Retour sur la création d'un des films les plus traumatisants de l'histoire du cinéma, Schizophrenia, réalisé par Gerald Kargl.
Accueillie les bras ouverts par les uns et rejetée par les autres, la violence graphique a souvent été reçue de manière très contradictoire dans l'histoire du cinéma. Du Freaks, la monstrueuse parade, réalisé par Tod Browning, au Serbian Film mis en scène par Srdjan Spasojevic, en passant par Orange mécanique, Massacre à la tronçonneuse ou encore Salò ou les 120 journées de Sodome, on ne compte plus le nombre de films qui ont été censurés sur plusieurs territoires pour leur violence plus ou moins extrême.
Mais si les films cités ont tous fini par atteindre une certaine forme de popularité au fil des années, si ce n'est de reconnaissance, ce n'est pas toujours le cas. Schizophrenia, réalisé par Gerald Kargl, en est sans doute l'un des exemples les plus tragiques. Sorti en 1983, mais censuré sur une grande partie du globe, il est tombé dans l'oubli depuis sa sortie, jusqu'à timidement refaire surface à l'arrivée des premières éditions vidéo des années 2000. Dommage, il s'agit d'un monument à la virtuosité assez unique dans l'histoire du cinéma.
L'Origine du mal
Schizophrenia est né de la rencontre entre deux cinéastes à la fin des années 70, l'Autrichien Gerald Kargl et le polonais Zbigniew Rybczynski. À cette période, Kargl est à la tête d'une revue de cinéma et d'un festival du film autrichien, Die Österreichische Filmtage. Rybczynski, quant à lui, est sorti de l'école de cinéma de Łódź depuis quelques années et est très actif dans le groupe d'avant-garde Warsztat Formy Filmowej.
À ce moment de sa carrière, Zbigniew Rybczynski commence à être reconnu pour ses expérimentations visuelles et son intérêt pour les projets filmiques singuliers. Par ailleurs, après Schizophrenia, il continuera, à s'essayer à de nombreuses techniques et formes audiovisuelles au fil des années, surtout du côté du clip et de l'expérimental, avec l'arrivée de la vidéo (cf. son immense clip pour le Imagine de John Lennon).
Les deux cinéastes deviennent amis et font un premier film ensemble, coréalisé par Bogdan Dziworski, sur le skieur alpin autrichien Franz Klammer, Sceny narciarskie z Franzem Klammerem ("Une scène de ski avec Franz Klammer", en français). Suite à cette expérience, Kargl et Rybczynski commencent à envisager la réalisation d'un film sur un tueur en série inspiré du véritable assassin Werner Kniesek.
"Aucun animal n'a été blessé durant ce tournage."
Kargl souhaite prendre les rênes de la réalisation et demande à Rybczynski de fuir la Pologne communiste, à l'époque en pleine loi martiale, pour venir endosser le titre de chef opérateur. Mais dans les faits, la répartition des rôles entre les deux bonshommes va s'avérer plus complexe que prévu, l'implication de Rybczynski dans les décisions créatives du film devenant de plus en plus importante.
Dans les entretiens tournés pour la sortie du film en DVD, en 2003, Kargl assure que Rybczynski a quasiment réalisé le film, et qu'il regrette de ne pas avoir plus imposé ses idées. Le chef opérateur, quant à lui, avance que le réalisateur lui a confié plus de tâches que prévu et qu'il l'aurait même incité à diriger les acteurs à sa place. S'il est difficile de démêler le vrai du faux, le constat est sans appel : Schizophrenia a bel et bien été fabriqué à quatre mains.
Une potentielle source de tension qui n'a pas dû être aidée par le faible budget du film, à hauteur de 400 000€ (soit l'équivalent du budget Pina Colada du tournage de Qu'est-ce qu'on a tous fait au Bon Dieu ?). En effet, si l'on en croit les dires de Gerald Kargl, toujours dans les interviews de 2003 : "L'Autriche finançait peu le cinéma et encore moins ce genre de films." Le cinéaste a donc dû autofinancer son projet, prenant le risque de copieusement s'endetter pour des décennies (spoiler : ça n'a pas manqué).
Black Mirror
Avec un tel budget et des artisans potentiellement très ambitieux, le tournage de Schizophrenia nécessitait un certain art de la débrouille et de la créativité. Or, il faut dire qu'en la matière, Gerald Kargl et Zbigniew Rybczynski se sont surpassés grâce à une collection de dispositifs qui ont donné une dimension plastique unique au film.
Dans un premier temps, l'intégralité des plans de Schizophrenia a été filmée à travers des miroirs, de façon à pouvoir loger la caméra dans des espaces inaccessibles en temps normal. Ce système permettait au cinéaste et à son chef opérateur d'offrir au spectateur des axes et perspectives inhabituels, à grands coups de radicales plongées et contre-plongées. À noter que ce dispositif a imposé d'importantes contraintes, dont l'impossibilité pour l'opérateur d'utiliser le viseur de sa caméra durant les prises, l'obligeant à filmer une grande partie du film à l'aveugle.
