Terrence Malick : Origines du mythe et transcendance

Julien Foussereau | 15 février 2006
Julien Foussereau | 15 février 2006

Le nom de Terrence Malick évoque chez les cinéphiles le regard admiratif d'un homme sur le monde - et surtout le mystère. Car si son style - unique - est reconnaissable en quelques secondes (mise en scène envoûtante, montage favorisant la contemplation, voix off omniprésente et obsession de la représentation de la faune et de la flore), tout ce qui a trait à sa vie reste chasse gardée. Il n'a réalisé jusqu'à présent que quatre longs-métrages dans sa carrière, ses contrats stipulent qu'aucune photographie le représentant ne doit être publiée et que rien ne l'engage à promouvoir personnellement ses films. Il n'a donné qu'une seule interview à Positif et, à l'exception de cette photo lors du tournage de La Ligne rouge, il faut remonter trente ans en arrière pour retrouver une trace iconographique.

 

Sa vie, on la connaît par bribes : né le 30 novembre 1943 à Waco, Texas, fils d'une huile d'une compagnie pétrolière, Terrence Malick grandit en Oklahoma et au Texas. Il passe les étés de son adolescence autour des puits de pétrole, à suivre les moissons vers le nord où il dort dans les champs et partage la vie des travailleurs saisonniers. On pense que son attraction pour la nature sauvage et indomptable vient de là. Esprit brillant, il étudie la philosophie à Harvard puis à Oxford. Là-bas, il claque la porte suite à un profond désaccord avec son directeur de recherche à propos de sa thèse sur le concept de monde chez Wittgenstein et Heidegger (philosophes dont l'influence sur ses films sera déterminante) et ne termine pas son doctorat. De retour aux USA, il enseigne la philosophie au prestigieux Massachusetts Institute of Technology et écrit régulièrement pour Life, The New Yorker et Newsweek. Puis vient 1969, une date clé car elle correspond à la publication de sa traduction du Principe de la raison de Heidegger ainsi qu'à la réalisation d'un court-métrage Lanton Mills que Hollywood remarque. Soit la fin d'une époque et le début d'une autre.

 

 Terrence Malick fait ses premières armes dans la cour des grands en travaillant sur le scénario de L'Inspecteur Harry mais Don Siegel ne retient pas son travail. Quatre ans plus tard, il se jette dans le grand bain de la réalisation avec La Balade sauvage, sanglante dérive de Kit (Martin Sheen) et Holly (Sissy Spacek), inspirée par le parcours bien réel du serial killer Charles Starkweather qui sema la terreur dans l'Amérique rurale des fifties. C'est un vrai succès critique, le New York Times parle du « premier film le plus maîtrisé depuis Citizen Kane ». Cet impressionnant coup d'essai annonce une oeuvre d'une rare cohérence capable d'esquiver l'explication d'un acte ou d'un comportement donnés par des causes psychologiques ou morales pour privilégier le sens. Ainsi, dans le cas de La Balade sauvage, Malick étonne par son désintérêt à expliquer la violence de ses personnages et leur absence de sens moral. Au lieu de cela, le film se concentre sur leur désir de fuir le monde civilisé et les valeurs qu'il incarne, à la recherche d'un paradis terrestre et essaie de nous dire qu'il est parfois impossible d'analyser les motivations de nos actes dans notre monde et son système de valeurs. Par ce procédé, Malick bouleverse le personnage traditionnellement défini par la psychologie et le rend indissociable de son environnement en l'y ancrant de façon viscérale.


