Un Œil Bleu Pâle, avant le film Netflix : quand Edgar Poe rencontre Sherlock Holmes

Judith Beauvallet | 5 janvier 2023 - MAJ : 05/01/2023 11:57
Judith Beauvallet | 5 janvier 2023 - MAJ : 05/01/2023 11:57

Avant qu’on ne puisse découvrir The Pale Blue Eye sur Netflix ce vendredi 6 janvier, retour sur le roman de Louis Bayard qui l’a inspiré : Un Œil Bleu Pâle, réédité le 5 janvier au cherche midi éditeur.

Après Les Brasiers de la colère, Hostiles et Affamés, Scott Cooper revient sur nos écrans – de télévision, cette fois, via Netflix – avec The Pale Blue Eye, un film policier situé en 1830 et dans lequel Christian Bale campe un ancien commissaire chargé d’enquêter sur un meurtre mystérieux. Dans cette tâche, il sera aidé d’un jeune Edgar Allan Poe pas encore rendu célèbre par ses écrits.

 

 

Ce film est l’adaptation du roman du même nom écrit par Louis Bayard, publié en 2006 et réédité le 5 janvier au cherche midi éditeur. Entre invention et hommage, retour sur le roman qui a fait du célèbre auteur un personnage.

 

Un Œil Bleu Pâle : photoUn Œil Bleu Pâle réédité le 5 janvier

 

Rentrée des classes

Edgar A. Poe, qu’on ne présente plus mais qu’on va présenter un peu quand même, aura profondément marqué la littérature et la culture occidentale à travers ses poèmes et nouvelles aussi enchanteurs que macabres. Sa vie comme sa mort restent à ce jour pleines de mystères, et il n’aura pas fallu longtemps pour que sa personne devienne source d’inspiration, au même titre que ses œuvres, que ce soit à l’écran ou à l’écrit. On se souvient notamment de sa version badass dans L’Ombre du Mal où il était incarné par John Cusack, et de sa version plus vraie que nature dans Twixt où c’est Ben Chaplin qui lui prêtait ses traits.

Chez Louis Bayard, on découvre un Poe tout jeune, recrue inattendue d’une école militaire où il détonne parmi ses petits camarades en uniforme. Le romancier fait le pari de s’inspirer de l’auteur légendaire pour créer son univers et son enquête, tout en fictionnalisant le jeune Edgar, ou plutôt le « 1ère année Poe », comme l’appelle le commissaire Landor, qui est narrateur.

 

L'Ombre du mal : photo, John CusackJohn Cusack leur fait la Poe (L'Ombre du Mal)

 

A l’école militaire de West Point, un jeune cadet nommé Leroy Fry est retrouvé pendu à un arbre. Un suicide, semblerait-il. Mais alors que son corps repose à la morgue ce soir-là, il disparaît pour ne réapparaître que le lendemain, après que quelqu’un lui a volé son cœur. Pas comme quand Jean-Jordan a volé le cœur de Marie-Jessica en 5eB, bien sûr, là on parle de découper des côtes pour partir à la pêche au battant sans rien recoudre ensuite.

Le commissaire Gus Landor est chargé d’enquêter sur cette sordide affaire (le cadavre, pas les amourettes de Jean-Jordan), et, de fil en aiguille, on en vient à comprendre sans surprise aucune qu’il s’agissait en fait d’un meurtre. Le bourru mais sympathique Landor, sensible aux dons d’observation du jeune Edgar Poe, décide de le recruter pour l’aider à découvrir qui a bien pu charcuter son camarade de classe (Leroy Fry, toujours pas Jean-Jordan).

 

The Pale Blue Eye : photo, Christian Bale, Harry Melling Concours de cha-poe (The Pale Blue Eye)

 

Poe lissé et policier

Ce résumé fait, précisons que le roman de Louis Bayard ne vise en aucun cas à raconter fidèlement ce qu’aura pu être la vie de Poe lors de son passage à West Point en 1830. Les autres aspects de sa vie évoqués au cours de l’histoire sont aussi largement romancés : on a bien affaire ici à un personnage de fiction qui n’emprunte à son modèle que son nom et son aura fantastique, et il ne faudra y chercher aucun aspect documentaire. 

Bayard prend d’entrée de jeu un parti assez étonnant : relayer la figure emblématique de Poe au rang de personnage secondaire. Le récit principal nous est en effet rapporté par Gus Landor, l’enquêteur, qui va prendre le jeune poète sous son aile.

