M. Night Shyamalan: la chute de l'enfant prodige

Guillaume Meral | 7 juin 2013
Guillaume Meral | 7 juin 2013

En 1999, un petit film fantastique sorti de nulle part, mettant en vedette un Bruce Willis transfiguré et un réalisateur au nom improbable derrière la caméra traumatise les spectateurs et explose le box-office. Le phénomène Sixième sens propulse M. Night Shyamalan en orbite après deux films passés inaperçus (Praying with anger et Wide awake) et fait du réalisateur âgé d'alors 29 ans l'un des artistes les plus influents d'Hollywood. Presque 15 ans plus tard, le golden-boy a fait son temps : les casseroles trainées par le cinéaste ont éclipsé ses succès dans l'inconscient collectif, son nom devient synonyme de pantalonnade, le public ne suit plus, et les critiques prennent un malin plaisir à sauter à pieds joints sur le cadavre encore fumant de celui qu'elles portèrent aux nues. Bref, Shyamalan est passé du statut de fils préféré à celui de brebis galeuse de la grande famille hollywoodienne, et ce n'est pas le bide d'ores et déjà acquis d'After Earth, son nouveau film en salles depuis mercredi, qui risque d'inverser la tendance. Que s'est-il passé pour que le conte de fées à l'américaine se transforme en « rise and fall » cinglant pour l'un des réalisateurs les plus doués de sa génération ?

 

L'arrivée de Shyamalan sur le devant de la scène avec Sixième sens tient encore aujourd'hui d'un coup de force que peu de réalisateurs dans l'histoire ont été capables de provoquer. Non  content de battre tous les pronostics concernant les entrées en salles, de créer un consensus quasi-unanime autour de son film, d'ouvrir une brèche dans laquelle va s'engouffrer dix ans de cinéma de genre (« film de fantômes avec enfants et twists à la fin »), Sixième sens offre à Shyamalan ce que les autres cinéastes doivent construire sur la durée : l'assentiment populaire, total et sans réserve de son identité artistique. Une position qui n'est pas sans rappeler celle dans laquelle d'une patte qui n'appartient qu'à lui s'est retrouvé un certain Steven Spielberg, modèle avoué du réalisateur, également propulsé sous les spotlights  au lendemain du phénomène Les dents de la mer.

De fait, Shyamalan va profiter de se voir remettre les clés de la ville, et de la confiance sans réserve attribué par une major d'envergure (Disney), en tout cas jusqu'à La jeune fille de l'eau, pour faire ses films comme il l'entend. Si son style épuré s'accorde de façon naturelle à un genre reposant par essence sur la perturbation progressive du quotidien par le surnaturel (le film de fantômes avec Sixième sens), la conciliation relève presque de l'exercice conceptuel dans le cas du film de super-héros (Incassable) ou d'invasion extra-terrestre (Signes). Un écueil que le réalisateur a tôt fait d'évacuer dés les premières images, pénétré de cette capacité à synthétiser les problématiques abordées en reléguant les attendus spectaculaires de rigueur au rang de superflu. Alors que d'aucuns ne cess(ai)ent de s'épancher sur un cinéma populaire américain vendu à une politique de l'effet cache-misère, Shyamalan contredit cette assertion de salon par une économie dans le contenu qui n'a d'égal que la complexité de sa mise en scène. De fait, le réalisateur renoue avec un cinéma proche dans l'esprit de celui d'Alfred Hitchcock, dans la mesure où l'on attend avant tout de lui qu'il fasse acte de transgression vis-à-vis du genre et de l'imaginaire qui lui est associé. Le spectacle de sa mise en scène constitue un attrait en soi.

