L'héritage d'Hitchcock

Linda Belhadj | 10 novembre 2012
Linda Belhadj | 10 novembre 2012

Lors de la masterclass qu'il a donné à Deauville cette année, William Friedkin a encouragé les étudiants en cinéma présents dans la salle à mettre un terme à leur cursus leur promettant que pour tout apprendre de cet art, il leur suffirait de regarder l'intégralité de l'oeuvre d'Alfred Hitchcock. Vénéré, rarement critiqué, le réalisateur anglais a laissé derrière lui un héritage technique et narratif qui continue d'inspirer et d'impressionner ses successeurs et le public.


En effet, Friedkin n'est pas le seul à aduler le maître du suspense. Brian De Palma a réalisé pas moins de cinq films reprenant l'enseignement et les idées scénaristiques d'Hitchcock : Hi Mom ! (1970), Sisters (1973), Obsession (1976), Pulsions (1980) et Body Double (1984).  Gus Van Sant, lui, a préféré lui rendre un hommage plus direct en refaisant Psychose plan par plan en 1998 dans Psycho. La  divertion narrative créée et baptisée "mcguffin" par Hitchcock lui-même et qui consiste à donner de l'importance à un élément du film qui n'en a pas réellement pour le dénouement a particulièrement été utilisée depuis.

A l'occasion de la sortie du coffret Blu-ray Universal qui regroupe pas moins de 14  films du cinéaste, Ecran Large dissèque quatre éléments de cet héritage collossale afin de démontrer qu'il y a bien eu un avant et un après Alfred Hitchcock.

 

Qu'est devenue la blonde hitchcockienne ?

On pourrait réduire à trois le nombre de types de blonde au cinéma : la pin-up sensuelle popularisée par Marilyn Monroe, la rebelle libre et libérée dont les parfaites incarnations sont Brigitte Bardot et Jane Fonda et puis, les blondes d'Hitchcock. Grace Kelly, Tippi Hedren, Kim Novak et Janet Leigh - pour en citer que les plus célèbres - furent les muses du cinéaste mais pas ses amazones comme Bardot et Fonda purent l'être pour Vadim. Ce qui fascine chez les blondes d'Hitchcock, ce n'est pas leur sexualité exacerbée mais le mystère qui se cache derrière leur apparence de vestales. Ces femmes sont dans les films du maître tour à tour - ou à la fois - les victimes en même temps que les complices actives des plans criminels ou amoureux des hommes. La dépendance névrotique des blondes hitchcockiennes à leurs homologues masculins (Pas de printemps pour Marnie) est ainsi à notre sens ce qui les définit profondément.

On pourrait d'ailleurs y voir une projection - dans une certaine mesure - des liens qui unissaient Hitchcock à ses actrices. Il poursuivit de ses avances Tippi Hedren mais ne réussit jamais à la convaincre de se donner à lui. Melanie Griffith, la fille de Hedren, raconta qu'amer d'avoir été éconduit, il lui offrit pour son anniversaire une poupée dans un cercueil en lui précisant qu'il s'agissait de sa mère. Comme Hedren dut subir les desseins insistants du réalisateur, les femmes dans les films de ce dernier subissent aussi ceux des hommes. Et elles sont presque toujours dans une position qui les empêche de s'en libérer.

En se penchant sur les blondes considérées comme leurs héritières, on se rend compte que c'est justement cette dimension de leur personnalité qui a été décuplée à un tel point qu'elles se sont enfin rebellées contre leur sort. De façon radicale. Manipulatrices, dangereuses, létales en plus de fatales, leur instabilité mentale, leur double « je » ne fait plus souffrir qu'elles-mêmes. Les mantes religieuses de Paul Verhoeven en sont bien entendu l'exemple parfait. On a tous en tête Sharon Stone et son pic à glace dans Basic Instinct (1992) mais il ne faut pas oublier que l'hollandais avait déjà proposé sa version  de la blonde hitchcockienne dix ans auparavant dans Le Quatrième Homme où Jeroen Krabbé soupçonne Renée Soutendijk - de laquelle il s'est entiché - d'être une veuve noire.


