Les Montagnes hallucinées : le monstrueux cauchemar de Guillermo del Toro et Tom Cruise perdu à jamais (?)

Lino Cassinat | 30 juillet 2022
Lino Cassinat | 30 juillet 2022

Le cinéma regorge de projets abandonnés, mais aucun ne fait autant pleurer les fans d'horreur que le majestueux Les Montagnes hallucinées de Guillermo del Toro.

Guillermo del Toro est un abonné des râteaux, à tel point que la légende dit qu'il a failli se reconvertir dans l'horticulture – et qu'on a consacré tout un dossier revenant sur les projets abandonnés de Del Toro. Mais outre Hellboy 3, Silent Hills, ou l'adaptation du manga Monster, aucun n'inspire autant de fantasmes et d'espoirs fous que Les Montagnes hallucinées, adaptation du roman court éponyme du révéré Howard Phillips Lovecraft. Retour sur ce cauchemar de développement, que même Tom Cruise et James Cameron n'ont pu tirer des griffes des Grands Anciens studios.

 

Hellboy : photoNon, cette image vient de Hellboy. Étonnant non ?

 

ÇA FILE LES SHOGGOTHS

Tout commence en 2006. S'il a encore ses preuves à faire, Guillermo del Toro est un réalisateur sur la pente ascendante dans le circuit des studios. Malgré l'échec relatif de Hellboy, le cinéaste est tout de même largement considéré comme la cause principale du succès de Blade II, et il vient tout juste de sortir Le Labyrinthe de Pan, autre succès qui assoit sa réputation artistique avec des nominations aux Oscars et une première à Cannes. Guillermo del Toro a prouvé qu'il est aussi à l'aise au sein de la machine industrielle vendeuse de pop-corn que du film d'auteur.

Se sentant les coudées un peu plus franches, il décide d'aller toquer à la porte des studios avec un projet à la fois personnel et en même temps avec une portée "grand public" : une adaptation des Montagnes hallucinées de l'auteur d'horreur cosmique Howard Phillips Lovecraft. Réputé inadaptable et quasiment inadapté, le projet est pourtant de l'or en barre pour un cinéaste de la trempe de del Toro, à mi-chemin entre l'aventure pulp et l'horreur indicible. Le tout saupoudré de quelques monstres.

 

Hellboy : photo, Karel RodenDes ruines dans une montagne enneigée, un rite occulte et des vilains tentacules : vous êtes toujours dans le climax d'Hellboy

 

Les Montagnes hallucinées raconte en effet l'histoire d'une expédition scientifique dans l'Antarctique qui tourne mal, au début des années 30. La troupe d'explorateurs tombe en effet par accident sur des restes de créatures préhistoriques non-identifiées, avant de découvrir une étrange et gigantesque chaîne de montagnes, plus haute que l'Himalaya. Au sein de celle-ci se trouve une immense cité abandonnée (ou pas), qui pourrait détenir la clé de l'origine du monde et de l'Humanité... mais tous les secrets ne sont pas bons à découvrir, et un vilain Shoggoth pourrait bien se mettre en tête de décimer tout ce beau monde.

Si tous les geeks du monde se lèchent les babines, en revanche pour un studio, ce projet est sur le papier une prise de risque considérable : pas de romance, une histoire qui finit mal, de la violence R-rated, une durée longue et des décors qui s'annoncent très (très) coûteux, avec de la neige et de la reconstitution historique. Quand bien même del Toro a un scénario prêt à tourner, la Warner, qui s'était montrée intéressée dans un premier temps, prend peur devant le budget annoncé à 150 millions de dollars (l'équivalent tout de même de Casino Royale la même année) et recule. Del Toro part se consacrer à Hellboy II : Les Légions d'or maudites et au développement du Hobbit, et le projet est enterré une première fois.

 

Les Montagnes hallucinées : photo Les fameuses montagnes vues par le mangaka Gou Tanabe

 

JE NE SUIS PAS FOU

Avance rapide vers 2010, et comme disait Blier, préparez vos mouchoirs : voici venir le vrai trauma. Contrairement à 2006, cette année-là, del Toro est pas mal esquinté. La réception publique mitigée de Hellboy II : Les Légions d'or maudites convainc les financeurs d'abandonner le troisième opus malgré un box-office meilleur que le premier film, tandis qu'il s'est vu contraint d'abandonner Le Hobbit – ce qui rétrospectivement s'avère sûrement un mal pour un bien au vu du résultat et de la réputation calamiteuse de l'ambiance en coulisse sur la trilogie. Bref, Guillermo del Toro ne va pas fort en 2010, mais il tape dans l'oeil d'un bon samaritain : James Cameron.

Big Jim vient tout juste de sortir Avatar, et il est à l'époque le roi du monde. Fasciné par le projet de del Toro et convaincu qu'il a les épaules pour le projet, James Cameron se porte garant et devient producteur du film. Tout s'accélère : par son entremise, un début d'accord est trouvé avec Universal, toujours pour 150 millions de dollars et un tournage en 3D. Côté effets spéciaux, c'est la légendaire ILM qui s'avance pour faire les maquettes, ainsi que concevoir et animer les Grands Anciens et le Shoggoth.

