Films

Thelma et Louise : le pamphlet féministe ultime du cinéma américain ?

Par Gaël Delachapelle
31 juillet 2022
MAJ : 21 mai 2024
Thelma et Louise : photo, Susan Sarandon, Geena Davis

Retour sur Thelma et Louise, le road-movie féministe de Sir Ridley Scott, avec Geena Davis et Susan Sarandon en cavale.

Après avoir fait une entrée fracassante dans le cinéma américain, avec ses trois premiers chefs-d’œuvre (Les Duellistes, Alien, le huitième passager et Blade Runner), le cinéaste britannique Ridley Scott a enchaîné les échecs commerciaux, malgré une filmographie aussi dense que fascinante, grâce à sa cohérence thématique et formelle. Que ce soit le conte fantasmagorique Legend, véritable suite spirituelle à son Blade Runner, ou encore le polar Black Rain, avec Michael Douglas au pays des yakuzas.

Mais bien avant de faire renaître de ses cendres le genre désuet du péplum, au début des années 2000, avec Gladiator, Scott va déjà connaître un regain de popularité à l'aube des années 90, avec Thelma et Louise. Un road-movie mettant en scène Geena Davis et Susan Sarandon dans une somptueuse fuite ayant pour toile de fond les paysages de l’Ouest américain, devenu culte avec le temps pour sa dimension féministe intemporelle (et lauréat d’un Oscar pour son scénario original aux antipodes des codes de son époque).

On revient donc sur ce western moderne, véritable anomalie parmi les productions hollywoodiennes 90's, de par sa production et l'approche des genres de son écriture, afin de comprendre pourquoi Thelma et Louise est peut-être bien le pamphlet féministe ultime de son auteur, mais aussi tout simplement celui du cinéma américain tout entier.

 

photo, Geena Davis"Et on prend une jolie photo pour l'envoyer à Ecran Large"

 

Bonnie & Louise

Avant d’être un film signé Ridley Scott, Thelma et Louise, c’est d’abord un scénario écrit par Callie Khouri, dont la gestation est née de sa lassitude face à un constat, à savoir celui d’un cinéma américain peuplé de genres dont les codes sont exclusivement réservés à la gent masculine. En effet, si Thelma et Louise est un film de genres dans le sens pluriel du terme, abordant à la fois les codes du road-movie, du buddy-movie, mais surtout du western, il se démarque avant tout grâce à l’écriture de son scénario, mettant en scène deux femmes dans une cavale à la Bonnie & Clyde à travers l’Ouest américain.

Une note d’intention clairement assumée dans le titre de l’œuvre, qui fait irrémédiablement référence au film d’Arthur Penn sorti en 1968. Un film qui rompait totalement avec les codes du classicisme américain, notamment à travers la violence graphique de sa conclusion anti-hollywoodienne au possible. Et de la même manière que Bonnie & Clyde annonçait le bouleversement que sera le Nouvel Hollywood, Thelma et Louise entend bien changer la donne dans le paysage du cinéma américain des années 90.

 

Photo Faye Dunaway, Warren BeattyBonnie & Clyde, ou les ancêtres de Thelma et Louise 

 

Et comme toujours, le changement fait très peur aux producteurs des majors hollywoodiennes. Callie Khouri essuie de nombreux refus, ambitionnant dans un premier temps de réaliser elle-même le long-métrage (pour la modique somme d’un million de dollars). La scénariste va alors enfin frapper à la bonne porte, celle de Mimi Polk Gitlin (productrice de Traquée, l’un des précédents échecs de Scott), qui va être séduite par cette proposition donnant la part belle à des personnages féminins, au point d’augmenter le budget à 16 millions de dollars et de soumettre le scénario à Ridley Scott.

Également séduit par l’originalité du script, le cinéaste envisage d’abord de produire le long-métrage, en se lançant à la recherche d’un réalisateur, mais malheureusement sans succès. Ou heureusement, plutôt, puisque qui d’autre que Ridley Scott, qui a déjà dirigé brillamment Sigourney Weaver dans la peau d'Ellen Ripley, peut mettre en scène Thelma et Louise tout en conservant la dimension féministe de son scénario ?

Surnommée la "troisième femme" de Thelma et Louise, Callie Khouri collaborera étroitement avec Ridley Scott sur la production du métrage, mais aussi sur le tournage, tout en ayant un regard sur le choix du casting, Michelle Pfeiffer et Jodie Foster ayant notamment été pressenties avant Geena Davis et Susan Sarandon pour incarner les deux héroïnes. La scénariste va également batailler auprès de la production pour maintenir certaines séquences qui lui ont valu la plupart des refus essuyés auparavant, notamment la scène du viol et le final d’anthologie qui fera la réputation du film.

 

photo, Susan Sarandon, Geena DavisUn duo iconique

 

Les Prisonnières du Désert

Si Thelma et Louise doit en grande partie son statut d’objet culte à son aura de "film féministe", il tient également une place à part entière dans la dense filmographie de son réalisateur, connu de tous pour la pluridisciplinarité de son œuvre et des genres divers qu’elle aborde. Il résume en un seul long-métrage cette aisance avec laquelle le cinéaste est capable de passer d’un registre à un autre, de film en film, mais cette fois-ci en l’espace d’une poignée de séquences d’anthologie.

