à davantage de questions au cours de la deuxième saison en comparaison de la première dont le final a été très décrié car il n'apportait pas suffisamment de réponses. De plus, un magazine TV vient d'élire la deuxième saison de Lost comme Meilleure drame et Meilleure série après avoir interrogé plus de 100 journalistes de la presse spécialisée. Donc, de ce point de vue, la deuxième saison est une réussite.

 

Deux personnages trouvent la mort à la fin de cette deuxième saison et, hasard ou coïncidence, leurs interprètes ont été verbalisés à la même époque pour conduire en état d'ivresse (cf. news). Était-ce quelque part une forme d'avertissement pour les autres comédiens : boire ou conduire ?
(Rires) Je m'attendais à cette remarque mais c'était une pure coïncidence. Dès le départ Michelle Rodriguez n'avait signé que pour une seule saison. Sa mort était prévue depuis longtemps mais nous avons finalement décidé d'intensifier la dramaturgie de la scène en question en tuant également le personnage interprété par Cynthia Watros. Et lorsque toutes les deux ont été arrêtées pour conduite en état d'ivresse, Damon et moi nous sommes dit aussitôt : « Ça y est, on va passer pour les flics de la moralité » (rires).

 


Lost : boire ou conduire, il faut choisir ?

 

Alors justement, que doivent faire les acteurs s'ils veulent éviter que leur personnage ne se fasse tuer dans la série ?
Ils doivent être très gentils avec moi (rires). Plus sérieusement, c'est l'histoire qui détermine avant tout les personnages qui doivent mourir et à quel moment. Et pour aussi difficile que soit la situation du point de vue des comédiens, les enjeux entourant la vie et la mort de chacun doivent rester quelque chose de tangible si l'on souhaite que le public y croie également.

 

Pour combien de saisons les acteurs sont-ils engagés contractuellement ?
Six à la base mais une septième a été rajoutée par la suite à leurs contrats.

 

Quelles différences verriez-vous entre chacune saison ?
Chacune possède ses propres caractéristiques. La première tournait autour du refus des survivants du crash d'admettre qu'ils venaient d'échouer sur une île déserte. La deuxième saison est plus sombre et se focalise davantage sur la trappe, notamment en tant que métaphore pour une introspection plus approfondie dans la vie des personnages. La troisième saison se concentrera d'une part sur les relations entre les survivants à présent qu'ils ont accepté le fait qu'ils ne seront pas secourus de sitôt, et d'autre part sur « Les autres », les liens qu'ils vont entretenir avec les rescapés ainsi que leurs véritables desseins qui ne sont pas ce que les apparences laisseraient supposer.

 


Lost, les autres, ma femme et moi ou la saison 3 ?

 

La guerre gronde entre les deux clans…
Initialement oui, mais après cela… Je ne veux pas trop en dire mais qui sont « Les autres », à quoi ressemble leur société et ce qu'ils mijotent, tous ces éléments seront explorés au cours de la troisième saison. En marge de cela, le triangle amoureux formé par Kate, Jack et Sawyer occupera une place importante. Nous allons également introduire de nouveaux personnages féminins (cf. news).

 

Avez-vous également prévu de lever un peu plus le voile sur les mystères entourant l'île au cours de cette troisième saison ?
Non (rires). Certains aspects le seront mais dès que nous aurons révélé le grand secret, le show sera terminé. La trame principale est établie depuis le début et dès lors, notre but est d'instaurer de nouveaux mystères tout en élucidant les anciens, et surtout de savoir à quelle vitesse nous devons le faire en vue de répondre aux attentes et à la frustration du public. Damon et moi débattons tous les jours pour savoir quand poser de nouvelles questions et quand répondre aux précédentes. Il n'y a pas de solution toute faite face à cette problématique. Nous avons déjà répondu à pas mal de questions qui avaient été posées auparavant, mais le public a toujours soif de plus d'informations. Je crois que si vous regardez la série en attente perpétuelle de réponses, vous serez frustrés. Il est préférable de la regarder en appréciant le voyage.

 

Vous n'avez donc pas de plan préétabli pour distiller des indices à intervalles réguliers d'épisodes ?
Non non, il y aura toujours des indices. D'ici la fin de la troisième saison, vous comprendrez pleinement qui sont « Les autres » alors que jusqu'à présent vous ignoriez tout sur eux.

 


Propos recueillis au cours du 46ème festival de télévision de Monte-Carlo en juillet 2006.
Autoportrait de Carlton Cuse.

 

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