Bien qu'à la limite du nanar, Body  avec Madonna nous livre un autre exemple de la blonde qui fait payer aux hommes leurs siècles de domination, physiquement et matériellement. Car la blonde n'est pas uniquement une psychopathe, c'est aussi une femme d'affaire. Dans Prête à tout de Gus Van Sant (1995), Nicole Kidman (qui tourne en ce moment le biopic sur Grace Kelly signé par Olivier Dahan) charme un jeune Joaquin Phoenix pour qu'il élimine son Matt Dillon de mari qui l'empêche de réaliser ses rêves de gloire. Est-il envisageable d'hisser au rang d'héroïnes féministes ces castratrices psychiques ? Peut-on parler d'une émancipation - certes violente et radicale - de la blonde hitchcockienne ? Du statut de victime à celle de bourreau ? Il faut tempérer ce qui peut apparaître comme un jugement sévère envers ces femmes en signalant qu'elles ne sont qu'au premier abord des blondes vénales et sans états d'âme.

Une scène particulièrement intéressante de Basic Instinct laisse entrevoir ce qui pourrait bien être la véritable Catherine Tramell, c'est-à-dire une femme meurtrie, blessée qui au fond aimerait échapper à ses pulsions. On y voit Sharon Stone en larmes suppliant à demi-mots Michael Douglas de ne pas la quitter. La scène finale où on la voit dans les bras de ce dernier, luttant avec elle-même pour ne pas saisir son pic à glace et le tuer est un symbole de sa dualité. La nouvelle blonde hitchcockienne désire et est révulsée à la fois par l'homme, tout comme elle ne peut vivre sans lui et ne peut aussi le laisser vivre. Littéralement. 

 

 

Psychose, la psychanalyse & le psychopathe

Si quelqu'un a donné tout son sens à l'expression « fils à maman » c'est bien Normans Bates. Psychose (1960) est riche de scènes iconiques dont celle où l'on découvre le cadavre momifié se balançant sur une rocking chair de la mère de Norman Bates. Inspiré de la véritable histoire du serial killer Ed Gein qui avait conservé intacte la chambre de sa défunte mère et qui aimait à se parer de ses vêtements, la relation exclusive et malsaine (à la limite de l'inceste) de Bates avec sa génitrice a ouvert la voix au recours aux thèses freudiennes pour expliquer les comportements déviants des personnages. Le méchant n'est dès lors plus simplement méchant car il est naturellement mauvais mais car il a vécu - la plupart du temps - dans son enfance un traumatisme. Norman Bates incarne le parangon du psychopathe, celui sur lequel furent modelés ses héritiers dans les thrillers qui suivirent. Parmi ses caractéristiques lesquelles furent reprises?

 

Physiquement, Bates - sous les traits du merveilleux Anthony Perkins - apparaît comme un homme délicat et séduisant. Socialement, il est poli et secret. Bref, il semble inoffensif. Le choc de la découverte de son dédoublement de personnalité, de son travestissement et surtout des meurtres qu'il a perpétré provient du fait que jusqu'au dénouement final, on le considérait comme le gendre idéal. De même, dans Le silence des agneaux (1991), Hannibal Lecter est un éminent psychiatre au goût raffiné, au-delà de tout soupçon. Son cannibalisme est expliqué dans Hannibal Lecter : les origines du mal (2007): on y apprend qu'il a vu sa sœur cadette se fait dévorer par des nazis. Ici aussi, c'est un traumatisme initial qui est à l'origine du trouble meurtrier. La famille dysfonctionnelle est incontestablement devenue le recours narratif favori des scénaristes pour faire de leurs tueurs de véritables psychopathes.

 

Si ce n'est pas la mère qui est à blâmer (Scream), c'est le père comme dans Cruising (1980) de William Friedkin (qui lui-même entretenait une relation fusionnelle avec sa mère ce qui avait amené ses ennemis à qualifier l'appartement qu'il partageait avec elle de « hôtel Bates »). Tous cependant n'y ont pas eu recours. Lorsque Carpenter réalisa Halloween (1978) il choisit de ne donner au public aucune information d'ordre psychanalytique pour expliquer la folie de Michael Myers. Ainsi faisant, il créa un être d'autant plus terrifiant puisqu'il incarnait le mal à l'état pur. Dans son remake datant de 2007, Rob Zombie décida de faire du petit Michael un enfant battu, prenant à nouveau le parti hitchcockien que l'homme ne naît pas mauvais mais le devient. Cependant, le meurtre n'est dans Psychose que l'aboutissement de ce processus dont la clé de voûte est la frustration sexuelle. On retrouve dans ce film les thèmes de l'impuissance et de la nécrophilie qu'Hitchcock avait auparavant abordé de façon implicite dans Sueurs froides.

