Inu-Oh : critique qui fait son show

Déborah Lechner | 17 novembre 2022 - MAJ : 17/11/2022 17:04
Déborah Lechner | 17 novembre 2022 - MAJ : 17/11/2022 17:04

Après la comédie dramatique et estivale Ride Your Wave, le réalisateur et animateur Masaaki Yuasa sera de retour le 23 novembre prochain dans les salles françaises avec Inu-Oh, un nouveau film d'animation fou qui confirme son talent et affirme un peu plus son génie.

CABINET DE CURIOSITÉ

Depuis que des animateurs et réalisateurs de légende comme Katsuhiro Ôtomo, Mamoru Oshii, Isao Takahata, Satoshi Kon et Hayao Miyazaki (gloire à leur nom) ont donné à l'animation japonaise ses lettres de noblesse, une nouvelle génération de talents déferle sur le grand écran. En tête de liste : Makoto Shinkai, Ayumu Watanabe, Mamoru Hosoda et Masaaki Yuasa.

Ce dernier cultive par ailleurs une singularité remarquable dans le paysage actuel qui tend à s'uniformiser ou s'aseptiser, que ce soit à travers la redondance des thématiques abordées ou la plastique de plus en plus lisse des oeuvres (le dernier Aya et la sorcière de Ghibli servant de pièce à conviction). Après Ride your Wave, une comédie dramatique de 2021 moins délirante que ce à quoi Masaaki Yuasa a pu habituer son public, l'artiste a donc opéré avec Inu-Oh un retour aux sources bienvenu en renouant avec son esthétique fiévreuse et tous azimuts

 

Inu-Oh : photoInu-Oh

 

Depuis ses débuts, Masaaki Yuasa trace son art d'un trait libre et donne vie à des oeuvres souvent moins accessibles et plus débridées qui s'amusent à déjouer les conventions. Ainsi, le grisant Inu-Oh retrouve l'ivresse et l'indiscipline qui se dégageaient déjà de sa première série Ping Pong The Animation et de son premier long-métrage Mind Game. Le film met une nouvelle fois à contribution différents styles visuels et techniques de dessin, de la plus moderne avec quelques touches subtiles de 3D, aux plus traditionnelles et artisanales : characters design proches de l'esquisse, tableaux expressionnistes, semblants de coups de pinceaux, de crayons et de fusain pour des visions plus hallucinées et abstraites.

Le résultat est protéiforme. À l'image d'Inu-Oh, le personnage principal, l'image se brouille, se tord, devient par moments difforme et contorsionne exagérément les personnages longilignes en jouant avec les perspectives sans jamais rogner l'harmonie et la beauté de l'ensemble. De fait, au-delà d'en mettre plein les yeux, Inu-Oh se renouvelle constamment sur la forme et se métamorphose entre chaque acte, là encore à l'instar du protagoniste. 

 

Inu-Oh : photoUne autre vision d'Inu-Oh

 

SHOW MUST GO ON

Cette imprévisibilité et cette fluctuation se retrouvent également dans la narration, qui se veut dans un premier temps confuse et déroutante. Au départ, tout est décousu et explosé, comme une immense mosaïque dont on distinguerait quelques tesselles, mais dont il serait difficile d'avoir une vision d'ensemble. La toile de fond, qui s'appuie sur des éléments historiques (la confrontation entre les Heike et les Minamoto), est expédiée et rapidement mêlée aux fragments des récits originels d'Inu-Oh et de Tomoga, eux-mêmes liés à des éléments surnaturels comme les artefacts maudits ou des esprits vagabonds.

L'histoire se retrouve donc vite surchargée, sans forcément de direction claire jusqu'au point de bascule : un numéro musical qui transforme le film en un opéra rock japonais du 14e siècle. À partir de ce moment, les éclats du scénario d'Akiko Nogi se ressoudent, la musique devient la véritable narratrice et force directive du long-métrage tandis que les différents wagons se raccrochent aisément pour former un tout cohérent, enivrant et finalement moins cryptique qu'escompté.

 

Inu-Oh : photoGuerre ancestrale

 

L'autre parti-pris fort est d'entremêler le passé, le présent et le futur dans une démarche de réappropriation et de transmission. Le projet en lui-même va dans ce sens, étant donné qu'il adapte le roman Le Roi Chien de Hideo Furukawa. Cet ouvrage a été publié en 2022, mais s'apparente à une version moderne et une nouvelle traduction du Dit des Heikeun texte fondateur souvent comparé à l'Illiade d'Homère et issu de la tradition orale et dont il est difficile d'identifier tous les auteurs. 

Inu-Oh est ainsi une autre version retaillée à l'image du cinéaste, qui a lui aussi posé sa pierre à l'édifice en faisant (re)naître d'anciens mythes et légendes sous les yeux des spectateurs. Dans cette même logique, le temps n'est pas figé et l'action ne s'arrête pas au 14e siècle, le récit faisant quelques allers-retours temporels jusqu'à carrément faire une escale à notre siècle. 

 

Inu-Oh : photoLe jeune Tomoga

 

CHAPEAU, l'ARTISTE

Si Inu-Oh est une oeuvre qui désoriente, c'est aussi grâce à ses personnages extravagants qui restent inaccessibles malgré les vues subjectives de la réalisation et les phases d'introspection de l'écriture. Plus globalement, le film ne compte pas vraiment sur l'émotion et ne cherche pas à noyer les spectateurs dans leurs larmes. L'amitié entre Inu-Oh et Tomoga est finalement moins belle et exaltante que la somme de leurs talents et leurs performances scéniques qui relèvent du travail de maître d'un côté comme de l'autre de l'écran.

