Johnny Depp, capitaine au long cours

Thomas Messias | 19 mai 2007
Thomas Messias | 19 mai 2007

Alors que sort enfin (?) le troisième volet de la trilogie Pirates des Caraïbes, il convient de dresser un premier bilan. Nul besoin d'attendre les chiffres du box-office pour savoir que Jusqu'au bout du monde va constituer une nouvelle fois l'un des plus gros cartons de l'année. Parmi les responsables de ce triomphe, Jerry Bruckheimer, Gore Verbinski et les scénaristes Ted Elliott et Terry Rossio. Mais LA véritable attraction des trois films est sans nul doute leur interprète principal : dans la peau du capitaine Jack Sparrow, Johnny Depp a trouvé l'équilibre parfait entre l'écumeur des mers et la folle tordue. Aux côtés d'un duo de jolis cœurs (Keira Knightley et Orlando Bloom) surtout destinés à lui servir la soupe, Depp fait des merveilles, emportant l'adhésion des fans et divertissant malgré tout les détracteurs de cette trilogie d'aventures. Il donne à lui seul un semblant d'identité artistique et de décalage appréciable à une série de blockbusters calibrés pour le succès. C'est un peu le mot d'ordre général de la carrière de l'acteur : s'éclater un max en dynamitant autant que possible les conventions cinématographiques.

 
Pourtant, à ses débuts, le petit Depp fait peu de vagues. Mis à part des petits rôles dans Platoon et Les griffes de la nuit, le cinéma ne lui fait pas les yeux doux, et c'est dans la peau d'un flicaillon de lycée qu'il se fait un nom. Dans 21 Jump Street, Johnny joue un bellâtre en blouson en jean, pour le plus grand bonheur des spectatrices de moins de quinze ans. Après trois années et une soixantaine d'épisodes, la lassitude prend le dessus. Aucune perspective d'évolution, des relations tendues avec les producteurs de la série, et Johnny se tire. On aurait très bien pu ne jamais le revoir : il envisage un temps de délaisser la comédie pour se consacrer à ses premières amours, le rock. C'est sans compter sans un jeune cinéaste complètement dingue, Tim Burton, auréolé du succès de Batman, mais condamné par les producteurs à tourner immédiatement sa suite. Parce que personne ne veut le suivre sur son nouveau script (l'histoire intimiste d'un type avec des mains-ciseaux), Burton décide de tourner avec un budget réduit, et d'engager pour cela un acteur peu coûteux. Il faut sans doute être un peu visionnaire pour deviner qu'un modeste acteur de série est le candidat idéal pour interpréter un personnage aussi singulier. Edward aux mains d'argent enchante la planète et propulse le couple Johnny Depp – Winona Ryder au sommet de la vague. Le genre de triomphe instantané qui peut vous faire perdre la tête. Mais s'il profite allègrement de sa nouvelle notoriété en enchaînant les couvertures de magazines, Depp n'oublie pas de faire du cinéma. Ne cédant pas à la facilité, il accepte le rôle principal du nouveau John Waters, Cry-baby, sorte de Grease passé au vitriol, qui lui permet de s'auto-parodier avec une délectation visible. Les années 90 commencent bien.

 

C'est à partir de 1993 que les rôles vont s'enchaîner. Il côtoie d'abord Faye Dunaway et Vincent Gallo dans Arizona Dream, le beau film américain d'Emir Kusturica, qui accroît un peu plus son côté "acteur arty". Suivent quelques films plus consensuels, Benny & Joon et Gilbert Grape. Mais c'est son film suivant, Ed Wood, qui va l'asseoir définitivement comme l'un des acteurs les plus importants de la fin du siècle. En interprétant le cinéaste le plus mauvais de l'histoire (aussi nul qu'Uwe Boll, mais tellement plus intéressant), il scelle du sceau du génie sa collaboration avec Tim Burton. Les pulls angora lui vont si bien, le noir et blanc aussi. Jim Jarmusch ne s'y trompera pas en l'engageant un an plus tard pour être William Blake dans son magnifique Dead man. Depp y approfondit encore davantage son aptitude à faire naître l'émotion dans n'importe quelle situation. Et donne au western erratique de Jarmusch une dimension tragique touchant au sublime. De quoi faire oublier l'honorable Don Juan DeMarco, tourné entre les deux, qui signe sa rencontre avec Marlon Brando. Depp le dirigera un an plus tard dans son unique film en tant que réalisateur (et le dernier de la vie du grand Marlon), The brave, œuvre courageuse mais timide, éreintée par la critique cannoise. Trop douloureux, de porter un film sur ses seules épaules ? Qu'à cela ne tienne : les réalisateurs les plus côtés se pressent autour de lui pour lui proposer des rôles passionnants. Il sera flic infiltré dans l'excellent Donnie Brasco, roi du journalisme gonzo dans Las Vegas Parano, bouquinologue moustachu dans La neuvième porte (polar très sous-estimé de Roman Polanski)… Rien que du beau linge.

