John McTiernan: le ludisme intelligent

Guillaume Meral | 22 février 2013
Guillaume Meral | 22 février 2013

La sentence est tombée le mois dernier. L'appel de John McTiernan, condamné  pour s'être parjuré sur son implication dans l'affaire Peliacano, a été rejeté par la Cour Suprême des Etats-Unis, contraignant dés lors le cinéaste à purger la peine d'un an de prison qui a été prononcée contre lui en première instance. Une page de l'histoire du cinéma américain se tourne avec l'interruption de la carrière de McT, qui parachève ici son chemin de croix artistique entamé il y a 10 ans, depuis la sortie de son dernier film, le formidable mais mésestimé Basic. Dix ans pendant lesquels le réalisateur laissa les écrans de cinéma orphelins de son génie, ses projets subissant reports et annulations les uns après les autres, notamment en raison de l'épée de Damoclès judiciaire trônant au-dessus de sa tête. Une triste fin pour celui qui fit partie des cinq réalisateurs les plus côtés d'Hollywood au début des années 90, au travers d'une œuvre se payant le luxe, finalement assez rare dans le genre, de cumuler les plébiscites publics avec une reconnaissance artistique pérenne. En effet, si les adjectifs tels que « révolutionnaire», « novateur » où « virtuose » tendent à se banaliser dans une novlangue critique rompue aux éloges hyperboliques, John McTiernan fait partie de cette poignée d'élus pour lesquels ces mots semblent manquer de portée pour qualifier ses particularismes. 

 

Difficile d'imaginer quel souvenir resterait du cinéma d'action des années 80/90 dans l'inconscient collectif sans l'apport de John McTiernan. Probablement voisin en de nombreux points à celui tel qu'il est entretenu aujourd'hui, plein de sueur injectée d'EPO, d'archétypes décomplexés, d'hyper-violence sans caution morale, de reaganisme assumé, d'hypertrophie iconique et autres réjouissances qui nous poussent à entretenir un voile de nostalgie sur cette époque. Mais démunie de cette saveur supplémentaire qui vient relever le plat pour l'emmener vers des dimensions insoupçonnées, il y a fort à parier que cette période serait restée ce vivier de films d'exploitation un peu épars traversé de quelques fulgurances, tel un corps désarticulé à la recherche de son harmonie. Or, les films de McT s'imposent précisément comme les locomotives de ce corpus filmique, chacun d'entre-deux adoubant le genre d'une identité artistique autonome au sein du spectre cinématographique. Le genre d'œuvres qui vous permet de regarder votre interlocuteur condescendant droit dans les yeux en démontrant par l'exemple d'une scène touchée par la grâce la légitimité cinégénique de ce patrimoine ayant bercé vos jeunes années cinéphiles. Ou comment la scène du bras de fer dans Predator entre Arnold Schwarzenegger et Carl Weathers, par sa construction démentielle, fait entrer le mâle alpha gonflé à la testostérone au Panthéon des figures mythiques du 7ème Art, et qui vient momentanément donner sens aux dizaines de scènes similaires apparues antérieurement.

Pour mesurer l'apport de McTiernan dans le cinéma d'action américain, il convient de revenir sur le mélange des genres improbables que le réalisateur opéra pour aboutir à une invention de formes cinématographiques à l'évidence cristalline. Grand fan de cinéma européen, McT n'a jamais caché son admiration pour des cinéastes tels que François Truffaut, Bernardo Bertolucci ou encore Federico Fellini, dont il louait « l'art de provoquer des émotions à travers des mouvements très élaborés » (oui, ça rappelle quelqu'un). Or, tout le génie de McT va être de digérer ces influences au sein d'un formalisme prompt à réinventer toute une imagerie qui lui précédait, et d'ajuster les caractéristiques de ces cinéastes appartenant au courant de ce qui fut appelé la « modernité cinématographique » (la disjonction occasionnelle entre le son et l'image, l'abstraction des formes, effets de montage inédits...) aux exigences du récit classique du cinéma américain des 80's. Un bon exemple : la scène d'introduction de Predator mentionnée plus haut, dont le dispositif scénographique n'est pas sans rappeler ceux élaborés par Michelangelo Antonioni, notamment au début de l'Avventura. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'utiliser le montage pour créer des pôles d'attractions entre plusieurs entités, comme si les trajectoires scénique des différents personnages étaient aimantées les unes aux autres, de sorte que leur interaction puisse s'esquisser dans l'inconscient du spectateur. Là réside le génie de McTiernan, l'utilisation de scénographies extrêmement complexes à des fins purement dionysiaques d'un réalisateur qui ne confond jamais transcender le genre avec le prendre de haut.

En effet, là ou nombre de cinéastes contemporains (Sam Mendes ou Christopher Nolan pour ne citer que des exemples récents) n'ont de cesse de prétendre anoblir l'univers investi en surchargeant leur récit de symboles ostentatoires et de digressions existentialistes, au point de réduire les scènes d'action à une concession faite à un impératif de spectacle, chez McTiernan tout est affaire de construction cinématographique. Autrement dit, l'intelligence de la démarche réside moins dans le contenu que dans la manière de l'amener, et la profondeur du discours est avant tout affaire de découpage plutôt que d'extrapolation verbale. Et si je conclus ma séquence sur un duel de biceps sous stéroïdes, je veux que mon spectateur prenne son pied. Amen.