 

Dans Psychose , tout est montré : le travestissement de Bates, son voyeurisme, sa probable nécrophilie avec la conservation du corps de sa mère. Toutes ces névroses mises en lumière par Freud et ses disciples ont été reprises maintes fois : Buffalo Bill se fabrique une robe avec la peau de ses victimes dans Le Silence des agneaux , Michael Caine et Roman Polanski (photo ci-dessous) - qui souffrent tous deux de dédoublement de personnalité - enfilent leurs talons aiguilles pour aller tuer dans Pulsions (1980) et Le Locataire  (1976) tandis que William Baldwin espionne tous ses locataires dans le sulfureux Sliver  sorti en 1993 (il aurait été décidé à la dernière minute de ne pas en faire le tueur), et que Vincent d'Onofrio viole ses victimes une fois mortes dans The Cell (2000)... Signalons néanmoins que la sexualité contrariée n'est chez Hitchcock bien entendu pas toujours synonyme de meurtre.

 

De la violence humaine à la violence animale 

Si Psychose a réuni et dans une certaine mesure même inventé tous les codes que suivent désormais à la lettre la majorité des films de serial killers, Les oiseaux (1963) - adapté du roman de Daphné du Maurier dont Ne vous retournez pas ! fut ensuite aussi porté à l'écran -  a quant à lui marqué la naissance d'un nouveau genre de film catastrophe : celui de la révolte - voire de la revanche - des animaux. Il raconte l'histoire d'une mère (Tippi Hedren) qui se rend dans un petit village côtier en compagnie de sa fille qui se retrouve attaqué par une légion de mouettes et autres, d'accoutumée sympathique volatiles. Le film se termine sur une vision apocalyptique du jadis paisible village envahi par ces derniers, laissant le spectateur avec la sensation que ce fléau va s'étendre à l'ensemble du monde.

 

Prenons le temps ici de souligner la différence majeure entre Les Oiseaux et La Planète des singes (1968). Dans ce grand classique avec Charlton Heston, ce sont des singes évolués, doués de parole et au final plus humains que les humains qui ont pris la place des hommes en haut de la pyramide du pouvoir. Dans Les Oiseaux, nous avons à faire à des oiseaux, « bêtes et méchants », c'est le cas de le dire. Pourquoi attaquent-ils ? Que veulent-ils ? Nous ne le saurons jamais. C'est à un déchaînement de violence pure, animale qui s'abat sur les hommes et aucune explication psychanalytique ne peut l'expliquer ni la justifier.

L'autre grand film qui réussira à instiller une telle terreur sera Les Dents de la mer (1979) de Steven Spielberg. Le requin qui vient croquer les gentilles familles de plagistes nous ne le verrons qu'à la fin mais ça ne nous aidera pas davantage à comprendre pourquoi il a décidé de décimer toute cette station balnéaire. Certes, un requin est plus naturellement dangereux pour l'homme qu'un oiseau mais dans les deux cas, la véritable question est celle de l'acharnement dont ces espèces font toutes deux preuves dans ces deux films. Les animaux détestent-ils secrètement les hommes ?

Avec l'évolution du genre finirent pas être avancées des raisons - toutes humaines - pour expliquer leurs actes inhabituels. Dans Les Dents de la mer 4 (1987), la veuve de Roy Scheider obtient la confirmation que les requins ont une dent contre sa famille tandis que dans L'invasion des abeilles tueuses (1995) - avec dans le rôle du petit ami en chaleur un jeune Ryan Philippe - une autre famille se voit ciblée par un essaim dont ils ont détruit l'habitat. Requins, abeilles, araignées, rats, depuis Les Oiseaux, presque tous les animaux ont eu droit à leur revanche sur les humains. Nous savons que nous l'avons mérité...

 

 

 

Le cinéma d'Hitchcock, un cinéma de la culpabilité

La peur chez Hitchcock, nous l'avons vu, revêt plusieurs formes : ses personnages sont terrorisés par leur propre sexualité, par leur dépendance aux autres, leur incapacité à se libérer de leurs bourreaux ou encore par une violence physique qui s'abat sur eux de façon inexpliquée. Or, la peur qui les agite tous de façon explicite est celle de la sanction humaine, de l'autorité, des lois des hommes, des lois des autres.

