Vagues de licenciements dans le jeu vidéo : une industrie en danger ?

Léo Martin | 31 janvier 2024 - MAJ : 31/01/2024 13:39
Léo Martin | 31 janvier 2024 - MAJ : 31/01/2024 13:39

Après Microsoft et SonyEmbracer Group annonce une nouvelle vague de licenciements inquiétante. On fait le point sur la crise actuelle.

Quand on écrit sur l’industrie du jeu vidéo, on évoque souvent nos craintes pour l’avenir. Quel avenir pour les plateformes à abonnements ? Quel danger représentent les IA pour ce secteur ? Bref, on se projette beaucoup, mais parfois, il est aussi utile de commenter non pas la crise à venir, mais la crise présente. 

Selon le site Video Games Layoffs, environ 10 500 travailleurs de l’industrie vidéoludique ont perdu leur emploi, en 2023. Et on estime que plus de 5000 ont déjà été licenciés depuis ce début 2024. Soit presque la moitié de ce qui a été recensé l’année dernière, en seulement un mois. Et avec les récents renvois chez Eidos Montreal, en plus de l’annulation d’un jeu très attendu, il est temps de faire un bilan sur ce qui se passe.

 

 

Embracer divise 

Après tant d’autres studios, c’est donc au tour d’Eidos Montreal (Gardiens de la Galaxie, Mankind Divided) d’accuser un coup terrible. Embracer Group, qui a racheté la firme en 2022, a récemment officialisé le licenciement d’une centaine d’employés et l’annulation du prochain jeu Deus Ex, qui était pourtant en développement depuis plus d’un an. 

Bien que déprimante, la manœuvre d’Embracer n’est pas surprenante puisque le groupe avait déjà supprimé 900 postes en 2023, parmi les studios Crystal Dynamics, Beamdog, Zen Studios et Fishlabs. Ce n’est donc que la suite d’un grand ménage. Et celui-ci n’est pas un phénomène isolé, très loin de là. Depuis le rachat d’Activision-Blizzard, Microsoft est l’exemple le plus flagrant des restructurations brutales, entraînant des dégraissages d’effectifs apparemment sans fin. 

 

Deus Ex : Mankind Divided : photoDeus Ex était cyberpunk avant que le cyberpunk ne soit cool

 

Après l’une des fusions les plus coûteuses de l’histoire de l’industrie, le fabricant Xbox a effectivement placé la barre très haut dans la lime des dépenses et les coûts. C’est à la multinationale que l’on doit aujourd’hui ce taux si élevé de licenciements dès le début 2024. Pas moins de 1900 postes supprimés entre Activision, Bethesda et Xbox. Soit 8% de l’ensemble des employés de la division jeu vidéo de Microsoft. Et ce n’est pas près de s’arrêter puisqu’on apprend tout juste que des postes dans la section e-sport vont aussi être supprimés. 

Cette ablation de ressources humaines, elle a de quoi chambouler. Aujourd’hui, plus que jamais, le travail dans l’industrie vidéoludique paraît devenir de plus en plus précaire. Car si on évoque les cas édifiants de Microsoft et Embracer, dont le destin des employés est plus incertain que jamais, c’est en réalité plus d’un gros tiers des entreprises de jeu vidéo qui est touché. 

 

World of Warcraft : photoPendant ce temps, Activision se trouve un nouveau roi (ou une reine plutôt)

 

les années terribles 

Dans la dernière enquête de GDC (Game Developers Conference), plus de 3000 développeurs travaillant dans des studios indépendants et AAA ont été interrogés sur l’évolution de leur secteur durant la période d’octobre 2022 à octobre 2023. Parmi les réponses obtenues, 35% des développeurs ont déclaré avoir vu leur lieu de travail être affecté par des licenciements au cours de cette période. 7% ont été personnellement licenciés, 17% ont indiqué que des collègues de leur département avaient été remerciés, et 11% ont signalé des réductions d’effectif dans d’autres équipes ou départements.

Toujours selon l’enquête, les développeurs QA semblent être les plus susceptibles d’être licenciés. Une très majoritaire inquiétude pour l’avenir s’est ainsi dégagée de l’ensemble des réponses de l’étude. Beaucoup croient que les choses ne s’arrangeront pas en 2024. Et ce premier mois de janvier ne leur donne certainement pas tort.

 

The Last of Us - Part II : photoMême Naughty Dog a dû annuler un de ses projets et licencier 25 employés (une première pour le studio)

 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire en voyant les cas de gros groupes comme Embracer ou Microsoft, ses licenciements de masses ne sont pas uniquement l’effet de restructuration suivant des fusions d’entreprises. Si on évoque Ubisoft, BioWare, Striking Distance, Team17, Frontier Developments, CD Projekt Red, Naughty Dog ou Telltale Games (parmi de nombreux autres), on constate les mêmes problèmes. Annulations de jeux, diminutions des effectifs, paniques dans les équipes internes. 

