Partie trop tôt : Rome, le grand Game of Thrones avant l'heure

Lino Cassinat | 13 décembre 2022
Lino Cassinat | 13 décembre 2022

Annulation, production compliquée, accidents, coûts de production devenus exorbitants, victime des audiences ou des circonstances : retour sur toutes ces séries disparues trop vite, ou privées de digne fin.

Audiences en berne, production chaotique, certains shows ont vu leur existence écourtée, voire franchement sabrée. Le temps et l’ironie faisant leur œuvre, ces créations qui rassemblaient alors une poignée de fans, dévots, mais pas assez nombreuses pour justifier le maintien du programme, ont vu leur destin tragique se transformer en culte, et leur inachèvement ou leurs conclusions abruptes se muer en légende.

Alors c’est à toi, série abandonnée, mythologie massacrée, que nous consacrons cette rubrique. Après Carnivàle, c'est un autre cadavre d'HBO que nous allons aujourd'hui disséquer : la gargantuesque Rome, qui préfigurait (un peu) Game of Thrones.

Attention quelques spoilers !

 

photoAve César !

 

QUI ÉTAIS-TU ?

Apparue au milieu des années 2000 alors que c'était encore la fête du péplum à Hollywood (après Gladiator en 2000 puis Troie et La Passion du Christ en 2004), Rome est né dans l'esprit du légendaire John Milius (scénariste d'Apocalypse Now ou encore réalisateur de Conan le Barbare). L'artiste est accompagné des producteurs William J. MacDonald et Bruno Heller, encore inconnu. Ensemble, ils pitchent l'idée d'une mini-série particulièrement réaliste sur l'antiquité romaine, mais l'idée plaît tellement à HBO que la chaîne s'emballe. Une série complète est commandée, avec l'Anglaise BBC et l'Italienne RAI 2 en co-producteurs minoritaires.

La tête pleine d'idées, le trio s'active et décide d'abord de se pencher sur l'un des évènements les plus marquants de l'histoire de Rome : l'assassinat du consul nommé dictateur Jules César, et le début de la transition politique d'une république aristocratique à un Empire autocratique. Transition qui sera achevée au cours de la saison 2, qui traite du délitement du second triumvirat de la République et du conflit entre le populaire général Marc-Antoine et le jeune Octave, fils adoptif de Jules César et "successeur" par testament.

 

photoCoupez !

 

Soit pas moins de 20 ans de vie politique particulièrement troublée, et encore : Bruno Heller avait des idées pour cinq saisons, la dernière traitant de l'apparition de Jésus-Christ en Palestine et de son impact sur l'Empire Romain. Sa naissance ayant eu lieu quasiment 30 ans après la bataille d'Actium qui départagea les deux consuls, et le Christ ayant été (selon le mythe) crucifié à 33 ans, cela fait pas loin d'un siècle d'Histoire antique envisagée.

À la grande Histoire se mêlait évidemment la petite, et outre le réalisme poussé à son maximum, Bruno Heller, John Milius et William MacDonald s'amusaient également pour notre grand plaisir à imaginer l'histoire quasi-entièrement fictive d'un duo de centurions rivaux réel, mais tout juste mentionné dans La Guerre des Gaules de Jules César : le trop droit et honorable Lucius Vorenus et le mal dégrossi Titus Pullo. Des personnages principaux classiques, mais attachants et fils conducteurs de Rome tour-à-tour copains comme cochons ou emportés par des inimitiés politiques, mais toujours prêts à se sauver l'un l'autre de la mort ou du déshonneur.

 

photoTitus Pullo et Lucius Vorenus, meilleurs ennemis

 

POURQUOI TU NOUS AS MARQUÉS ?

On identifie HBO aujourd'hui comme une chaîne ayant au coeur de son ADN l'envie de concurrencer le spectaculaire du cinéma par de fastueuses et épiques sagas télévisuelles, mais cette politique est en fait assez récente. Conçue en 1965, il faut attendre le milieu des années 80 avant que la chaîne ne commence timidement à produire quelques programmes par elle-même, et la fin des années 90 pour qu'elle effectue une triple percée dans la comédie avec Sex and the City et dans le drame avec Frères d'armes/Band of Brothers et Les Soprano. Sur écoute/The Wire suit en 2002, puis vient Entourage en 2004.