Ainsi, son génie  réside  dans sa propension à rendre sensible des points de vue parfois presque conceptuels. L'exemple de Signes est éloquent, avec son invasion d'aliens vécue depuis le regard d'une famille de fermiers encore endeuillée par un drame récent. Les monstres sont aussi repoussés hors/champ pendant la majorité du long-métrage (manière de radicaliser la méthode Spielberg), et même lors du climax, le jeu sur les cadres et les ombres les empêchent de se dévoiler totalement. La frustration pointerait le bout de son nez chez d'autres réalisateurs moins maîtres de leur art, mais chez Shyamalan le dispositif fonctionne à plein. En effet, ce qui l'intéresse, ce n'est pas tant le genre en  tant qu'univers et réseau de codes à matérialiser que son interaction dramatique avec la crise existentielle de ses personnages. Une approche intimiste, qui atteint son point culminant dans des scènes répondant sur le papier à une pure logique structurelle (le repas dans Signes), ou dans des instants-types dans lesquels le réalisateur choisit constamment de se concentrer sur le dénominateur humain le plus fondamental (la crise d'asthme du fils de Mel Gibson). La quintessence du cinéma de Shyamalan réside dans ces moments durant lesquels sa démarche prend tout son sens, dans cette capacité à condenser ses enjeux dans l'anodin, à transformer des péripéties à priori secondaires (ou accessoires) en monument de cinéma à la sensibilité exacerbée.  Dans un domaine gangréné par la surenchère, Shyamalan est celui qui a replacé le cinéma de genre à la portée du vécu de M. Tout le monde.

Contrairement à bon nombre de ses confrères ou de ceux qui lui ont emboité le pas, l'épure ne saurait constituer chez Shyamalan une caution à la vacuité artistique, ou une coquetterie d'auteur figé dans sa posture. La démarche répond avant tout à un besoin existentiel, celui de saisir le parcours de personnages paumés, se mouvant hagard dans leur vide spirituel, à la recherche de leur place dans la Grande histoire (encore un trait commun avec Spielberg). Or, le genre constitue précisément un terreau dans lequel va pouvoir se développer la quête d'identité des personnages, qui vont trouver leur place au sein de cet univers codifié venant bousculer la mélancolie de leur quotidien.

Tout concourt chez Shyamalan à appuyer cette trajectoire, y compris un art du twist qui, loin de l'artificialité roublarde dans laquelle le procédé a pu tomber par la suite, cristallise cet instant libérateur et salvateur durant lequel les héros fissurés finissent par trouver leur place en acceptant la mythologie dans laquelle ils évoluent. Paradoxalement, en reléguant le genre en toile de fond, Shyamalan le rend plus ostentatoire, presqu'irréel lorsqu'il va jusqu'à oraliser sa confrontation avec la normalité (en cela, Shyamalan est un pur produit des années 2000, à l'instar d'Andy et Lana Wachowski).

Un aspect particulièrement prégnant dans Incassable, son œuvre la plus aboutie à ce jour, dans lequel la théogonie des super-héros est ouvertement discutée, comme pour accentuer l'iconoclasme de la situation (voir ce plan durant lequel le personnage d'Elijah adolescent observe son reflet dans l'écran de la télévision, comme pour appuyer sa déréliction vis-à-vis du monde et de ses représentations). Un décalage assumé jusque dans sa révélation finale, qui cristallise à elle-seule la raison d'être du cinéma de Shyamalan : donner un visage humain à la l'archétype, quitte à bousculer les repères moraux traditionnels ; remettre le monde en contact avec ses croyances.

C'est sans doute eu égard à cette profession de foi profondément fédératrice, indissociable de sa mise en image pour le public, que l'on peut expliquer les controverses ayant accompagné la sortie du Village. La raison est finalement simple : même si le réalisateur accumule les figures de style brillantes s'accordant à merveille avec l'univers dépeint (depuis quand n'avions nous pas été émus par le plan d'un couple se prenant la main ?), Shyamalan rompt ici avec son cinéma en ce qu'il ne cherche plus à réconcilier le monde matériel avec ses croyances cosmogoniques, mais au contraire à pointer du doigt leurs dérives via leur instrumentalisation.

Certes, la mise à distance "consciente" et la place de l'incongru ont toujours été partie prenante de son oeuvre, mais pour la première fois Shyamalan en fait un argument narratif.  Au travers d'un twist intervenant à mi-métrage, l'aspect fantastique est évacué pour confronter le spectateur aux chimères régissant sa vie. La  prise de risque était à saluer, mais à l'instar des Wachowski sur les suites de Matrix, M. Night Shyamalan est acculé par le refus de ses contemporains à consentir à ce genre de recul sur ses structures de pensées, à plus forte raison quand la mise en scène du cinéaste ne prépare nullement le spectateur à un virage aussi prononcé.