 

Abyss : photo, Mary Elizabeth MastrantonioComme un petit air de Lovecraft dans le Abyss de Cameron non ?

 

Mais par-dessus tout, le producteur et le réalisateur parviennent à convaincre une mega-star : Tom Cruise. Bien que dans un creux de vague à l'époque (cinématographique et people), l'acteur reste un des plus gros noms d'Hollywood. Attiré par le défi physique qui s'annonce, il veut le rôle principal, et d'après les dires de James Cameron dans une interview pour MTV en février 2011, l'accord est déjà quasiment entériné. Le producteur va même jusqu'à annoncer un début de tournage en juin ou juillet 2011. Tout le monde jubile... sauf qu'un mois plus tard, tout s'écroule.

Malgré toutes ces garanties réunies et la finalisation des éléments de conception, Universal refuse de donner le feu vert au budget de 150 millions de dollars si del Toro ne consent pas à passer d'un rated R à un PG-13, même si elle s'était engagée sur ledit R-rated. Le cinéaste refuse, et le 7 mars 2011, le site CriterionCast contacte del Toro lui-même par mail pour savoir où en est le film. Il envoie cette réponse d'un mot, qui se passe de traduction : "Dead". Dans une autre missive reçue le même jour au New-Yorker, il élabore à peine plus : "Montagnes a sombré. La Rated R nous a planté". Deux jours après, le 9 mars 2011, la production de Pacific Rim est lancée chez Legendary, et tout le monde passe à autre chose.

 

La Momie : photo, Tom CruiseTom Cruise trouvera finalement son "dark" Indiana Jones dans La Momie. Chouette.

 

TEKELI-LI

Ou presque. Car Guillermo del Toro n'a en effet pas encore lâché l'affaire dans sa tête et compte repartir à l'assaut des montagnes hallucinées des studios après Pacific Rim. Malheureusement, malgré sa ténacité, le sort s'acharne et un an plus tard, c'est le dernier clou dans le cercueil. En avril 2012, sort un film au synopsis... familier. Trop. Il y est question d'une expédition lancée dans des terres inexplorées, parcourant une gigantesque cité construite par des créatures venues d'ailleurs et qui recèle aussi bien le secret de l'origine de l'Humanité que de vilaines bébêtes aliens qui prennent un malin plaisir à décimer la troupe d'explorateurs. Seule différence, ce film-là se déroule dans l'espace. Votre PTSD revient là, non ?

Prometheus était déjà détesté de tout le monde (sauf certains cochons malades accouchés par le mauvais orifice encore tolérés chez Ecran Large), voici pourtant une raison de plus de le haïr au cas où vous en manqueriez. Ne nous remerciez pas, c'est cadeau. En effet, Prometheus est bien trop proche thématiquement et narrativement des Montagnes hallucinées, et Guillermo del Toro décide de jeter l'éponge lorsqu'il découvre l'oeuvre (sic) de Ridley Scott, qui a donc indirectement tué l'adaptation de Lovecraft. Et ainsi passe la gloire du monde sous les yeux embués de Guillermo del Toro.

 

Prometheus : Photo ingénieurAh non pas toi hein !!

 

Mais, dix ans plus tard, en décembre 2021, une étincelle semble s'être rallumée. Alors que Guillermo del Toro raconte toute l'histoire du film au podcast The Kingcast, il y explique qu'il serait toujours intéressé pour mener à bien le projet, mais sous une autre incarnation :

« Le scénario que j'ai écrit il y a 15 ans n'est pas celui que je ferais maintenant, donc j'aurais besoin de le réécrire. Non seulement pour en réduire l'échelle, mais aussi parce qu'à l'époque j'essayais de faire en sorte qu'il puisse passer dans la machinerie des studios. Le rendre "blockbuster". Je peux aller vers une version bien plus ésotérique, bizarre et petite, pour remettre des scènes qui avaient été enlevées.

Je n'ai plus l'appétit pour certains gros décors par exemple, que j'ai déjà pu explorer. Je sens que je voudrais aller vers une direction plus étrange. Je sais que certains éléments resteront. Je sais que la fin que nous avons est, selon moi, l'une des fins les plus dérangeantes et intrigantes, et il y a quatre morceaux d'horreur que j'adore. J'ai toujours un coup de fil tous les six mois de Don Murphy qui me dit : "Est-ce qu'on va le faire ou pas ? Est-ce que tu vas faire ça ensuite ou quoi ?" et je réponds : "Je dois prendre le temps de le réécrire". »

 

Lovecraft Country : photoOn veut des créatures

 

Voilà qui est intéressant de la part d'un cinéaste qui vient de signer un contrat pour plusieurs années avec un certain Netflix... En attendant, Lovecraft reste toujours aussi rare au cinéma, et c'est bien dommage. S'il vous manque, on vous conseille cependant de jeter un oeil sur La Couleur tombée du ciel de Richard Stanley avec Nicolas Cage, une main sur Bloodborne, ou une oreille sur la musique de Sulphur Aeon et The Great Old Ones, dont l'album Tekeli-li est entièrement consacré aux Montagnes hallucinées.