 

 

Lorsque Rome est mise en branle, HBO est donc une chaîne remarquée et appréciée pour la qualité de ses productions, mais qui cherche à se diversifier et à frapper un grand coup avec un projet ambitieux. C'est le premier élément-choc de Rome : la série a des moyens considérables, et cela se voit à l'écran. Comme Carnivàle, c'est une des dernières séries tournées à l'ancienne, sans fond vert, en pellicule et avec de vrais figurants et des décors en dur.

Tout est fait pour rameuter le fan de péplum cyclopéen qui veut du rab de Gladiator ou de Troie, et si une telle débauche de moyens était déjà assez peu conventionnelle pour un film (Troie était à sa sortie un des films les plus chers de l'histoire), c'est tout simplement du quasi-jamais vu à la télé.

À sa sortie, la saison 1 de Rome est presque la plus chère de l'histoire de la télévision, derrière Urgences (sur la rivale NBC) et Frères d'armes, diffusée sur la même chaîne, mais dont les coûts étaient plus répartis entre HBO et DreamWorks, co-producteur majoritaire. Rome à l'inverse est vraiment le bébé d'HBO : sur le total des 100 à 110 millions de dollars qu'a coûté la première saison, HBO en a allongé 85. La saison 2 fera d'ailleurs encore monter la note jusqu'à un monstrueux 125 millions de dollars.

 

photoTout ça là, c'est du vrai décor

 

Pour vous donner un point de comparaison plus récent, une saison de Game of Thrones n'a jamais coûté aussi cher. Si la dernière saison a eu un budget plus élevé par épisode (15 millions de dollars contre 9 à 10 millions pour Rome), elle n'a coûté "que" 90 millions de dollars, tandis que le pic financier de la saison 6 aura plafonné à 100 millions de dollars. Et encore, ces chiffres ne sont même pas ajustés avec l'inflation.

Folie des grandeurs, mauvaise gestion du budget ou tentative ambitieuse, interprétez cela comme vous voulez, mais c'est un fait : Rome n'est pas faite pour marcher, mais pour rouler sur la concurrence, montrer les gros bras de la chaîne. Et si cela marche encore du feu de Dieu à l'écran, avec ses impressionnants temples, ses jardins luxuriants, ses scènes de baston de grande ampleur, ses palais égyptiens et ses libations orgiaques dans des villas luxueuses qui en mettent encore aujourd'hui plein les yeux, c'est aussi cette démonstration de puissance qui sera la perte de la série. Mais on y revient.

 

photoC'est qui le champion ?

 

Le second élément-choc de Rome, qui deviendra lui aussi une marque de fabrique d'HBO pour le meilleur et pour le pire, c'est son ton. Attirée par le réalisme historique très en vogue à l'époque, celui qui raconte l'Antiquité sans les Dieux et gratte le vernis mythologique qui romanise la notion de Héros (en jupette ou pas), Rome pousse les curseurs encore plus loin en osant titiller des territoires interdits pour le cinéma tout public. Un procédé qui nous paraît aujourd'hui assez normal après 10 ans de Game of Thrones ou encore 7 ans de Vikings, mais dont la marche à suivre a été définie par Rome... de même que celle à ne pas suivre.

 

photoIls sont fous ces Romains, mais ces deux-là sont carrément psychopathes

 

On est bien chez John Milius, Rome est crue, très crue, voire cruelle. Là aussi, une filiation évidente apparaît entre cette série et la future Game of Thrones, qui subira les mêmes critiques sur la gratuité de sa violence et de ses scènes de sexe avant que la chaîne ajuste un peu le tir. Tortures, membres arrachées, têtes fracassées, sexe SM, conspirations absurdes, viols, incestes, viols incestueux : Rome est dans ses bons moments un passionnant voyage historique et un labyrinthe politique aussi prenant que dangereux, mais aussi un vautrage fangeux complaisant dans le fantasme chic et choc pour prof de latin libidineux dans ses pires passes, ce que la presse d'alors ne manque déjà pas de relever malgré une réception globalement positive.