Ravi de pouvoir s'en prendre à l'idole auparavant congratulée, la presse s'en donne à cœur joie, et le public manifeste sa déception. Blessé dans son orgueil, et visiblement pas préparé à un tel désaveu, Shyamalan répond avec La jeune fille de l'eau, sorte de gigantesque doigt d'honneur adressé à ses détracteurs. Là encore, le film réserve ses moments de grâce comme le cinéma ne nous en offre que trop peu, mais la sincérité de l'ensemble souffre du refus apparent du réalisateur de se remettre en question.

Ainsi, si Shyamalan est toujours apparu dans ses films dans le rôle de pivot du récit, celui qui faisait basculer le monde des personnages et leurs certitudes, il endosse ici le rôle d'un écrivain raillé par la critique, mais appelé à devenir une sorte d'apôtre dans les années à venir. La manœuvre est grossière, et Shyamalan sort du cadre de sa narration pour prétendre guider les autres.

La jeune fille de l'eau pourrait constituer l'apogée mégalo du réalisateur, pourtant c'est encore Phénomènes qui suinte le plus l'hyperconscience de ses procédés. Le film ressemble à ces oeuvres de sexagénaire réduits à accumuler leurs figures de style de façon roborative pour pallier à leur manque d'inspiration, à plus forte raison quand ils se heurtent à l'impasse conceptuelle représentée par leur pitch (en l'occurrence, filmer des gens qui courent pour fuir le vent). Pire : le réalisateur n'arrive jamais à faire exister sa toile de fond au sein d'une crise de couple écrite au pistolet à peinture (se souvenir de la tronche ahurie tirée par Zooey Deschanel tout le long), d'où un film qui ne semble jamais vraiment quoi faire de son sujet.

Un tel accès d'autoparodie est clairement un appel à sortir de sa zone de confort, et pour aussi courageuses que soient les tentatives d'explorer  des territoires inconnus avec Le dernier maître de l'air et After Earth,  les résultats confrontent pour la première fois clairement le cinéaste à ses limites. Notamment son incapacité à poser un univers qui ne soit pas celui des alentours du Philadelphie contemporain, d'où des concepts de mise en scène souvent confrontés à l'inanité des enjeux qu'ils sont supposés mettre en image.

Cependant, contrairement au Dernier maître de l'air, qui n'arrivait jamais à faire exister son univers fantasy de façon cohérente, After Earth parvient à retomber sur ses pieds à mesure que la narration ne restreint son cadre spatio-temporel sur une Terre dévastée. Pour la première fois aux commandes d'un film dont il n'est pas l'initiateur, Shyamalan retrouve un peu de sa dextérité d'antan et fait le pari d'un récit avare en péripéties marquantes pour cristalliser à travers sa réalisation la reconstruction progressive du lien parental. A travers des dispositifs de mise en scène souvent complexes (toute une partie conçue de façon à retranscrire le point de vue à distance du père), le cinéaste place le sous-jacent au premier plan, convoque ses éléments de récits à des fins de mise en perspective plutôt juste (le segment consacré à l'aigle) et in fine, parvient à faire ce qu'il ne parvenait plus à accomplir depuis Le village : reconnecter le conceptuel au sensible.

 Shyamalan fait partie de cette catégorie restreinte de réalisateurs qui mis Hollywood à sa botte sans concéder une parcelle de sa vision, de la même façon qu'il inféoda le cinéma de genre à ses propres représentations. Auteur omniscient déchu de son piédestal, qui imposa mine de rien une façon de concevoir l'expérience filmique à mille lieux des normes dans lesquelles il évoluait. L'espoir entrevu sur son dernier film est encore trop mince pour faire mentir le titre de cet article, mais suffisamment vivace pour rassurer sur les ressources de celui qui restera envers et contre-tout comme l'un des auteurs-phares des années 2000.


 
 
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