Il débute comme une comédie dramatique somme toute classique, lors d’une ouverture qui nous expose le quotidien de Thelma (Geena Davis), femme au foyer soumise à son archétype de mari macho qu’est Daryl (Christopher McDonald), homme d’affaires qui ne jure que par sa réussite professionnelle. En parallèle, le montage alterné nous montre également la vie de Louise (Susan Sarandon), son amie serveuse dans un diner, qui semble bien plus émancipée dans son rapport aux hommes.

Dans une exposition de seulement quelques minutes, Scott nous présente deux héroïnes aux caractères intrinsèquement différents, mais qui vont pourtant s’assembler pour mieux se compléter durant ce qui s’annonçait initialement comme un road-trip, avant de virer littéralement dans le registre du pur Rape and Revenge, juste le temps d’une séquence particulièrement glaçante et dérangeante.

 

photo, Geena DavisPrendre littéralement les armes 

 

En effet, on peut comprendre assez aisément que certains producteurs se soient sentis frileux à l’idée de mettre en images une tentative de viol, surtout si le scénario original de Callie Khouri la décrivait de manière aussi frontale et violente que la mise en scène de Scott, la séquence se terminant par un meurtre froid et brutal commis par Louise. Comme si toutes les étapes du Rape and Revenge venaient d’être sautées une par une pour arriver directement à cette conclusion aussi violente que jouissive, propre à ce sous-genre.

Une conclusion qui sert finalement de point de départ à la structure qui englobe Thelma et Louise, les deux héroïnes étant irrémédiablement lancées dans une fuite en ligne droite où elles ne pourront plus jamais regarder derrière elles. Sous la forme d’un road-movie saupoudré d’un air de buddy-movie (de par l’alchimie évidente entre Davis et Sarandon), Thelma et Louise devient alors le western de Ridley Scott, seul genre auquel le réalisateur n’a pas consacré un film entier, si ce n’est celui-ci.

Avec les grands paysages de l’Ouest comme toile de fond à cette fugue libératrice, magnifiés comme jamais par l’esthétique de ce grand formaliste qu’est Scott, Thelma et Louise raconte l’histoire de deux femmes qui décident de fuir les États-Unis, un pays où la liberté que vante le rêve américain n’est accessible qu’aux hommes, dans une société foncièrement patriarcale jusque dans ses fondements.

 

photoUne somptueuse fuite 

 

Un constat aussi présent à l’image que dans la musique d’Hans Zimmer, composée principalement de tubes. Ceux-ci ancrent la bande originale dans son époque, marquant un contraste avec les partitions plus mélancoliques du compositeur qui subliment ces routes à l'allure soudainement plus désuète, à l’image d’un rêve américain en pleine perdition. Au-delà du parasitage des codes des nombreux genres très codifiés qu’il aborde en un seul long-métrage, Ridley Scott opère également une inversion des rôles masculins et féminins, jusqu’ici trop souvent relégués au rang de faire-valoir des héros américains.

Cette fois-ci, ce sont les hommes rencontrés par Thelma et Louise sur leur route qui servent leurs desseins, seconds rôles portés par une pléthore d’acteurs masculins plus ou moins identifiés dans le paysage du cinéma américain de cette époque, à commencer par un jeune et très beau Brad Pitt encore inconnu. En effet, comment parler de Thelma et Louise sans mentionner l’apparition de l’acteur, jusqu’ici habitué aux séries télé, dans un de ses premiers rôles au cinéma, avant son explosion quelques années plus tard, notamment avec Entretien avec un vampire en 1994, puis Seven en 1995 ?

 

photo, Geena Davis, Susan Sarandon, Brad PittQuand le duo devient un trio 

 

Tout le monde se souvient évidemment de Brad Pitt dans le film de Ridley Scott pour cette scène de sexe plutôt torride avec Geena Davis. Il a clairement été embauché dans le rôle pour son physique, approuvé sur le tournage par Callie Khouri, qui voulait s’assurer que l’acteur soit suffisamment sexy pour incarner le personnage (et vu qu'il a été propulsé au rang de sex-symbol du cinéma américain, il devait l’être).

Un an avant d’être révélé dans le premier film de Quentin Tarantino, Reservoir Dogs, l’excellent et charismatique Michael Madsen incarne ici Jimmy, l'ami de Louise, en apportant toute la nuance propre à l’écriture de Callie Khouri qui ne cherche pas à dresser un portrait manichéen de la toxicité masculine dans son script. Il est à la fois charmeur, brutal, et à fleur de peau (l'acteur suggéra au passage l’idée de la demande en mariage à Scott et Khouri sur le tournage).

Et enfin, le cinéaste retrouve Harvey Keitel, plus de 14 ans après son premier film, Les Duellistes, dans un rôle de flic beaucoup plus humain et moins misanthrope que son Féraud Napoléonien, tiraillé entre son uniforme et son empathie pour deux jeunes femmes délaissées par le rêve américain. Des hommes complexes et humains, que Thelma et Louise décident de laisser derrière elles, dans un grand final aussi libérateur que mélancolique.