Le cinéma d'Hitchcock n'est pas uniquement kafkaïen dans sa réalisation (les fameux escaliers de la chapelle de Sueurs froides) mais dans son essence. Tous les personnages d'Hitchcock se sentent coupables de quelque chose et vivent dans la paranoïa d'être découverts et punis. Ils volent (Leigh dans Psychose, Hedren dans Pas de printemps pour Marnie, Cary Grant en voleur réformé dans La main au collet), ils tuent mais ce qui est très important et intéressant, c'est que leur culpabilité peut être aussi morale, et donc uniquement connue d'eux-mêmes générant ainsi en eux les névroses que nous avons évoquées ci-dessus.


Difficile de ne pas remarquer que l'œuvre d'Hitchcock reprend les dynamiques principales du Procès de Franz Kafka : les innocents sont accusés (La maison du docteur Edwardes) mais moralement, ils ne sont jamais vraiment blancs ; tout le monde s'espionne et pense que l'autre est coupable de quelque chose (Fenêtre sur cour, L'ombre d'un doute), les accusés ne savent pas ou ne peuvent se défendre et sont condamnés par une justice expéditive, légale ou non (Grace Kelly dans Le Crime était presque parfait). De plus, impossible de ne pas mentionner le fait qu'Anthony Perkins incarna Joseph K. dans la superbe adaptation cinématographique du Procès par Orson Welles en 1968, preuve supplémentaire que les héros du maître sont dans leur ensemble des K. en puissance. Notons cependant que la faute religieuse et la punition divine n'ont pas une place aussi importante dans le cinéma d'Hitchcock que dans les romans de Kafka.

La suspicion, le complot (comme dans L'homme qui en savait trop), le jugement proprement judiciaire et celui des autres sont autant de thèmes qui ont été depuis abondamment à nouveau illustrés ou réinterprétés. Les innocents qui ont dû se battre pour leur honneur sont légions. En 1993, Harrison Ford reprit le rôle du Dr. Richard Kimble accusé d'avoir assassiné sa femme dans l'adaptation cinématographique de la série télévisée culte Le fugitif. La version féminine de Ford fut incarnée par Ashley Judd, mise en prison pour le meurtre de son mari qui en fait avait simulé sa mort et lui avait fait porté le chapeau dans Double jeu (1999). Plus récemment, Tim Robbins fut la victime malheureuse de la justice expéditive et vengeresse de ses anciens amis dans Mystic River (2003) de Clint Eastwood. Ce fut la deuxième injuste condamnation pour Robbins après Les évadés (1984) et un nouvel exposé de la justice arbitraire pour Eastwood après Jugé coupable (1999). Un triste sort qui fut aussi réservé à Michael Clarke Duncan (décédé récemment) dans l'émouvant La Ligne verte (1999). Evoquer le huis-clos oppressant de The Thing (1982) de Carpenter dans lequel Kurt Russell est soupçonné par ses compagnons d'infortune d'être possédé par une répugnante créature ne signifie pas que tous les films sur ce sujet sont pesants.

 

Dans Les Banlieusards de Joe Dante, Tom Hanks et ses voisins démasquent en nous faisant rire au passage les nouveaux habitants d'une demeure aussi lugubre qu'eux. De même, on est happés par le climat tendu qui règne dans Usual suspects et Reservoir dogs sans jamais totalement sombrer dans la psychose grâce à la plume et la verve brillante de Tarantino en particulier. Quant au complot politique, citons A cause d'un assassinat (1974) avec Warren Beatty, JFK d'Oliver Stone, Blow out de Brian De Palma et  Ennemi d'Etat (1998) du regretté Tony Scott. Force est de constater néanmoins que le cinéma récent s'est éloigné de Kafka pour se rapprocher d'Orwell et de son Big Brother. James Stewart n'utiliserait aujourd'hui plus son caméscope pour épier son voisin mais piraterait son ordinateur. Les moyens par lesquels les personnages du grand écran peuvent être découverts ont changé, mais la peur reste la même.

L'apport d'Hitchock au cinéma n'est pas uniquement technique et narratif. Il a osé pénétrer sans tabou dans la psyché humaine et de faire des secrets pas si bien refoulés qu'il en a retiré les sujets de ses films. Il a fait du cinéaste un psychanalyste, un sociologue dont la responsabilité est de la mettre à nu sans craindre la censure L'héritage d'Hitchcock, c'est avant tout son audacieux avant-gardisme.

 

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