Autant d'éléments qui viennent alors bouleverser la série télévisée pour adultes et la font entrer de plain pied dans la modernité, mais qui, mal dosés, signeront l'arrêt prématuré de la série : Rome a pavé la voie, mais n'a pas su la pratiquer.

 

photoC'est beau, mais c'est loin

 

COMMENT es-tu PARTIE ?

Deux petits tours et puis s'en vont : Rome est soudainement annulée alors même que la saison 2 est encore en production. Bruno Heller raconte à Reuters :

"J'ai appris à la moitié de l'écriture de la saison 2 que la série s'arrêtait. Elle devait s'arrêter avec la mort de Brutus. La troisième et la quatrième devaient se dérouler en Égypte. Et la cinquième devait être l'avènement du Messie en Palestine. Mais quand on m'a dit que la deuxième saison serait la dernière, j'ai dû fourrer les saisons 3 et 4 dans la seconde, ce qui explique la vitesse éclair à laquelle on traverse l'Histoire vers la fin."

Et c'est peu de le dire : Brutus meurt à l'épisode 7 en -42, et la bataille d'Actium qui conclut la saison trois épisodes plus tard se déroule... en -31, 11 ans après ! Elle qui avait su respecter sa propre chronologie, Rome s'en va donc dans la précipitation et use de 1001 rustines pour achever toutes ses intrigues en trois épisodes à marche forcée, quitte à cruellement décevoir.

Ladite bataille d'Actium n'est même pas filmée, renvoyée pudiquement à une coupe entre deux épisodes, tandis que la scène finale entre Lucius Vorenus et Titus Pullo, bien qu'atteignant son objectif émotionnel, paraît brutalement austère : un désert, dix figurants en armure, un dialogue embué de larmes, emballé c'est pesé, circulez.

 

photoDes jupettes et des balais sur la tête, et c'est comme ça qu'on est remerciés ?

 

Mais alors, pourquoi ? Parce que malgré des audiences satisfaisantes pour la saison 1 aux États-Unis comme à l'international (sauf en Italie où elle coule), Rome coûte beaucoup trop cher et ne crève pas suffisamment les plafonds critiques et publics. Non seulement HBO ne peut pas suivre la cadence, mais en plus ses autres productions pâtissent sévèrement de la gourmandise de Rome (coucou Carnivàle). Une situation empirée par un incendie réduisant en cendres le décor reproduisant le Forum et les rues de Rome elle-même, une perte majeure donc.

Les audiences ont beau être satisfaisantes selon la chaîne et stables du pilote de la saison 1 jusqu'à son final, HBO est obligée de couper le cordon, faute d'argent.

 

photoEngagez-vous, rengagez vous...

 

CE QU'IL TE RESTAIT À FAIRE / CE QUE TU N'AS PAS PU FAIRE CORRECTEMENT

En théorie, il ne manque que le récit de la saison 5 et l'impact de la naissance du christianisme dans le projet imaginé par Bruno Heller, mais on ne peut que se prendre à rêver de ce qu'auraient pu donner les saisons 3 et 4 couvrant entièrement la dernière guerre civile romaine entre Octave et Marc-Antoine, dont l'Égypte fut le théâtre principal.

L'absence totale de la bataille d'Actium, pourtant un moment de bascule décisif qui a définitivement transformé la République en Empire, est également une grande source de frustration, alors même que Vikings consacre des demi-saisons entières à ses raids et multiplie les batailles navales d'ampleur.

 

photoEt là, Octave claque des doigts et paf, Marc-Antoine il meurt

 

Il est également évident que certaines intrigues historiques classiques n'ont pas reçu le traitement qu'elles méritaient, faute de temps. Si l'assassinat de Cicéron parvient à cueillir le spectateur grâce à un surprenant contrepied, l'exil puis l'assassinat de Brutus prend lui le chemin de la facilité et malgré une scène faisant joliment écho à l'assassinat de Jules César, tout son arc narratif ennuie à force de rester sur des rails efficaces, mais convenus.