Tout ça donne plutôt le sentiment d’une évolution radicale de l’industrie qui, non contente d’avoir généré environ 188 milliards de dollars en 2023 (soit 2,6% de plus qu’en 2022, selon NewZoo), dégraisse, malgré tout, ses ressources humaines et sans en expliciter la cause. C’est d’autant plus tragique que l’on s’était tous réjouis d’avoir pour 2023, une excellente année de jeux, qui a d’ailleurs été largement célébrée aux Game Awards, sans jamais un mot pour ce qui se passait dans les coulisses.

 

Deus Ex : Mankind Divided : photoIl est temps de se syndiquer

 

la faute au game pass ?

Une hypothèse qui pourrait expliquer cette politique de licenciements, malgré les profits, pourrait être l’investissement colossal qui est désormais placé dans les plateformes à abonnement. Pour que le Xbox Game Pass soit rentable, Phil Spencer (patron de Xbox) avait expliqué qu’il fallait dépenser plus d’un milliard de dollars par an, afin d’acquérir des jeux pour son catalogue payant. Une dépense pas anodine puisqu’elle sert aussi d’exemple à la concurrence. 

On peut aisément imaginer que la stratégie de Microsoft soit de dépenser moins dans le développement de ses jeux, pour enrichir sa plateforme avec ceux des autres. Ainsi, la multinationale et ses studios (Bethesda, Activision, Xbox, Blizzard,...) auraient moins besoin de développeurs. Et peuvent économiser en réduisant leurs ressources. Un calcul terrible, mais pragmatique qui pourrait être aussi celui de Sony. Le rival de Microsoft a lui aussi licencié à tour de bras en octobre dernier, après la démission de Jim Ryan (PDG de PlayStation). Et de nombreux développeurs de chez Bungie (premier studio victime de ce grand ménage) s’étaient d’ailleurs dits dégoûtés de la direction que prenait PlayStation. 

 

 

des heures sombres à venir

PlayStation, lui aussi, assume d’avoir pour objectif la monétisation au long terme de ses produits, incluant donc les jeux-service (autres acteurs majeurs de l’industrie actuelle) et leur propre plateforme, le PlayStation Plus. Et ainsi, la concurrence féroce qu’entretiennent Xbox et PlayStation pour la domination du marché alimentera une pernicieuse boucle pour leurs employés. Pour augmenter les frais de leur plateforme, chaque compagnie fera des économies sur son personnel : que ce soit des baisses de salaires et des suppressions de postes dans les secteurs créatifs. 

Et lorsque l’on voit qu’Ubisoft s’élance aussi avec enthousiasme dans le sillage de Xbox et PlayStation (annulations de jeux en pagaille, 124  licenciements en novembre derniers, puis augmentation des prix de sa plateforme), on se dit que ce n’est tristement que le début. En somme, si c’est bien vers ce modèle que se dirige l’industrie tout entière, on peut redouter que 2024 (et les années suivantes) soit encore plus difficile pour l’industrie.

 

Baldur's Gate 3 : photoLarian a assuré que Baldur’s Gate 3 ne serait jamais sur une plateforme à abonnement

 

De plus, comme l’avait dit sur Twitter le PDG de Larian Studio, Swen Vincke, les plateformes à abonnement risquent d’entraîner une sélection plus stricte des productions vidéoludiques. Seuls les jeux avec les meilleurs résultats (les plus rentables, donc) seront gardés, et le reste sera éliminé. Ce qui signifie un droit à l’échec de plus en plus minime pour les studios, sous peine d’être élagués. Cela pourrait aussi entraîner les grosses entreprises à privilégier toujours plus le modèle des jeux-service, qui aujourd’hui gangrènent même les studios spécialisés dans les jeux solos (comme on le voit récemment avec le jeu Suicide Squad).

À terme, ça signifie donc que la liberté artistique ou les prises de risques seront synonymes de danger pour les développeurs. Entre ça et Ubisoft qui nous a récemment fait savoir qu’il fallait nous déshabituer à l’idée de posséder nos jeux vidéo, on a de quoi se faire des cheveux blancs. La situation semble grave et même s’il est difficile de dire avec certitude vers quoi on se dirige ou même si nos propres déductions sur le sujet sont totalement justes, il est clairement temps de s’inquiéter et de continuer à s’informer sur la question. Et pour les développeurs, l’ère des syndicats et des grèves doit vraiment arriver.

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commentaires
Buck
02/02/2024 à 22:19

Est-ce que l'on ne peut pas aussi mettre tous ses licenciements sur le dos de boîtes qui sont obsédées par le fait de grossir de manière déraisonnée ? A force de vouloir à tout prix devenir des géants, en rachetant à tour de bras tous les studios concurrents, elles finissent par se retrouver avec un surplus de personnel à gérer dont ils ne savent plus quoi foutre.