Tout savoir sur Guillermo del Toro

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.
Vous aimerez aussi
commentaires
Yaglourt
08/10/2022 à 20:31

En parlant d'adaptation de Lovecraft, je conseille les romans graphiques de Gou Tanabe !
https://www.bdtheque.com/recherche/series/auteurs=Tanabe%20%28Gou%29/1/2/pop

Nono45
02/08/2022 à 22:57

Super sympa cet article, merci.

Morcar
01/08/2022 à 15:50

@Fox, je te rejoins à 100%. J'aime beaucoup les Mission Impossible, et ai beaucoup apprécié le dernier Top Gun aussi, mais Cruise mise quand même sur la facilité avec une recette qui marche, et en gérant ses projets de A à Z jusqu'à sélectionner lui-même le réalisateur de ses films.
J'aimerais le revoir dans un film d'un vrai auteur comme quand il a tourné avec Scorcese, Mann, Stone, Levinson, PT Anderson ou encore Kubrick, ou même Spielberg (même si déjà il s'agissait de films calibrés pour lui). Mais je pense qu'il sera obligé de retourner vers ça. Et le fait qu'il ait annoncé que MI8 sera son dernier prouve qu'il a conscience qu'il va devoir arrêter ses pirouettes.

Fox
01/08/2022 à 11:50

@Morcar
Ah mais je pensais même qu'il pourrait carrément mettre la main directement au portefeuille, avec ses "petits" deniers personnels ! :D

Plus sérieusement (ou pas d'ailleurs, pourquoi pas financer en grande partie le projet après tout ?), vous avez raison sur le fait que dès qu'il s'écarte des licences MI (et maintenant Top Gun), ce n'est pas le feu d'artifice escompté au BO. Et encore, on cite souvent La Momie comme étant l'échec de Tom Cruise de ces dernières années, mais ce n'est vraiment pas le pire : Oblivion et Barry Seal ont une rentabilité encore plus faible !
Donc oui, c'est vrai, c'est compliqué de monter un si gros projet seulement avec l'appui de Cruise. Ils n'ont qu'à se cotiser quoi, j'sais pas ! Un crowdfunding avec Cameron qui met aussi la main à la poche, ça devrait le faire, non ?! :D

P.-S. : Je n'arrive pas à savoir réellement quelles sont les raisons pour lesquelles il s'enferme dans ce type de films depuis quelques temps. L'appât du gain ? La volonté de profiter de la santé qu'il a encore pour s'amuser à faire ses pirouettes ? Un peu des deux ?
Je veux bien lui laisser son petit passage "Jackie Chan" s'il nous revient par la suite avec des projets plus variés (plus intéressants) avec des réalisateurs de la trempe de ceux qu'il a déjà pratiqués. Parce que quand on regarde Collateral, Magnolia ou - dans un tout autre registre - Tropic Thunder, le mec est capable de bien plus que ce qu'il nous montre actuellement.

Morcar
01/08/2022 à 10:56

Comme quoi l'aspect bankable de Cruise ne suffit pas tout le temps à valider un projet. Et l'échec de "La Momie" est un contre-exemple que n'oublieront pas de prendre en compte les studios. Malheureusement Cruise s'installe en ce moment dans une zone de confort qui rapporte, mais qui fait que tout "écart" à cette zone est une prise de risque que les studios ne sont pas prêt à assumer.
Pourtant, l'idée que Cruise ajoute Del Toro à la liste des réalisateurs avec qui il collaborerait est franchement tentante !!

Fox
01/08/2022 à 10:22

De mémoire, Tom Cruise fait la pré ou postface de son "Cabinet de Curiosités" et il y déclarait sont amour pour le projet.
Compte tenu du poids qu'il a - et encore plus maintenant avec les cartons qu'il enchaîne au BO (si on excepte la Momie) - le salut pourrait passer par lui.
S'il se donne la peine de sortir de sa petite zone de confort Mission Impossible / Top Gun de ces dix dernières années...

rientintinchti2
01/08/2022 à 00:14

Super bouquin et super auteur.
Je recommande le film "the endless". Très intéressant dans le genre lovecraftien.

Hellcow
31/07/2022 à 11:01

Je suis douloureusement le projet depuis que j'en ai entendu parler il y a... Putain, 10ans.
Je rêve de voir un jour un réal comme Del Toro adapter Lovecraft, toujours aussi boudé au cinéma (La Couleur tombée du Ciel de Stanley est la preuve qu'on peut en faire quelque chose d'au moins sympathique).
Un Robert Eggerts ou un James Gray pourrait aussi en faire quelque chose de très bon

Tda
30/07/2022 à 23:26

J'ai beaucoup apprécié Prometheus...par contre là couleur tombée du ciel avec Nicolas Cage est une daube infâme.

Astor
30/07/2022 à 22:11

Ça aurait pu être incroyable, cosmique même. ^^ À chaque fois que j'y pense, ça me fait mal. :-((

Plus