Reality : critique d'un pouvoir tout-puissant

Alexandre Janowiak | 14 août 2023
Alexandre Janowiak | 14 août 2023

En 2021, Tina Satter mettait en scène la pièce Is This A Room à Broadway, revenant sur l'histoire vraie de Reality Winner, une ancienne salariée d'un sous-traitant de la NSA. Deux ans plus tard, elle a décidé d'en faire l'objet de son premier long-métrage : RealityS'il n'a eu qu'une diffusion télévisée sur HBO aux États-Unis après avoir été présenté au Festival de Berlin 2023, le film porté par l'excellente Sydney Sweeney (Euphoria, The White Lotus) a le droit à une sortie au cinéma en France. Et ça tombe bien puisque ce petit précis de tension mérite le grand écran.

les pleins pouvoirs

"Le FBI a documenté l'événement suivant avec un enregistreur audio. Le dialogue de ce film est entièrement tiré de la transcription de cet enregistrement." Dès son panneau d'introduction, Reality donne le ton d'une fiction qui n'échappera jamais à ladite réalité qu'elle veut remettre en scène. Cette réalité, c'est celle vécue par Reality, une jeune linguiste de 25 ans travaillant (plus ou moins) pour la NSA, dont la vie a basculé lorsque le FBI est venu perquisitionner sa maison pour l'interroger.

En quelques secondes, utilisant brièvement le son des véritables enregistrements du FBI sur les lèvres des comédiens ou intégrant quelques inserts de (faux) documents officiels pour mieux poser le contexte, Tina Satter parvient à créer une atmosphère étrange. Rien de spécialement innovant sur le papier, mais la manière dont la tension va naître de son dispositif resserré (de simples échanges, un quasi-huis clos, seulement trois personnages établis...) est un petit miracle de cinéma dépouillé.

 

Reality : Photo Josh Hamilton, Sydney Sweeney, Marchánt DavisUne discussion tout ce qu'il y a de plus normal

 

D'abord questionnée par deux agents du FBI, Reality est rapidement encerclée par une ribambelle d'hommes. Sans la rendre immobile, le cadre l'écrase peu à peu, l'environnement la prive de ses mouvements et la panique émerge progressivement. Pourtant, la situation reste anormalement calme, voire innocente (sourires, plaisanteries, ça parle animaux, courses, yoga...), tandis que la bande-originale latente vient régulièrement supposer que tout semble sur le point d'exploser. Cette ambivalence quasi-surréaliste, Tina Satter va habilement l'étirer, l'explorer et la rendre terriblement anxiogène.

En reconstituant l'événement en temps réel (ou presque), Tina Satter parvient alors à captiver pleinement. Malgré son peu d'expérience au cinéma (c'est son premier film), la réalisatrice sait tirer le meilleur de son dispositif minimaliste, non sans rappeler le cinéma plus expérimental de Steven Soderbergh (KIMI, Paranoïa, Mosaic), en scrutant les gestes, les regards, les souffles, les hésitations... de son héroïne. Avec une précision dévastatrice quasi-documentaire, le film plonge ainsi les spectateurs dans les états d'âme de Reality (notamment grâce à la force discrète de Sydney Sweeney, décidément fascinante) pour mieux basculer dans un thriller dramatique et politique puissamment évocateur.

 

Reality : Photo Sydney SweeneySydney Sweeney, la perle rare

 

haute trahison

Derrière ce tourbillon émotionnel où la cinéaste investit l'esprit de Reality à travers cet interrogatoire (réaliste) dans une étrange pièce vide lynchéenne (surréaliste), la tension grimpe, l'étau se resserre et le jeu de dupes finit par se révéler totalement, prenant la forme d'une bataille perdue d'avance pour la jeune linguiste. Car au-delà de l'exercice de style très solide – malgré quelques artifices assez futiles comme l'effacement visuel des personnages lors des caviardages –, Tina Satter offre avant tout un échantillon terrifiant de la réalité américaine moderne.

