Blade runner - Perspectives d'avenir

Thomas Douineau | 7 octobre 2005 - MAJ : 27/09/2023 14:25
Thomas Douineau | 7 octobre 2005 - MAJ : 27/09/2023 14:25

Enfin ! Après quelques semaines (mois ?) pendant lesquelles le rythme de mise en ligne des différentes parties de cet important dossier avait considérablement fléchi (pour ne pas dire stoppé lors de la trève estivale), nous reprenons notre analyse de Blade runner là où nous l'avions laissé.

Pour ceux qui auraient raté les précédents « épisodes », et notamment ceux consacrés à la forme (son et image), nous vous invitons à retrouver sur cette page le sommaire du dossier complet et le calendrier de mise en ligne des différentes parties.

Ainsi, après la forme, place maintenant au fond, car la réputation aujourd'hui de Blade runner doit aussi beaucoup à son sujet et aux différents thèmes qu'il aborde, surtout lorsqu'ils trouvent des résonnances avec notre époque.

IV – PERSPECTIVES D'AVENIR

          1– Quelle humanité pour demain ?

Le cinéma de science-fiction se double depuis quelques décennies d'une tendance « cauchemar », trahissant les inquiétudes de l'humanité. Toute une série de films, prenant son essor à partir de 1974 et du Soleil vert de Richard Fleischer (pénurie alimentaire), montre un avenir moins glorieux : crise de l'énergie (Mad Max 2), exploitation des travailleurs (Outland), cataclysme nucléaire (Stalker), société concentrationnaire (New York 1997), violence spectacle (Rollerball), totalitarisme (THX 1138). Du pôle positif au pôle négatif, un point commun : l'enjeu technologique. Cet enjeu même qui conduit l'homme à aller toujours de l'avant, à en vouloir toujours plus au mépris de la morale.

 

 


Quelle morale ? Blade runner nous interroge là-dessus. Que deviendra l'homme au milieu de tout ce qu'il a créé ? Quelle morale instauréer ou/et qui sera instaurée ? Bradbury, l'un des écrivains maîtres de la science-fiction, raconte qu'aujourd'hui « nous sommes entrés dans l'ère de la magie mécanique » et d'ajouter : « Ce que j'aime le plus dans Blade runner, ce sont les gens à vélo ! ». Nous voici au point de jonction : vélos contre computers, homme contre robot, créateur contre créature, l'homme contre son image. Que lui reste-t-il pour affirmer son statut d'humain ? Plus grand chose… On note d'ailleurs que les personnages que l'on approche vraiment dans Blade runner ne sont que des réplicants, comme si ces derniers avaient pris la place de l'homme, ce dernier étant emporté par sa création démiurgique. La déshumanisation de la société est totale. Les individus, tout comme les androïdes, sont sous la tutelle des créateurs, ce sont eux qui possèdent le pouvoir. Les individus n'ont plus qu'un instinct de survie.

 

La science-fiction a toujours traduit les angoisses du temps. On reconnaît au passage dans Blade runner toutes les thèses de la science-fiction : robots dangereux (la technique nous trahit, une mécanique se dérègle, un ordinateur peut tomber en panne…), surpopulation (tous les plans de Blade runner sont étouffants, il y a peu d'air, peu d'espaces vides, pas un seul recoin qui ne fourmille de monde, les arrière-plans sont remplis de figurants bigarrés, comme si l'on avait pas trouvé la solution pour freiner la natalité et fléchir la courbe d'une démographie galopante), pouvoir tyrannique et centralisé (les mausolées de la Corporation et le personnage de Tyrell n'est pas sans rappeler les dirigeants des grandes démocraties populaires), société dégradée (tout fiche le camp, l'homme vit dans une ville où règne le sentiment d'abandon et se laisse aller au milieu du monde apocalyptique qu'il a créé). L'homme a trouvé la voie de l'autodestruction.