La romance décadente entre Marc-Antoine et Cléopâtre a également assurément manqué de temps et de travail, tant elle est précipitée et recourt à des clichés énormes et archaïques, loin de l'intimité ambigüe qui lia les deux amants. Reste la composition de James Purefoy, délicieusement malsaine pour maintenir son personnage au niveau qui est le sien depuis la saison 1, mais cela sauve à peine les meubles, surtout face à une Cléopâtre nymphomane complètement ratée de sa première à sa dernière seconde à l'écran.

 

photoToi, t'es nulle

 

OÙ est-ce que tu REPOSES ?

Curieusement, dans l'esprit de peu de personnes, mais inconsciemment dans celui de nombreuses séries. Game of Thrones, Spartacus ou Vikings sont les épigones les plus évidents, mais on peut facilement retrouver des traces de l'ADN cru de la série dans d'autres créations ayant des cadres spatio-temporels bien différents.

Un simple coup d'oeil à True Blood, The Walking Dead, Deadwood, ou encore Altered Carbon suffit pour apercevoir les traces d'une formule maintenant très répandue de soap-opera sombre et brutal, expérimentée il y a maintenant 15 ans par HBO et dont Rome fut l'un des sujets tests les plus représentatifs.

 

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commentaires
Fredoxx
26/12/2022 à 16:44

Merci de mentionner Carnivàle, série tombé dans l'oubli. Mais qui reste un sommet de maîtrise narrative et esthétique. Quant à Rome, l'ensemble impressionne, mais la saison 2 est bâclée pour les motifs évoqués. Néanmoins l'annulation est beaucoup moins frustrante que pour ses petites sœurs : Deadwood et Carnivàle..

Morcar
14/12/2022 à 09:38

C'était tellement meilleur que GoT !
Mais je ne pense pas que ça aurait pu tenir des années de plus, de toute façon.

@Fab77, Rome n'a pas eu le droit à une diffusion française digne de ce nom, ça joue aussi. Et puis sur une grande chaine française ça n'aurait pas pu être diffusé avant 23h. C'est forcément le type de série qui vise un public limité.

samirzid@outlook.com
29/10/2022 à 17:06

c'est vrai que c'est une excellente strie, seulement je trouve qu'elle a été entachée de scènes qui font partie beaucoup plus du domaine érotique qu'historique. C'est bien dommage.

Fab77
22/08/2021 à 05:04

Malheureusement, le Francais moyen ne s intéresse pas à l histoire...Il préfère regarder les séries à la con de TF1. C'est à pleurer. Si un film pouvait sortir, accompagné d'une bonne promo, ça ne pourrait que faire top au box office. Du moins je l'espère.

Nico
01/01/2021 à 16:57

On sent effectivement que les derniers épisodes de la saison 2 tente de raccrocher les wagons pour réussir à donner une conclusion à cette magnifique série. Mais le véritable gros point noir de Rome: le personnage de Cléopâtre , réduite à une gamine capricieuse et nymphomane

Birdy ad vitam eternam
31/12/2020 à 18:19

Pareil, Rome, c'est ce duo (Asterix et Obelix quand même) génial, ces conspirations venimeuses, un grand Jules Cesar, et un amour de l'Histoire qui transpire dans chaque épisode. Même raccommodée, la dernière saison m'avait plu.

caribou
31/12/2020 à 13:12

Toutes ces bonnes choses pas si lointaines disparues a cause du public de c*ns d'aujourdh'ui. Je les maudit. Bonne année aux autres , s'il en reste.

captp
31/12/2020 à 12:34

@nico35600 : il me semble que c'est un peu comme rome avec une annonce de non reconduction en cour de saison et les arcs fini a l'arrache mais on me reprendra pour apporter des éléments ;).

Steve
07/04/2020 à 15:10

Ah là là, Rome, nettement meilleure que GOT

nico35600
29/03/2020 à 18:54

@captp
Carnival n'a pas eu de fin contrairement à Rome de mémoire

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