 

Inu-Oh : photoMoment de grâce

 

Par conséquent, le film insiste plutôt sur la symbolique de l'artiste, sa place et son rôle dans la société qu'il tente de réunifier. En plus de raconter au peuple une autre version de l'histoire et de lui donner d'autres clés de compréhension du monde, le chanteur et le danseur permettent aux plus défavorisés et aux marginaux de s'approprier l'art, jusqu'ici réservé à une élite inflexible.

L'art s'est donc retrouvé pris en otage par des considérations politiques, mais la démarche d'Inu-Oh et Tomoga n'est pas dépourvu d'une certaine idéologie et d'idéaux politiques, ce qui conduira à un final doux-amer surprenant qu'on ne spoilera évidemment pas. Les saltimbanques anonymes qui se produisent essentiellement dans la rue et mettent leur public à contribution se transforment progressivement en un phénomène culturel qui menace le shogunat à cause de la subversion du théâtre Nô et du Biwa qui servent une propagande et alimentent un roman national orienté. 

 

Inu-Oh : photoL'évolution est faite de transgression

 

Ces deux arts traditionnels et rigoristes sont ainsi mis en opposition avec le modernisme qui s'exprime par les anachronismes des spectacles d'Inu-Oh et Tomoga : les pas de breakdance, les postures érotiques et l'androgynie à la Freddy Mercury, les looks outranciers à la Kiss, les foules en liesse, les groupies semblables à celles des Rolling Stone et des Beatles ou encore les effets pyrotechniques qui créent un décalage et brouillent les repères chronologiques, aussi bien pour le public fictif que celui en salle. 

La recherche de célébrité du duo est également doublée d'une quête plus personnelle qui dépasse leur chair meurtrie. Inu-Oh, dont les droits de naissance ont été reniés, cherche à se réapproprier son identité, tandis que Tomoga, un fils de pêcheur, tente de se réinventer en embrassant une nouvelle identité. Ainsi, Inu-Oh est un film d'animation excentrique, étrange, mais aussi juste et réfléchi, et donc un des plus fascinants sorti cette année. 

 

Inu-Oh : Affiche officielle

Résumé

Inu-Oh est une proposition radicale détonante, une déflagration sonore et visuelle ainsi qu'une vraie expérience de cinéma.

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Lecteurs

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commentaires
Hollbruck
20/02/2024 à 09:48

Merci d'avoir mis en mot ce qu'on a ressenti dans les tripes.
Après plusieurs visionnages, là où je trouvais la narration expérimentale, patchwork, je l'appréhende maintenant comme un tout cohérent, organique, à la fois en poupées russes, en structure parallèle et en boucle. Le contexte historique d'abord, l'aspect mythologique/homérique ensuite (à la fois toile de fond et matière première de cet opéra rock), la rupture révolutionnaire du Nô, l'ascension d'un musical band débutant dans l'espace intimiste d'un pont pour finir en orgie scénique mainsteam, une histoire de transmission filiale refusée et de revanche réincarnée, une amitié à la fois pleine d'altérité et d'égoïsme... Le tout tissé dans un train d'union de 600 ans qui vient se conclure dans un final sombre, ou plutôt s'ouvrir vers une immortalité où chant et danse demeureront éternels.

BNK
26/11/2022 à 16:55

J'ai eu la chance de le voir (seulement 2 séances à Nice...), j'ai beaucoup aimé !
Le film se retient un peu pendant les 40 premières minutes mais dès qu'il lâche la bride c'est un spectacle fou, inventif et étonnant.

ano
26/11/2022 à 12:44

Un véritable ovni dans le paysage de l'animation. La direction artistique est de toute beauté, avec des visuels onirique qui impriment la rétine. La proposition d'un opéra rock anachronique fonctionne à merveille même si certaines séquances trainent en longueur et se répètent un peu.
Finalement on est plus touché par l'expérience visuelle et sensorielle que par l'histoire conté ou les personnages en eux-même.

LOV
23/11/2022 à 19:30

Graphisme stratospherique, emprunts choregraphiques a Mickael Jackson, emprunts musicaux a Queen, la transition entre theatre Noh et Shintoisme est un chef d'oeuvre animé, un pur bijou hors norme d'animation japonaise.
Deux spectateurs seulement dans la salle, c'est injuste...il faut sortir du referentiel a la "mord-moi-le-noeud" vehicule via la teloche !!!

Jeremy TAK
21/11/2022 à 18:55

Bonjour, juste une petite correction : la première série de Yuasa c'est Kemonozume en 2006 et non Ping Pong ;)
Pas de séances prévues chez moi pour Inu-Oh , la tristesse T_T

Loozap
19/11/2022 à 02:22

J'aime trop le concept

GTB
17/11/2022 à 14:23

Bon je ne fais aucune illusion, ce film ne sera pas en salles près de chez moi...mais il est clairement sur ma liste et dès sa dispo en VOD je me jetterai dessus.

"Ce dernier cultive par ailleurs une singularité remarquable dans le paysage actuel qui tend à s'uniformiser ou s'aseptiser"

Hm, je tempérerais ce constat. C'est pas plus le cas qu'avant. On a même des propositions visuelles très hétéroclites je trouve, et on reconnaît aisément la patte de Shinkai et des autres. Mais il est vrai que c'est pas aussi varié qu'en série anime, et qu'on ne trouve plus vraiment des approches/ des pattes comme celles des auteurs cités. Le cinéma de Satoshi Kon c'est quelque chose qu'on ne voit plus vraiment aujourd'hui, personne n'est sur ce terrain là.
Sinon dans les noms de la relève j'ajouterai Naoko Yamada qui apporte une sensibilité singulière à ses films.

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