 

photo, Ridley Scott, Susan SarandonUne belle équipe 

 

Le Grand Saut

Lors de sa sortie dans les salles américaines en 1991, Thelma et Louise permet à Ridley Scott de renouer avec le succès commercial et critique, après notamment les échecs successifs de Legend et Black Rain. Il engendre 45 millions de dollars au box-office domestique, pour un budget de 16 millions (avec à la clé l’Oscar du meilleur scénario original pour Callie Khouri).

Mais même si le réalisateur de Blade Runner obtient les louanges de la critique (ainsi que sa première nomination à l’Oscar du meilleur réalisateur), Thelma et Louise déclenche également son lot de polémiques, notamment à propos de sa dimension féministe. En effet, si beaucoup de gens se souviennent en bien de Thelma et Louise pour son pamphlet féministe, ce dernier n’a pas toujours été apprécié à sa juste valeur, certaines critiques ayant dénoncé à l’époque un caractère misandre dans le long-métrage.

Certains iront même jusqu'à le qualifier de film "anti-hommes" (alors que les personnages incarnés par Brad Pitt et Michael Madsen sont bien plus nuancés et complexes que les archétypes du mari macho et du violeur). Une polémique que l’on peut aisément attribuer aux mœurs propres à l’Amérique du début des années 90, ainsi qu’au caractère "avant-gardiste" du long-métrage qui aura traversé les générations, notamment grâce à son final d’anthologie.

 

photo, Susan Sarandon, Geena DavisLe point de non-retour 

 

La fin de Thelma et Louise continue encore aujourd’hui de faire parler d’elle, notamment à travers le slogan "Thelma & Louise live", qui démontre que les deux héroïnes continuent encore aujourd’hui d’exister dans l’imaginaire collectif. En effet, ce grand saut dans le Grand Canyon de l’Arizona est perçu par certains comme un nouveau départ pour les deux femmes, symboliquement devenues immortelles, quittant un monde rongé par un patriarcat dont elles ne veulent plus.

30 ans après sa sortie, il reste encore aujourd’hui l’un des plus beaux manifestes féministes, dans une industrie hollywoodienne en pleine introspection qui continue de s’interroger sur ses propres stéréotypes (pour le meilleur comme pour le pire). Le pamphlet féministe ultime de son auteur ? Pas que, car c’est aussi celui du cinéma américain tout entier qui se dessine ici. Et on est également revenus sur American Gangster, un autre portrait politique de l'Amérique, le dernier grand film populaire de Ridley Scott.

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Commentaires
19 Commentaires
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Mad Maxette

@Kynapse
Oui parce que c’est une franchise testeronnee. Thelma et Louise ne rentre pas dans cette catégorie.
Ça ne retire rien à la bêtise de ces réactions

Kynapse

@Uber féministe

Fury road aussi est un chef-d’œuvre, mais ça n’a pas empêché une partie des spectateurs masculins de péter une durite en voyant Furiosa sur l’affiche :o)

free spirit

On est presque Tous D’accord pour dire que ce film est Super…Et La Bande Son Tout simplement Magnifique…

free spirit

On est presque Tous D’accord pour que ce film est une Superbe…Et La Bande Son Tout simplement Magnifique…

Uber féministe

@Kynapse
Parce que c’est un chef d’œuvre et que Ridley a probablement un QI élevé
Ce n’est ni manichéen ni surligne ni artificiel et en plus c’est magnifique et la bande son est exceptionnelle
On ajoutera que de Alien (deja une femme) en passant par le Dernier duel et GI Jane et même Gucci, Ridley a dû pour de vue féministe une filmographie exemplaire et surtout très très précoce (Alien 1979 svp)

Kynapse

@Flash

Certes, mais à l’époque ça gueulait déjà bien fort et je ne doute pas que certains le fassent toujours.

Flash

@Kynapse : peut-être , parce que c’est un excellent film !

Kynapse

Un article sur un film féministe sur lequel personne ne vient cracher dans la section commentaire ? En voilà, un miracle !

Ethan

@Purge
Pourquoi la plupart des hommes sont affreux ? Je ne suis pas d’accord.
Ce film ce regarde simplement. Il n’y a pas à se poser des questions de fond. Les années 1990 ce n’est pas les années avant 1960.

Purge

Again
T&L est incontestablement un chef d’œuvre de la filmographie de Scott dont les images la bande son (Toni Childs…) la maestria de la mise en scène et les acteurs phénoménaux en font un classique
A bien y regarder ce fil fait penser à La petite voleuse … que penser des heroines et des personnages masculins ? Que les heroines sont sans taches et les héros masculins des incarnations du patriarcat ?
Il n’y a que le simplisme le conformisme devant la ce qu’il est de bon ton d’écrire et de penser pour le croire
Une partie du duo est sans neurone et mène l’entreprise à sa perte ; est elle morale ? Non ! Et les hommes ? Sont ils tous affreux ? Pas tous non ! Enfin la plupart … bref c’est juste la vie … relisez les romans d’Oksanen au lieu de vous enivrer de féminisme à 3 balles