Mais le tour de passe-passe est malin : alors que le seul récit donne l’impression que Poe est un sujet d’étude et d’observation pour Landor, le style pour lequel opte Bayard ajoute une dimension plus intéressante. En effet, dès les premières pages, alors que Landor parle à la première personne, il interrompt de temps à autre sa description des événements et des dialogues pour corriger ce qu’il nous rapporte, comme s’il n’était pas sûr de sa mémoire. Un détail qui a son importance quand on sait que Poe a écrit de nombreuses nouvelles racontées par des narrateurs pas toujours très stables, qui nous parlent à travers le prisme de leurs névroses, voire de leur folie criminelle (Le Chat Noir, Le Cœur Révélateur…), et nous livrent des versions plus ou moins transformées de leur histoire.

 

L'Empire de la terreur : photoPeter Lorre en poe-chard (L'Empire de la Terreur)

 

Cet aspect du style choisi par Bayard est un joli clin d’œil pour les amateurs de Poe, et permet surtout de donner des clefs sur le développement du récit. Bien vite, c’est le personnage secondaire de Poe qui, malgré sa personnalité décalée, apparaîtra comme un repère plus fiable pour le lecteur que le héros et narrateur principal de l’histoire.

Si Edgar Poe est connu pour son esthétique gothique et ses poésies macabres, il doit aussi sa renommée à ses nouvelles policières aux intrigues habilement ficelées et aux retournements inattendus, comme La Lettre Volée ou Le Mystère de Marie Roget. Leur protagoniste ? Le chevalier Auguste Dupin. Oui, « Auguste », comme le Gus Landor qui mène l’enquête d’Un Œil Bleu Pâle, et qui tient déjà son nom de famille de la nouvelle Le Cottage Landor.

Bayard propose son roman comme une sorte de chainon manquant entre Poe et Dupin, à travers Landor qui est à la fois modèle à suivre et sujet de dissection intellectuelle. Si ce qu’on sait de la vie de Poe indique qu’il n’a conçu ses raisonnement d’enquêteur que depuis son bureau, il est évidemment plaisant d’imaginer qu’il a pu lui-même être un Dupin en herbe avant de créer son protagoniste phare.

 

The Pale Blue Eye : photo, Christian Bale, Harry MellingToujours partants pour prendre un poe (The Pale Blue Eye)

 

Le maître et l’élève

Un petit jeu de piste s’installe donc au fur et à mesure du roman : entre un clin d’œil à Double Assassinat dans la Rue Morgue par-ci ou une citation de Ligeia par-là, les références à l’œuvre de Poe sont disséminées un peu partout dans l’histoire. Même si elles ne sont pas toujours des plus subtiles, elles décrochent un sourire aux connaisseurs et participent à créer l’univers dans lequel le futur auteur trouvera l’inspiration de ses chefs-d’œuvre. Par ailleurs, elles invitent le lecteur à participer à l’enquête, car qui saura les comprendre y verra des indices sur le déroulé de l’histoire, et sera accompagné vers sa résolution.

Mais, à vouloir s’inspirer de la littérature de Poe, le roman de Bayard tombe parfois dans les mêmes écueils. L’un des motifs poétiques principaux de Poe était de décrire le tourment d’un narrateur suite à la mort de la belle jeune femme dont il était éperdument amoureux. Et c’est là toute la place qu’occupent ses personnages féminins : ces fameuses « femmes dans le frigo », mortes ou bientôt mortes, n’existent que par l’obsession qu’un homme voue à leur image ou leur souvenir.

 

Twixt : photo, Val Kilmer, Ben Chaplin, , Francis Ford CoppolaCoup de Poe (Twixt)

 

Bayard tombe assez cruellement dans ce schéma, et même si on peut y voir une fidélité aux thématiques poesques, dans un récit policier classique, c’est parfois un peu plus maladroit que dans des poèmes torturés du XIXe siècle. Untel a perdu une mère, l’autre une femme ou une fille ou les deux ; la place des amantes est bien incertaine et le récit se complaît surtout dans la description de leur plastique.

C’est toute la complexité du défi que se fixe Bayard : s’approprier Poe sans pour autant s’y mesurer, car peu d’auteurs peuvent y prétendre. Pourtant, le romancier assume la difficulté de la tâche et s’amuse à faire narrer des passages par le jeune Poe, et à le faire montrer ses poèmes à Landor. Un exercice parfois périlleux, certaines maladresses de Bayard contrastant avec la rigueur de son modèle, mais aussi parfois plaisant tant on aime voir nos idoles ramenées à des figures plus accessibles au travers d’une fiction qui nous change des approches théoriques et scolaires.