Ce rapport au lieu est encore plus développé dans Les Moissons du ciel. Film étrange, sorti en 1979 après deux ans de montage, film superbe où les grands espaces canadiens sont filmés à « l'heure magique » (l'aube ou le crépuscule) et magnifiés par la photographie d'un Néstor Almendros au sommet de son art. Au-delà d'une des plus belles lumières de l'histoire du cinéma, Les Moissons du ciel raconte une histoire d'adultère qui a pour cadre les moissons au Texas en 1916 et dont l'issue ne peut être que tragique. C'est par ce canevas que Malick explicite une dimension mythique qui va devenir de plus en plus forte dans son cinéma. Il convoque les plaies bibliques comme l'invasion des sauterelles et le feu purificateur, le mythe du cinéma muet avec son esthétique tout droit sortie de L'Aurore de Murnau sans oublier l'influence de la mythologie grecque sur la mortalité de ses personnages. En effet, dans La Balade sauvage comme dans Les Moissons du ciel, les hommes meurent avant l'âge : on suppose que Kit mourra sur la chaise électrique, le fermier (Sam Shepard) est poignardé et Bill (Richard Gere) est abattu d'un coup de feu. Dans les deux cas, ces Adonis des temps modernes ont une Vénus pour graver cet ultime passage. Les femmes sont les seules à parler en voix off car il leur incombe de se souvenir non seulement des faits mais aussi de la grandeur et/ou des paradoxes de notre univers, et de les rapporter, à l'image de Holly qui réalise combien le cosmos est vaste en regardant à travers les jumelles diapositives. A contrario, les héros masculins n'ont pas de conscience subjective « matérialisée », leur identité est écrasée par la recherche et la mise en place de « leur » nouvel éden. Ils en perdent tout sens moral et en arrivent à détruire : Kit tire sur tout ce qui fait obstacle et Bill met Abby dans le lit du fermier en tablant sur sa maladie incurable. Or, un paradis ne peut être construit sur la destruction... Cette différence illustre deux forces engagées dans des combats bien distincts : les femmes se battent contre la dissolution de leur identité tandis que l'enjeu des hommes s'apparente davantage à une lutte entre la mortalité et la transcendance... une lutte qui trouve sa réponse vingt ans après Les Moissons du ciel !

 

Entre-temps, le silence. Malick disparaît subitement. On sait qu'il s'installe à Paris et y épouse sa seconde femme. Il collabore à quelques scénarios, refuse des projets comme Elephant Man. En 1997, la Fox annonce que l'ermite va bientôt présenter sa nouvelle réalisation, La Ligne rouge, film de guerre adapté du roman éponyme de James Jones au casting poids lourd (tellement lourd d'ailleurs que des acteurs comme Mickey Rourke, Viggo Mortensen et Martin Sheen passent à la trappe lors du montage). On constate que si la marque de son auteur est toujours bien là, le héros Malickien a changé : la quête d'un paradis sur cette terre est vaine. Ce qui s'en approche le plus, c'est l'instant fugitif du passage serein et consenti de la vie à la mort. Il suffit pour s'en convaincre de mettre face à face le destin de Bill (Richard Gere) dans Les Moissons du ciel et celui du soldat Witt (Jim Caviezel). Les deux meurent de la même façon (une chasse à l'homme se soldant par un coup de feu) mais Malick semblait suggérer, dans le premier cas, que quelque chose avait été perdu, par le biais de ce plan sous-marin montrant le dernier souffle paniqué de Bill, emporté par le courant de la rivière. Deux décennies plus tard, le sacrifice de Witt, d'un calme serein face à sa mort imminente (à l'image de celle de sa mère qui le hantait), est un moment de transcendance absolue dans ce film. Et le génie de Malick est d'avoir capturé cette quiétude magique pour l'éternité.

  

Sept ans plus tard, Le Nouveau Monde ne fait que confirmer le virage mystique entrepris depuis La Ligne rouge avec cette vision unique de l'arrivée des premiers colons anglais en Virginie tout en fusionnant les subjectivités masculines et féminines comme ce plan d'ouverture, bouleversant, d'un marécage ondulant au son de la voix off d'une Pocahontas qui implore : « Viens, Esprit, aide-nous à raconter l'histoire de notre terre. » Comment ne pas être captivé par la beauté hypnotique d'un bateau glissant sur un fleuve inconnu, accompagné par la partition envoûtante de L'Or du Rhin de Wagner ? Terrence Malick filme encore une quête illusoire de paradis perdu mais il met pour la première fois homme et femme sur un même niveau de complexité et dévoile un romantisme d'une grâce élégiaque, doublé d'une rare tendresse. Le parcours incroyable de la princesse indienne lui permet de signer un des plus beaux portraits de femme du cinéma contemporain et parvient à faire ressentir que la nouveauté du monde est une affaire de point de vue en nettoyant notre regard pour nous faire admettre toutes choses comme nouvelles : le paradis est dans le regard que l'on pose sur le monde et les autres. Tel est le cheminement d'un des plus grands cinéastes actuels qui choisit d'exalter la beauté de la nature la plus primitive face à des hommes qui ne peuvent apaiser leurs tourments que par la transcendance, à la recherche d'une perfection qui n'est décidément pas de ce monde.

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