Jack Bender (Lost, les disparus)

Stéphane Argentin | 19 août 2007
Stéphane Argentin | 19 août 2007

L’an passé, nous avions le plaisir d’interviewer Carlton Cuse, l’un des deux showrunners (l’autre étant Damon Lindelof) de Lost (lire notre interview). Cette année, c’est un pilier d’un autre corps de métier de la série que nous avons eu le privilège de rencontrer : Jack Bender, réalisateur et producteur exécutif en charge de la réalisation de la série qui, avec un CV déjà long comme le bras, officie dans le milieu du petit écran depuis bientôt trois décennies. Autant dire un personnage immanquable de l’univers de Lost qui maîtrise parfaitement son sujet.

 

Attention aux spoilers : Cet entretien aborde différents éléments d’intrigue de la saison 3.

 

Propos et autoportrait (en fin d’article) recueillis au cours du 47ème Festival de Télévision de Monte-Carlo (juin 2007).

 

 

Entrons tout de suite dans le vif du sujet : le fast-forward du final de la saison 3 était-il une réponse aux critiques disant que vous ignoriez comment se finirait la série ?

N’étant pas directement impliqué dans l’écriture des scripts que nous recevons à Hawaï en provenance du staff de scénaristes basé à Los Angeles, je dirais que la question serait plutôt à leur adresser à eux, et plus particulièrement à Damon Lindelof et Carlton Cuse, les deux showrunners de Lost. Mais à mon niveau, je vous répondrais que l’idée du final de la saison 3 n’était nullement un acte de désespoir en vue de revenir dans les bonnes grâces du public. Non pas que nous soyons totalement hermétiques à de telles critiques mais depuis le début de la série, nous poursuivons dans la direction qui est la notre. Un point c’est tout.

 

Quelles sont vos responsabilités sur Lost ?

Je suis producteur exécutif en charge de la réalisation. En dehors de la mise en scène d’un certain nombre d’épisodes, tout comme le coproducteur Stephen Williams, mon rôle consiste à superviser les autres metteurs en scène et plus généralement tout ce qui a trait au visuel de la série. Je communique plusieurs fois par jour avec Carlton et Damon afin de les tenir informés des décisions prises à même le plateau tout en préparant les épisodes à venir. Pour Walkabout (épisode 1.4, NDR), le premier épisode centré sur Locke (interprété par Terry O'Quinn, NDR), nous cherchions une identité visuelle pour les flashbacks. Dans ces scènes, le moral du personnage est au plus bas. Lors de la pré-production de cet épisode que j’ai réalisé, nous avons décidé de resserrer le cadre de l’image et d’opter pour des nuances de beige et de marron et d’exclure les couleurs verte et bleue qui sont caractéristiques de l’île au même titre que les prises de vue en grand angle. Notre subconscient fait alors la distinction entre les deux univers. Puis s’ajoutent tout autour du personnage, des voitures, de la nourriture, différents appareils… soit autant d’éléments absents de l’île. C’est ainsi que nous avons commencé à définir l’identité visuelle des flashbacks par opposition aux intrigues prenant place sur l’île. Ce fût là l’une de mes premières responsabilités aux tous débuts de la série en compagnie de l’équipe de production.

 


 

Le visuel de Lost est d’ailleurs très différent des autres séries.

Je peins depuis mon plus jeune âge. Je prête donc une attention toute particulière sur ce point dans Lost qui, par définition-même, est une série très visuelle mais sans pour autant tomber dans l’excès du style caméra tremblotante, montage clipesque… Nous cherchons systématiquement à lier narration et représentation à l’écran. Et si Lost se distingue des autres séries, c’est en grande partie en raison de notre lieu de tournage, Hawaï, qui, tout comme l’île sur laquelle se trouve les rescapés, est à la fois mystérieuse et magnifique. Quant aux flashbacks, j’ai pris soin en compagnie des décorateurs et des chefs opérateurs d’éviter autant que possible les clichés du style : un stock-shot de la Tour Eiffel suivi d’une scène dans un café. Nous essayons toujours de replacer chaque personnage dans son environnement antérieur de manière la plus subtile qui soit.

 

Pourriez-vous nous donner des exemples ?