Par ailleurs, Kargl et Rybczynski ont également inventé/réinventé des techniques encore utilisées aujourd'hui, notamment la snorricam, ce système où la caméra est fixée à un comédien afin de parfaitement épouser les mouvements de son corps. Ce mécanisme, démocratisé à la fin des années 90, avait déjà plus ou moins été utilisé avant Schizophrenia, notamment dans Opération diabolique et Mean Street. Mais en plus d'en être un des précurseurs, Rybczynski a poussé cette technologie à un niveau rarement égalé, puisque la caméra est ici rotative.
"Tout cet attirail est un peu moyenâgeux", a déclaré modestement le chef opérateur, vingt ans après. Et pour cause, le système D a véritablement été le crédo de ce tournage. En témoigne l'utilisation, à la place d'une vraie grue de cinéma, d'une grue du service municipal de la commune de Hinterbrühl, où a eu lieu le tournage du film, pour les quelques plans sur l'extérieur de la prison, ou bien celui du générique de fin.
De la même façon, par manque de budget, aucun test caméra n'a été fait en amont des prises. Zbigniew Rybczynski se rappelle même d'avoir "intégré [quelques] toutes premières prises au [montage final du] film." Mais en l'état, ce sens de la débrouille et du bricolage ne parasite jamais l'esthétique de Schizophrenia, bien au contraire. Par exemple, la séquence de course du tueur dans la forêt, et celle de sa déambulation autour de la maison des victimes impressionnent encore aujourd'hui pour la fluidité et l'étrangeté de leur filmage.
Ces quelques séquences ont été tournées grâce à un câble tendu entre deux arbres, sur lequel la caméra était fixée et manipulée, à l'aveugle, par un opérateur au sol. Rybczynski détaillait, toujours dans la même interview de 2003 : "On pouvait suivre l'acteur dans sa course et filmer la vitesse. [...] Avec ce dispositif, on obtient des mouvements très fluides."
(Not so) Funny Games
On revient à l'essence même du cinéma : filmer des corps en mouvement. Entre les travellings circulaires qui donnent à voir la précipitation du tueur et les longues envolées de la caméra qui accentuent l'urgence de ses déplacements, les différents dispositifs de mise en scène de Schizophrenia offrent au spectateur une expérience sensorielle très forte. Ainsi, en adaptant les outils classiques d'un tournage pour filmer avec des angles et des mouvements de caméra singuliers, Kargl et Rybczynski épousent la perception déformée de la réalité de leur personnage.
En ce sens, Schizophrenia est presque l'anti Funny Games. Là où Michael Haneke, à travers une mise en scène froide et des effets méta, dissociait complètement son spectateur des actes des antagonistes, ici, l'expérience est beaucoup plus premier degré, et donc, potentiellement d'autant plus intense. Kargl et Rybczynski ne veulent pas commenter les actions du personnage, mais les faire ressentir au spectateur, d'où la narration en quasi-temps réel qui s'étend sur 24h, avec une seule ellipse.
Tes parents qui prennent un selfie
Mais ce traitement réaliste de la temporalité est malmené par le tempo très particulier qu'imposent les mouvements et cadres composés par le réalisateur et le chef opérateur. En effet, si les séquences de meurtres sont très découpées, les longs plans qui composent les scènes où le tueur déambule dans le jardin ou à l'intérieur même de la maison créent des ruptures de rythme inattendues.
La scène du meurtre de la femme âgée en est un bon exemple : le tueur prend presque une minute, et à peine plus de cinq plans, pour déplacer le corps de la matriarche, tombée dans les pommes, du sol à un fauteuil roulant. À grands coups de longs travellings étirés, Gerald Kargl et Zbigniew Rybczynski dilatent l'action et distillent une atmosphère presque irréelle et terrifiante.
De la même façon, en filmant avec ampleur et étrangeté les bois autrichiens et cette grande maison cachée derrière des arbres, Kargl et Rybczynski déploient une esthétique presque hallucinée, qui jure avec la froideur et la rugosité du film. Par le vertige de leur mise en scène, et l'inventivité de leur machinerie, le duo créatif derrière Schizophrenia a transformé la crudité crasse de cette histoire de massacre, non pas en exercice de style maniériste, mais en un conte macabre d'une noirceur absolue.
Trip hyper réaliste ou conte macabre ?
À cause de son extrême violence, Schizophrenia a eu une exploitation en salles très controversée. Classé X dans certains pays (dont les États-Unis) et interdit dans d'autres (Allemagne, Grande-Bretagne), le film n'est pas rentré dans ses frais de production et de marketing. Le réalisateur/producteur Gerald Kargl s'est donc retrouvé écrasé par "une montagne de dette", pour citer le cinéaste lui-même, vingt ans après les premières projections de Schizophrenia.
En août 2003, date de l'enregistrement de l'interview DVD, Kargl déclarait qu'il remboursait encore à ce jour les dettes cumulées suite à l'échec du film. "En Autriche, on me voit plus comme un tueur en série que comme un réalisateur." Depuis, Gerald Kargl n'a réalisé que des publicités et des documentaires, mais n'est jamais revenu à la réalisation d'un long-métrage de cinéma.
Mais fort heureusement, grâce à son passage dans quelques festivals et à sa ressortie en DVD/Blu ray par Carlotta Films en 2012, Schizophrenia parvient doucement à regagner en popularité. Le fameux réalisateur Gaspar Noé a, par exemple, contribué à sa façon à ce timide retour en force, en mettant en avant le film comme une des œuvres fétiches et matricielles de son art.
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