Avec ce thriller claustrophobe, la réalisatrice dévoile non seulement les méthodes ingénieuses et fallacieuses du FBI, simulant l'ignorance pour mieux faire exploser la vérité, feignant la convivialité pour accentuer leur autorité. Mais plus encore, sans jamais trop accentuer les traits et en gardant une belle subtilité, elle se permet surtout de décrire la violente contradiction et ambiguité volontaire du pouvoir américain.

 

Reality : Photo Sydney SweeneyDos au mur et impuissante

 

Reality est incontestablement patriote (elle rêve de rentrer dans les Forces spéciales), prête à tout pour protéger son pays et défendre ses intérêts. Son implication est même louée par sa nation, au vu de sa belle carrière à seulement 25 ans. Or, paradoxalement, en agissant pour le bien commun afin de vaincre la médiocrité de certains actes, Reality est allée trop loin, offusquant une autorité qui prône pourtant son "gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple". En s'attaquant aux élites ou à une vérité considérée comme inadéquate (ici des dissimulations gouvernementales et électorales), son action d'information, de véracité, est une trahison.

À l'image des agents sur Reality, le pouvoir fait mine de laisser son peuple libre de ses mouvements-actions afin de mieux le corseter, l'astreindre et le dominer (ce chat en laisse, ce chien en cage). Tina Satter livre alors une démonstration impitoyable d'un pouvoir tout-puissant, corrompu et contradictoire, régnant en maître sur la réalité qu'il jugera nécessaire (ou non) de révéler aux yeux du monde. Et ainsi, le film nous pose une question angoissante : si dire la vérité est considérée comme un crime par son pays et que les fake news sont propagées par son propre leader (l'histoire date de 2017 lors de la présidence Trump), comment faire la différence entre le réel et l'illusion, le juste et l'arbitraire ? Glaçant.

 

Reality : Affiche française

Résumé

Derrière son thriller politique à combustion lente, Reality offre une plongée inconfortable dans l'horreur d'un pouvoir implacable.

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Lecteurs

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commentaires
Ozymandias
17/09/2023 à 13:02

En accord avec votre critique, j'ai bien apprécié et Sydney Sweeney est une fois de plus épatante. Merci de m'avoir donné envie de le voir je n'étais pas tenté de prime abord...

Chapeau
27/08/2023 à 22:47

Chapeau la réalisatrice et les comédiens, en 1H22 ce film a réussit à me faire oublier l'ensemble de la production estivale tout genre confondue, BarbieHeimer et Palme d'or inclus. Ouf enfin un vrai bon film de cinéma qui ne fait rien d'autres que d'étre ultra bien écrit, joué, réalisé, propos et histoire hyper prenants.
C'est du 5 étoiles, du Jako

SebSeb
24/08/2023 à 15:02

Très bon film, mais qui pourrait laisser croire que ça n'est valable que sous présidence Républicaine : la réal aurait pu rappeler à la fin les scandales Snowden et Assange, voulus par Obama et BIden. Procédé qui commence à s'imposer chez nous aussi d'ailleurs, sous le parti unique qui ne supporte aucune critique, dans l'atonie générale... C'est ultra flippant.

Miraken
17/08/2023 à 01:27

J'ai adoré le film et votre critique mais je conseille de voir le film sans RIEN savoir su scénario.. Je me suis pris une méchante claque avec l'interprétation de Sydney Sweeney et la gestion incroyable de l'espace dont fait preuve Tina Satter dans sa réalisation.

Très bon film !

Benasi
16/08/2023 à 20:54

Je n'ai pas senti de réelle tension dans le film. La réalisatrice use et abuse des angles de caméra pour écraser son héroïne. Il y' a un petit good cop / Bad cop, sans plus. Je pense qu'il y'a des arrestations qui se passent dans une toute autre ambiance.

Ded
15/08/2023 à 10:01

Excellent "papier" qui a titillé ma curiosité et éveillé mon intérêt pour ce genre de sujet. Je mets le film dans "mon panier"...

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