 

 


À force d'imaginer des machines de plus en plus perfectionnées, des robots doués de toutes les facultés humaines, perceptibles à l'infini, remplaçant l'homme dans tous les domaines, capables d'initiatives propres, à force de domestiquer l'espace et le temps, tous les sens, toutes les perceptions, toutes les possibilités de l'homme, il fallait bien que la science-fiction en arrive un jour à l'expérience terminale au-delà de laquelle plus aucun perfectionnement n'est possible, c'est-à-dire la création par manipulation génétique de créatures para-humaines, à l'image exacte de l'homme, vivant comme lui, respirant comme lui, pensant comme lui, avec tous ses organes, ses pulsions, une race d'androïdes que presque rien à première vue ne peut distinguer de nous, hommes-bis perdus dans la masse des hommes, créés (on devrait presque dire "nés") pour nous servir, avec des réflexes, des possibilités physiques et intellectuelles plus grandes que les nôtres et dont seule l'affectivité ou la possibilité de s'apitoyer sur le sort d'autrui est moins développée, pour que nous puissions en dernier ressort les reconnaître et les contrôler. Mais de si belles mécaniques peuvent se révolter, il faut alors les abattre. L'homme est pris dès lors de folie infanticide. Nous sommes en face de ces machines-images comme des apprentis sorciers en face de leur création. Nous n'avons pas pris la mesure de nos actes. Il convient dès lors de nous en débarrasser à tout prix. (Il faut d'ailleurs noter qu'en 2005, la science-fiction n'est plus si loin puisqu'on parle beaucoup aujourd'hui de bio-mécanique. Ayant atteint la limite du nombre de composants intégrés dans du silicium, les scientifiques planchent sur la possibilité de greffer des circuits imprimés sur des protéines, autrement dit des cellules vivantes. Allons-nous vers Blade runner ?)

 

 

 


L'homme a besoin de montrer sa supériorité devant sa réplique trop parfaite. L'homme est tiraillé, montrant sa dualité par ailleurs souvent destructrice. D'un côté il veut tout faire à son image, mais de l'autre il veut garder tout contrôle sur cette image. Mais dans Blade runner, l'homme semble dépassé. Les quatre ans de vie alloués aux réplicants mettent-elles en évidence une carence mécanique, l'homme n'ayant pas réussi à leur donner une vie plus importante (une machine peut-elle vieillir à la même échelle que l'humain?) ou ces quatre années sont-elles une « sécurité » que l'homme s'est donné pour ne pas se laisser contrôler par son image ? Tyrell dit bien à Roy : « Tu as brillé de tous tes feux ». Il subsiste le danger que l'humanoïde « brille" plus que l'humain. Tyrell sacrifie toute morale pour instaurer de nouveaux repères hiérarchiques, non plus entre les humains, mais entre humains et tous ses « sous-produits ».

 

 

 


Finalement, n'est-on pas tous des robots ? La représentation de l'homme dans Blade runner pourrait le laisser entendre. Notre conscience est née d'un apprentissage donné par un milieu. Nous avons été conditionnés dès notre naissance, nous répondons à un ordre établi. Notre conscience fait la part entre le bien ou le mal car on nous l'a appris, on nous l'a enseigné, tout comme un programme. Peut-être est-ce ce qui distingue là, l'homme d'un programme. L'humain est capable de réfléchir sur chaque notion, de la juger selon sa propre personnalité et même d'enfreindre une notion, une loi établie. Le programme, quant à lui, choisira, reconnaîtra telle ou telle notion, bien ou mal, comme le numérique reconnaît le 0 ou le 1. L'homme peut transformer le mal en bien ou vice-versa. C'est peut-être pour cela que l'androïde nous apparaît plus humain que l'humain. Car il respecte ce qu'il a appris. Ne dit-on pas que l'inhumanité est l'absence de morale ? L'homme s'identifie souvent par ses sentiments. Or, il est intéressant de noter que dans le film, seuls les réplicants se posent des questions d'ordre affectif. L'homme, au milieu de la technologie qu'il a crée perd ses repères et par la force des choses, son identité. Il est vrai que ce que nous évoquons ici peut paraître réducteur si l'on n'approfondit pas tous les sens philosophiques des mots conscience, morale et humanité. Mais toujours est-il qu'en voyant ces flots d'individus s'écouler dans les rues-égouts de Blade runner, on se demande quelles parts de créativité, d'humanité resteront en chacun de nous.

 

          2– Morale et conscience d'un androïde.