 

Alors, parce qu'il faut bien faire vivre sa famille (Vanessa Paradis lui donne un fils, Jack, en 1999), Johnny se met brusquement à être moins regardant sur les scénarii qu'on lui soumet. Citons Intrusion et Le chocolat, deux bons gros navets indignes de lui. Pour se donner bonne conscience et rester digne, il jouera également dans The man who cried de Sally Potter et Avant la nuit de Julian Schnabel, films respectables à défaut d'être excellents. Heureusement, l'ami Burton est toujours là dans les moments difficiles, et lui offre sur un plateau le rôle d'Ichabod Crane dans l'impeccable Sleepy hollow. Les têtes tombent, les images sont splendides, et Johnny est à nouveau génial. Ce qui ne sera pas tout à fait le cas dans le pataud Blow, second film de Ted Demme, ni dans From hell, hérésie sous-burtonienne qui exaspère les nombreux fans d'Alan Moore. Depp joue avec le feu, ne s'impliquant que dans des films qui n'intéressent pas plus le public que la critique. Quant au projet qui lui tient tant à coeur, L'homme qui tua Don Quichotte, sa seconde collaboration avec Terry Gilliam, il est stoppé net après quelques semaines d'un tournage catastrophe (qui donnera lieu au making of le plus passionnant qui soit, Lost in la mancha). Bref, ça pourrait aller mieux. Et tonton Tim ne peut pas être partout… 

 

Heureusement, en 2002, un homme pas comme les autres débarque dans la vie de Johnny Depp. Khôl autour des yeux, perles dans les cheveux, poses efféminées : le capitaine Jack Sparrow est un drôle de pirate, adepte du "courage fuyons". Les inséparables scénaristes Ted Elliott et Terry Rossio ont clairement écrit ce rôle pour lui, seul acteur capable d'être à la fois crasseux et féminin, sérieux et rigolo. Inspiré de l'Adventureland des parcs d'attraction Disney, Pirates des Caraïbes – la malédiction du Black Pearl sort en 2003 et séduit un grand nombre de spectateurs, qui se ruent sur les produits dérivés et les DVD. Impossible pour un producteur comme Jerry Bruckheimer de ne pas sauter sur l'occasion : annonçant subitement que "le projet Pirates des Caraïbes a toujours été une trilogie" (ce qui est visiblement archifaux), il décide de commander deux épisodes supplémentaires. L'écriture et la préparation du film laissent quelques années à Depp pour faire autre chose : même s'il affirme ne vivre que pour redevenir Sparrow, il enchaîne à nouveau les projets. D'abord une affreuse resucée de Desperado, Il était une fois au Mexique et un machin sans intérêt du scénariste David Koepp (Fenêtre secrète). Puis une apparition sur fond de Radiohead dans Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants, le rôle de James M. Barrie (sans les penchants pédophiles) dans le mignonnet Neverland (deuxième nomination aux Oscars en deux ans), et celui du libertin Rochester dans le film du même nom. Il collabore alors pour la quatrième fois avec un Tim Burton en perte de vitesse dans Charlie et la chocolaterie, où il est le fantasque Willy Wonka, ami des oompa-loompas. Encore un peu de temps pour prêter sa voix au personnage principal des Noces funèbres de Tim Burton (qui a dit mégalomanie?), film d'animation auquel manque l'énergie de L'Étrange Noël de Monsieur Jack.

 

Quand arrive à nouveau l'heure d'endosser la panoplie du corsaire, Johnny Depp déborde d'énergie. C'est le minimum pour arriver à tenir le cap pendant un tournage dantesque qui se déroule en Californie, aux Bahamas, en Dominique, à Saint-Vincent… Il faut supporter des tenues trop chaudes, des postiches trop collants, des fausses dents qui se déchaussent, mais c'est tellement peu de choses comparé au plaisir permanent éprouvé par Depp lorsqu'il donne vie à Sparrow. Alors que le deuxième volet a battu des records lors de sa sortie en 2006, et alors que le troisième sera projeté sur tous les écrans du monde d'ici au 1er juin, il a d'ores et déjà annoncé qu'il se reverrait bien rempiler pour un quatrième épisode, voire même pour une nouvelle trilogie. Quitte à changer de réalisateur, puisque Gore Verbinski a annoncé qu'il en avait fini avec les pirates.

 

Amoureux fou de son personnage, Johnny Depp devrait cependant rester sur ses gardes : il ne faudrait pas qu'un producteur peu délicat comme Jerry Bruckheimer le prenne par les sentiments et l'enferme dans la logique bêtement commerciale où il est en train de se prendre les pieds.

En attendant, un nouveau film avec Tim Burton (Sweeney Todd) des retrouvailles probables avec Robert Rodriguez (pour Sin city 2 & 3), et des projets avec Bruce Robinson et Mira Nair devraient lui laisser le temps de s'oxygéner un peu et de réfléchir, les pieds enfin sur terre, à ce qu'il veut faire de son avenir.

À moins que la maladie de sa fille (Lily Rose, née en  2002) ne le conduise à tout arrêter pendant quelques temps pour s'occuper avant tout du bien-être d'une famille qu'il a toujours placée au premier plan de sa vie. Avant d'être un pirate, Depp est un papa, et c'est très bien comme ça.

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