Geoffrey Crété - Rédaction
02/02/2024 à 15:29

@Grohu

Modérer, ce n'est pas censurer.
Modérer, c'est notre responsabilité, pour protéger cet espace d'échange. Donc on modère les messages répréhensibles, débats qui n'ont pas leur place sur Ecran Large, et comportements de trolls par exemple (comme les gens qui utilisent différentes adresses IP pour attaquer quelqu'un ou provoquer les autres).

Par ailleurs, il y a beaucoup de cas où quelqu'un va juger un message ok tandis que d'autres diront que ce n'est pas ok. C'est pour ça que je vous disais qu'on se fait engueuler dans tous les sens, parce que chacun peut définir les limites de différentes manières. La modération est un vaste sujet, et il existe beaucoup d'articles et reportages qui en parlent depuis des années (que ce soit l'aspect juridique, ou l'aspect humain).

Pour toute précision concernant le sujet, quelques textes officiels :

Legifrance et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006070722

https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F32075#:~:text=Si%20vous%20%C3%AAtes%20victime%20d,contre%20l'h%C3%A9bergeur%20du%20site

Grohu
02/02/2024 à 10:47

Et bien dans se cas mon message n'a pas du fonctionner. Et ce plusieurs fois. Mais peu importe. Vivement le nouveau système de commentaire pour éviter les doutes et les frustrations.
Après sur le sujet de la censure, ne devrait pas être censuré que les propos répréhensible ?

Geoffrey Crété - Rédaction
01/02/2024 à 23:56

@Grohu

Et je me demande toujours ce qu'on aurait "censuré" oui. On nous reproche chaque semaine de trop et pas assez modérer. On laisserait passer des messages qui mériteraient d'être modérés, et on modère des messages inoffensifs qu'on censurerait (mais juste de temps en temps, sans pour autant virer tout message qui nous critique, ce qui rend l'idée de "censure" amusante : on "censure" quoi en fait, puisque ça critique librement Ecran Large sur les articles chaque jour ?). Peu importe ce qu'on fait, on nous le reproche. Personne ne semble satisfait, y compris nous.

Comme je l'ai déjà dit dans diverses discussions ici : dans les prochains mois, on va pouvoir reprendre en main cette section commentaires avec un accès qui sera limité aux gens ayant un compte, comme un peu partout sur les sites (on défendait l'accès libre et simple, mais c'est devenu ingérable malgré un temps faramineux investi dans ces commentaires, la preuve je vous réponds un jeudi à minuit). Un nouveau fonctionnement plus carré, histoire de ne plus avoir à gérer au quotidien les montagnes de spams, adresses IP qui multiplient les pseudos et autres trolls, et qui devrait remettre les débats civilisés en avant (comme sur notre Discord, où depuis un an c'est parfaitement civilisé sur plein de sujets parfois très tendus).

Geoffrey Crété - Rédaction
01/02/2024 à 18:00

@Grohu

Il y a pourtant pas mal de commentaires négatifs en dessous (comme sur un bon nombre de nos articles, où on nous reproche le fond et la forme au quotidien : c'est le jeu), donc à quoi bon "censurer" et les laisser eux...?

Grohu
01/02/2024 à 16:59

Ça censure grave ici ! Pourtant l'article est pas sans défaut d'information. Dommage de ne pas pouvoir clarifier certains points en commentaire...

mshb
01/02/2024 à 12:03

Tres limite au niveau des explications... Quand on sort de la pure critique cinema, c est faible.

Sanchez
01/02/2024 à 08:15

Il y a beaucoup de trop gens travaillant dans les industries du divertissement mais pas de contrat à 60k par an pour tout le monde, le cinéma en France est sauvé par le cnc mais il vaut mieux changer de secteur, par exemple l'agriculture ou le BTP embauche, l'hôpital aussi.

Chris11
31/01/2024 à 22:11

Beaucoup de mots et peu de travail de recherche sur le pourquoi, à part quelques hypothèses classiques et le sempiternel "gneugneu c'est la faute du capitaliiiismeuuu". Bref niveau journalistique, c'est comme dhab, assez faible.
Je vomis la monétisation systématique des jeux, j'adore les jeux old school, rétro, pas en ligne... mais je suis une espèce rare. Si la majorité est prête à prendre ce virage, comment en vouloir aux entreprises de suivre le mouvement ?
C'est comme critiquer Bezos en oubliant de citer les abonnés à Amazon Prime, Premium etc il faudra un jour rappeler que la cb est le bulletin de vote le plus puissant, et qu'il entraine une responsabilité.

Eddie
31/01/2024 à 18:41

Les jeux comme les films, mêmes causes mêmes effets! Standardisation de la production, développement du streaming, abandon des supports physiques… ombre planante et menaçante de l’IA sur bien des emplois de cette industrie….

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