Blade runner pourrait être un film policier comme les autres sans le thème sous-jacent à cette œuvre étonnante. Car il ne faut pas s'y tromper, l'histoire de ces « clones » humains rejoint les légendes qui sont au cœur de notre inconscient collectif. Ces créatures sont à l'image de ces races dites maudites dont l'histoire dans sa cruauté a essayé, sans résultat, de se débarrasser, traquées par une inquisition qui prend ici l'allure de tests pour les obliger à avouer leur véritable appartenance et les démasquer. On ne peut s'empêcher de penser par exemple à la façon dont, en Espagne, les juifs convertis étaient soumis à la torture et aux questions pour les percer à jour sous leurs déguisements ou à la façon dont les nazis ont opéré lors de la seconde guerre mondiale (notons que Roy Batty est le type même de l'aryen blond aux yeux bleus, mais, ironie du sort, c'est lui que l'on traque). À Los Angeles en 2019, on chasse les réplicants en arguant de l'inhumanité de ces esclaves androïdes comme cinq siècles plutôt des Conquistadors asservissent et massacrent les Indiens en prétendant qu'ils n'ont pas d'âme.

 

 


Ils n'ont pas d'âme ? Pourtant ils nous apparaissent très humains. Ils ne s'apitoient pas sur le sort d'autrui ? Pourtant Deckard semble profondément marqué par la mort de Zhora, comme atteint au plus profond de lui-même (peut-être parce qu'il est lui-même un répliquant, mais on note qu'il outrepasse la mort de Léon). Les réplicants sont les seuls à avoir une réflexion sur leur existence, leur condition, ce qui est pourtant le propre de l'humain à travers son inconscient. Peut-on parler de l'inconscience d'un robot ? L'inconscience de Roy est-elle la représentation des erreurs humaines ? À la vision du film les personnages auxquels on s'identifie, ce sont eux. L'homme n'a plus de morale et, ironiquement, les réplicants ont, pour leur part, des « états d'âme ».

 

 

 


Il y a dans cette optique une scène que certains trouveront extraordinaire et d'autres totalement mièvre (Cf : revue de presse dans les annexes à ce dossier à paraître prochainement). Le blade runner a réussi à dépister et abattre trois des réplicants. Il se trouve face à face avec le quatrième et celui-ci est sur le point de venir à bout de lui. Harrison Ford se balance dans le vide accroché par ses mains sanglantes à la pointe d'une corniche qui menace de s'écrouler sous son poids. Mais le répliquant sent sa dernière heure venue, il sait que la brève durée de vie qui lui a été impartie est sur le point de se terminer, qu'il va retourner au néant dont, pour une infime parenthèse, son créateur l'a tiré. Et là, il fait un geste d'humanité, il épargne sa victime. Il fait une chose surprenante : il tend une main fraternelle vers l'homme suspendu dans le vide, il l'aide à remonter, il lui sauve la vie. Comme si le répliquant avait reconnu entre l'homme qui le poursuivait et lui la même appartenance ! Comme si, au moment de disparaître, il avait compris que, pour un bref moment, il avait appartenu lui aussi à la vie.

 

 

 


Est-ce aussi ce sentiment d'appartenance qui lui dicte ses « sentiments » pour Pris lorsqu'à sa mort il lui ferme les yeux d'un geste terriblement humain et hurle d'une douleur, non pas physique, mais psychique et pourtant presque animale (comme une sorte d'hurlement à la mort) ? La mort des réplicants est d'ailleurs très « humainement » dramatisée. Pris, blessée dans un appartement baroque d'un hôtel abandonné, tournoie frénétiquement dans une danse de la mort, la vie s'échappant de son corps en une vibration désordonnée. Derrière leurs corps bio-mécaniques (que rien ne laisse d'ailleurs entendre comme tel visuellement, on est loin du squelette métallique du Terminator apparaissant sous la peau de Schwarzenegger), on sent un cœur qui s'arrête de battre après un dernier spasme (Cf : bande-son lors de la mort de Zhora). Un cœur d'humain. Cela ne semble pas être leur créateur qui leur a donné cette formidable envie de vivre.

 

Les réplicants semblent être aussi les seuls à avoir encore une notion de famille, de société. Ils semblent organisés dans le sens où ils ont « conscience » des liens qui les unissent. Toute la question est de savoir si c'est l'homme qui leur a transmis toutes ces qualités humaines. On en revient à la grande question de Blade runner : la conscience est-elle transmissible ? L'homme n'a-t-il pas opéré un transfert qui nous fait apparaître Roy plus humain que ceux qui le traquent ?