Cette recherche d'un ludisme musical est particulièrement prégnant dans Piège de cristal, le film de la consécration pour son auteur et surtout l'œuvre qui changera à jamais la face du cinéma d'action. Grand fan de Stanley Kubrick devant l'éternel, McTiernan avait déclaré qu'il envisageait les bad guys de son film comme l'équivalent des droogs d'Orange Mécanique. Encore une fois, l'analogie peut sembler étrange, mais elle touche à l'essence même des figures véhiculées. Le film de Kubrick traite d'une société de plus en plus insensibilisée à la violence quotidienne à travers les exactions d'un gang, que Kubrick filme avec ce souci de précision objective qui caractérise son cinéma, la distance constituant dés lors le meilleur moyen pour le spectateur d'appréhender de manière sensitive l'apocalypse morale en train de se dérouler. Or, au-delà du fait que les membres de l'équipe de Gruber se comportent parfois comme le gang d'Alex chez Kubrick (cette insolence presque juvénile, l'insouciance tyrannique avec laquelle ils jouent avec leur victime), où que McTiernan joue parfois de la citation directe (l'emploi de l'Hymne à la joie de Beethoven), l'essentiel réside dans la projection d'une violence sur le commun des mortels dont ils semblent totalement détachés. A plus forte raison lorsque la révélation de leurs véritables desseins conféra à leur expédition une trivialité pas vraiment mise en porte-à-faux par certains des instants les plus légers du long-métrage (le méchant qui se laisse tenter par une barre au chocolat, le retentissement de l'Hymne à la joie lorsque la porte s'ouvre...). Bref, ce qui relevait d'un nihilisme méditatif chez Kubrick est retranscrit par McTiernan dans la construction au premier degré de l'archétype même d'une figure iconique qui va structurer le parcours semé d'embuches du héros.

Cette vertu ludique du cinéma de John McTiernan, à l'œuvre aussi bien d'un point de vue narratif que scénographique, est également tributaire d'une autre influence peu cité par le réalisateur et ses exégètes, mais pourtant prégnante : le cinéma burlesque des années 20-30, et le film d'animation. Lors d'un entretien accordé à l'occasion d'un hommage qui lui était rendu à Deauville en 2001, le producteur Joel Silver, qui s'épanchait alors sur le tournage de Piège de cristal, se souvenait de la difficulté rencontrée par McTiernan pour communiquer avec ses acteurs et lui suggérait avec humour de se mettre au dessin-animé. Or, difficile de ne pas voir en John McClane un personnage de cartoon transposé en live, contraint de s'abandonner aux solutions les plus improbables pour s'en sortir et échapper aux méchants qui le poursuivent. Au cartoon et au burlesque, McT s'applique également à retrouver le ludisme scénographique, d'où un travail sur l'espace dépassant le contenu à l'écran pour se jouer pleinement hors-cadre, c'est-à-dire les repères scéniques instaurés dans la tête du spectateur par le cinéaste pour venir pressuriser un peu plus sa figure principale. A l'instar d'un Tsui Hark en somme, autre réalisateur ayant révolutionné le cinéma d'action à l'aune d'une mise en scène ayant intégré les notions de chaos environnemental et d'élasticité du corps à son dispositif. Visible dans Piège de cristal, ce principe sera décuplé dans Une journée en enfer, dont l'élargissement du terrain de jeu et des gages dont McClane doit s'acquitter  confère au film des allures de cartoon live, tout juste compensé par l'effet de surréel véhiculé par l'emploi de la caméra à l'épaule.

D'une certaine façon, on peut voir John McClane comme un successeur d'Harold Lloyd, acteur de légende du cinéma muet, dont les personnages étaient appelés à suivre un parcours voisin à celui du personnage de Bruce Willis : un décor qui semble le maltraiter en premier lieu, la transformation physique et psychologique au gré des épreuves traversées, la capacité à se servir des éléments composants son environnement pour venir à bout d'adversaires plus forts...C'est de là que John McClane tire une part l'aura qui est la sienne (enfin qui fut, le cinquième épisode de Die Hard est là pour nous rappeler que le passé appartient au passé). Premier héros burlesque du cinéma d'action, caractérisé par une malice trompe-la-mort digne de certains personnages de Chuck Jones ,John McClane véhicule ce patrimoine ancré dans l'inconscient collectif américain, d'« Average Joe » humble forcé de se transcender par la force des choses. Harold Lloyd meets Bugs Bunny en somme. Une figure élastique que McT n'oublie jamais de confronter aux affres du réel, que ce soit du fait d'un rebondissement scénaristique (le verre dans le pied de Piège de Cristal), une dichotomie narrative cristallisant le propos (Last action hero, bon là y a pas McClane mais  Schwarzy en monolithe invincible appelé à découvrir la vulnérabilité de son corps dans le monde réel), ou d'une volonté de métastaser formellement le genre (Une journée en enfer). 

En définitif, si l'on devait mesurer l'apport de John McTiernan au cinéma d'action américain, il s'agirait tout simplement de dire qu'il est celui qui lui a donné une identité. En sublimant son imagerie à l'aune des questionnements thématiques véhiculés par sa mise en scène, et en inventant l'action hero définit avant tout par sa contenance cinégénique. Bref, du cinéma à l'état pur. McT, tu nous manques !

 

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