Dans un épisode de la saison 2 que j’ai réalisé, Sawyer (interprété par Josh Holloway, NDR) est à Sydney. Une ville dont le monument le plus connu se trouve être l’Opera House. J’ai alors proposé de faire une seule prise pour poser le décor. Nous avons donc commencé par filmer à la steadycam un dock à bateaux d’Honolulu. L’Opera House à l’arrière-plan a été incrusté numériquement par la suite. Dans le même plan, la caméra pivote pour dévoiler Sawyer se dirigeant vers un building. La présence du personnage à cet endroit, dans cette ville, était donc introduite en douceur, sans que la scène hurle « au cliché ». De même pour un épisode de la saison 3 où Desmond (interprété par Henry Ian Cusick, NDR) est à Londres. Ce n’est pas une mince affaire de trouver des endroits à Hawaï qui ressemblent à Londres (rires). Mais une fois encore, la combinaison de prises de vue réelle et de retouches numériques a permis une transition tout en douceur.

 

À l’exception du pilot réalisé par J.J. Abrams, vous avez réalisé tous les season premiere et season finale chaque année. Pourquoi cela ?

Étant donné que je suis responsable de la mise en scène de la série depuis le tout début, c’est généralement la façon de procéder. Mais rien ne dit qu’il n’en sera pas autrement à l’avenir.

 

Le final de la saison 3 contraste singulièrement avec le reste de la série. C’est un véritable bain de sang, un épisode très dur, très sombre…

Et que toute l’équipe adore (rires). La performance de Matthew Fox (qui interprète le personnage de Jack, NDR) y est magistrale. L’idée était d’ailleurs bel et bien de creuser au fin fond des émotions et de la spiritualité de la vie. D’un côté les flashbacks montrent le personnage de Jack avec le moral littéralement à zéro. Et de l’autre, sur l’île, il guide son peuple tel Moïse vers la Terre Promise, en l’occurrence l’antenne-relai de radio. D’où le plan d’hélicoptère lorsqu’ils y parviennent tel les hommes-singes de 2001, l’odyssée de l’espace découvrant le monolithe. Tout l’épisode gravite autour de l’opposition entre le yin et le yang.

 


 

N’y aurait-il donc aucun salut sur cette Terre ?

J’ignore quelles sont les réponses, tout comme j’ignore si Carlton et Damon qui ont écrit cet épisode y voit une réponse unilatérale. Personnellement j’aime explorer les différentes possibilités. Nous sommes d’ailleurs tous les trois convaincus que la série nous écrit parfois au moins autant que nous l’écrivons. Elle est vivante et nous emmène où bon lui semble. Comme tout rite de passage au cours d’une vie, vous devez tuer la personne que vous étiez auparavant afin de renaître à nouveau, à l’image du personnage de John Locke. En tant qu’artiste, vous devez vous débarrasser de vos prédécesseurs pour devenir vous-même. C’est toute l’histoire du Monde et celle que nous cherchons à illustrer dans la série.

 

Est-il prévu de faire venir des « guest réalisateurs » sur la série ? Il était question de Darren Aronofsky à un moment donné pour un épisode de la deuxième saison (cf. news).

Darren est un réalisateur de long-métrage que j’admire tout particulièrement. Il vient d’ailleurs de m’envoyer un e-mail pour me dire à quel point le final de la saison 3 était grandiose. C’est la seule série qu’il adore regarder et nous espérons toujours lui confier la mise en scène d’un épisode un jour ou l’autre.

 

La date de fin désormais planifiée (cf. news) aura-t-elle un impact sur l’élaboration de la série ?

Cette décision était importante pour l’ensemble du processus créatif, à commencer par les scénarios qui vont désormais pouvoir tendre vers cette fin prévue. Lost évitera ainsi d’atterrir dans le registre des séries que tout le monde a oublié au bout de dix ans.

 

Selon vous, quel est la clé du succès de Lost ?

Il y en a plusieurs, à commencer par un groupe de personnages multiethniques. Les séries américaines n’avaient jamais montré un irakien ou encore un couple de coréens s’exprimant dans leur langue maternelle. À présent, Heroes fait de même avec le japonais de l’histoire. Tous les personnages de Lost sont à la fois complexes, blessés et très dérangés, avec de lourds passés derrière eux. De plus, et bien que cette affirmation ait déjà été rabâchée des centaines de fois, qu’on le veuille ou non, le monde et les États-Unis ont changé après les attentats du 11 septembre 2001. Les gens s’interrogent désormais sur la réaction qu’ils auraient face à un tel évènement. Si une bombe venait à exploser à proximité d’ici, comment survivrions-nous en tant que groupe d’individus ? Je ne vous connais pas et vice-versa. Je me plaindrais d’avoir faim. Vous me diriez de la fermer et allumeriez un feu. Autant d’aspects regroupés dans Lost, une série qui a débarqué au moment précis où il fallait. Tout est une question de timing, à la télévision comme au cinéma. Lost traite à la fois des individus, de leurs démons intérieurs mais aussi des démons qui rodent à l’extérieur. Soit en définitive un univers en parfaite adéquation avec le monde d’aujourd’hui et auquel les téléspectateurs peuvent s’identifier.