 

 


Pourtant, ces réplicants se révoltent et tuent des hommes. Ne se révoltent-ils pas en fait contre le devenir de l'humanité ? Ils cherchent à ce que le futur ne devienne pas si inhumain. On peut les considérer porteurs des grandes valeurs humaines, des notions de bien et de mal qu'on leur a inculquées, qu'ils ont conservées mais que l'homme a perdu. Ils agissent pour que celles-ci ne disparaissent pas dans la nuit des temps. Ces hommes si parfaits, comme le dit Tyrell lui-même, représentatifs du pôle positif de l'homme, pourraient être en fait nos anges-gardiens. Ces créatures rejetées deviennent soudain des rédempteurs. Roy peut mourir, il a accompli sa mission : redonner un sens à la vie humaine, un sens moral, et la colombe porteuse de cette image, s'envole libre dans un coin de ciel bleu. Une imagerie religieuse qui n'est pas absente de Blade runner. Pour corroborer ces dires, on a vu Roy, quelques minutes plus tôt dans le métrage, s'enfoncer un clou dans la main, au plus profond de sa chair, comme l'avait subi Jésus, portant symboliquement sur lui le poids des péchés des hommes.

 

          3– La place de l'image.

Ecrans géants vantant les mérites des boissons gazeuses (« Enjoy Coca Cola », « to enjoy » a quelque chose de dérisoire dans cette métropole invivable), ordinateur à multi-moniteurs, visiophones, souvenirs implantés d'après des photos, réplicants démasqués grâce aux réactions de la pupille (l'œil que l'on voit dès le générique, englobant toute la mégalopole), ordinateurs décortiquant les photos et ressortant de nouvelles images, microscopes électroniques délivrant les secrets de copies animalières… Los Angeles en 2019, c'est l'agression rétinienne syncopée des clips MTV à la puissance 1000.

 

 


L'image est partout, sur les gratte-ciel, dans les airs, derrière les vitrines inondées par la pluie… Une foule bruyante et hybride, occidentale, hispanique et asiatique grouille dans les rues sales, s'engouffre dans les passages, court entre les détritus, les gerbes de vapeur et les flaques d'eau où se reflète le scintillement des images multicolores. Or les réplicants sont eux-mêmes des images, mais si menaçantes qu'il faut les « retirer ». Quelques réplicants sont dotés d'une mémoire implantée qui s'accroche à une poignée de vieilles photographies, faux souvenirs destinés à inventer et entretenir un passé qui n'a jamais eu lieu. Avant d'expirer, le dernier androïde ouvre à Deckard qui le traque les horizons d'un savoir sans bornes, d'une expérience quasi métaphysique acquise aux confins de l'univers dans les éblouissements de la porte de Tannhauser (sans doute à rapprocher de la descente hallucinatoire de 2001, L'odyssée de l'espace que nul œil humain n'a encore contemplé). Voilà, tout passe par l'œil…

 

 

 


La fausse image, la réplique trop parfaite, plus réelle que l'original, la création démiurgique et la violence meurtrière de la destruction iconoclaste, l'image porteuse d'histoire et de temps, chargée de savoirs inaccessibles, l'image échappant à son concepteur et se retournant contre lui, l'homme amoureux de l'image qu'il a inventée (Cf : la scène de rencontre Tyrell-Roy)… Blade runner ne livre aucune clé du futur. La science-fiction ne nous enseigne jamais que notre présent. Le monde technologique fatigué représenté dans le film montre que la science-fiction n'est, une fois de plus, que le reflet de notre présent. La maîtrise de la communication ne vaut-elle pas aujourd'hui celle de l'énergie et la guerre des images celle du pétrole ? Au même titre que la parole et l'écrit, l'image peut être le véhicule de tous les pouvoirs et de toutes les résistances. La Tyrell Corporation ne peut-elle pas augurer de ce que deviendra l'homme et/ou l'entreprise multinationale qui contrôlera toutes les autoroutes de l'information ?

 

 

 


 

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Retrouvez le sommaire complet et le calendrier de mise en ligne des différentes parties sur cette page.

 

 

©.TD. Septembre 2000. Mise à jour de décembre 2004.

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