 

The Pale Blue Eye : photo, Harry Melling, Harry LawteyDiscussion fort à pro-poe (The Pale Blue Eye)

 

Elémentaire, mon cher Dupin

Car, par ailleurs, nul doute que Bayard maîtrise son exercice principal : celui du polar à la sauce début XIXe. Cette école militaire où les boutonneux filent doux sous les ordres de galonnés aussi fiers que bas du front, le cadavre de ce malheureux dont on suit la lente décomposition dans un bain d’alcool, cette taverne où on vient se réchauffer le gosier quand on fait le mur… Les descriptions sont généreuses et l’atmosphère est palpable.

Il est appréciable d’avoir une légère variante au polar victorien que l’héritage de Sherlock Holmes ne se lasse pas de produire depuis environ la nuit des temps. Sherlock Holmes est d’ailleurs le descendant direct d’Auguste Dupin, et alors que le crush de Watson a assez largement éclipsé son ancêtre, le petit retour aux sources que propose Bayard ne fait pas de mal.

 

Sherlock Holmes : photo, Jude Law, Robert Downey Jr.De beaux ori-poe (Sherlock Holmes)

 

Bayard n’oublie pas d’emprunter à ces prédécesseurs l’élément qui donne tant de saveurs à leurs récits : le fameux twist. Ingrédient à la mode désormais presque obligatoirement compris dans la formule, il peine à rester tout à fait surprenant. On a trop l’habitude de le voir intégré à une histoire pour le simple plaisir de twister. Ici, il conclue pourtant une progression logique, et permet aussi de renforcer la pertinence du personnage d’Edgar Poe au sein de l’histoire. Bayard parvient donc à réunir les éléments qui font de son roman un récit policier moderne et actuel, tout en restant cohérent avec l’univers littéraire auquel il rend hommage. 

De Preminger à Shyamalan, le twist est aussi devenu un rebondissement scénaristique incontournable au cinéma, et Un Œil Bleu Pâle est un roman résolument cinématographique dans ses images et dans ses codes. Pas étonnant, donc, qu’on le retrouve aujourd’hui adapté pour l’écran, tant sa formule semble correspondre aux adaptations de ces dernières années. Entre les revisites de Sherlock Holmes sous les traits de Benedict Cumberbatch ou Robert Downey Jr et les adaptations intempestives d’Agatha Christie signées Kenneth Branagh, le roman de Louis Bayard semble être calibré pour leur emboîter le pas afin de ramener Poe sur le devant de la scène.

 

Le secret de la pyramide : photo, Nicholas RowePrendre la poe-se (Le Secret de la Pyramide)


Néanmoins, pour faire un parallèle cinématographique plus exact avec le roman, il faudrait remonter un peu en arrière, jusqu’en 1985. Quand Barry Levinson réalise Le Secret de la Pyramide, c’est pour mettre en scène un tout jeune Sherlock Holmes dans une première enquête qui définira tout le personnage qu’on connaîtra par la suite. Avec peut-être davantage d’humour mais une structure très semblable, on peut voir en Un Œil Bleu Pâle le pendant poesque et littéraire de ce joli film trop souvent oublié.

S’il ne fait aucun doute que Scott Cooper a une patte plus sombre que celle d’un Barry Levinson, peut-être empruntera-t-il une route semblable et réussira lui aussi le pari de raconter la genèse fantasmée d’une légende littéraire.

Ceci est un article publié dans le cadre d'un partenariat. Mais c'est quoi un partenariat Ecran Large ?

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.
Vous aimerez aussi
commentaires
Janus
22/01/2023 à 22:05

Franchement
Le twist de la fin, si on est minimum présent, lucide, clairvoyant... ne tient pas. Absolument pas crédible.

petitbiscuit
17/01/2023 à 18:48

Film correct mais avec toutefois peu d'ambition, potentiellement le tournage a été tourné en 2 semaines.

Aucune plus value pour un deuxième visionnage, une fois vu on y revient plus.

Cecile
09/01/2023 à 14:57

J ai vu le film et je l ai adoré

Fredisdead
08/01/2023 à 21:08

Le partenariat a marché puisque c'est grâce à lui que j'ai regardé le film qui mérite un "c'est pas mal" mais surtout un "j'attendais tellement mieux".

LongDuSbooob
06/01/2023 à 18:31

Vous avez oubliez le poe-pourri avec jeffrey combs..