 


 

Est-ce la spiritualité de la série qui déteint sur vous avec tous les pendentifs que vous arborez autour du cou (cf. l’autoportrait en fin d’article, NDR) ?

À mesure que les saisons de la série se succèdent, je commence effectivement à les collectionner. D’ici quelques années, j’aurais pris plusieurs kilos, me serais raser le crane et ressemblerais alors au colonel Kurtz (interprété par feu Marlon Brando, NDR) dans Apocalypse now (rires). Je n’ai jamais été très religieux contrairement à ma femme qui va devenir rabbin. En revanche, je suis très porté sur le spiritualisme. D’ailleurs, au début de chaque nouvelle saison de Lost, des prêtres hawaïens viennent bénir la production. Nous honorons également notre présence au sein de l’environnement de l’île en nous rendant dans certains lieux sacrés inviolables. Quant à la spiritualité de la série, elle émane directement de la diversité du staff de scénaristes à l’image de Damon Lindelof qui est juif et de Carlton Cuse qui est chrétien si je ne dis pas de bêtise. La deuxième saison avait pour thème l’opposition « homme de foi / homme de science ». Jack était l’homme de science, le chirurgien à la démarche logique. Locke était l’homme de foi en quête d’une raison spirituelle à sa guérison miraculeuse sur cette île mystérieuse. Les scénaristes puisent leur inspiration dans la mythologie grecque, les classiques de la littérature, la philosophie… Lost est un amalgame de toutes ces influences et je crois pouvoir dire sans me tromper qu’il existe bien peu de séries comparables à ce niveau. C’est la raison pour laquelle Lost fait déjà partie de certains programmes universitaires. La série est donc bien plus spirituelle et intellectuelle d’un simple divertissement télévisé.

 

Que pensez-vous du fameux « Âge d’or » actuel des séries télé que beaucoup considèrent comme bien meilleures qu’une majorité de longs-métrages ?

Le bon et le mauvais cohabiteront toujours, aussi bien à la télévision qu’au cinéma. En matière de séries, maintenir l’intérêt semaine après semaine sur 23 épisodes n’est pas une mince affaire. C’est la raison pour laquelle des séries comme Les Soprano, qui ne comptent que 12 épisodes par an, peuvent parfois faciliter le travail des scénaristes (Jack Bender a réalisé plusieurs épisodes des Sopranos, NDR). Nous sommes d’ailleurs très contents d’être désormais limités à 16 épisodes par an pour les trois dernières saisons de Lost. La problématique est quelque peu différente en ce qui concerne le cinéma. En matière de longs-métrages, l’intérêt scénaristique s’étiole à mesure que les films se fondent dans un moule préfabriqué ou bien sont conçus avec des impératifs marketings en tête, comme des parcs d’attraction par exemple – le premier Pirates des Caraïbes était plutôt réussi mais je n’ai pas vu les suivants. Il est très difficile de parvenir à une histoire à la fois personnelle et intelligente lorsque vous devez impérativement engranger 300 millions de dollars dès le premier week-end. De ce point de vue, les intrigues des séries télés peuvent s’avérer bien plus approfondies que des films au budget astronomique pour la simple et bonne raison que le public visé n’est pas du tout le même.

 

Le DVD occupe désormais une place de choix dans la vie des séries. Dans quelle mesure intervenez-vous dans l’élaboration de ceux de Lost ?

Je m’occupe de faire la série tandis que d’autres, spécialisés dans ce domaine, se chargent des DVD. Des personnes qui ont notamment travaillé avec J.J. Abrams sur Alias et qui décident à chaque fois ce qu’ils vont mettre dans les coffrets. Je n’interviens donc presque jamais à ce niveau. Et effectivement, le DVD a bel et bien changé le monde des séries. Beaucoup ont découvert la première saison de Lost par le biais du DVD et non lors de sa diffusion télé.

 

Y aura-t-il un film Lost ?

Je l’ignore. La seule certitude à l’heure actuelle, ce sont les trois saisons restantes pour un total de 48 épisodes (rires).

 

 
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