En 2003, le regretté Satoshi Kon a signé un autre chef-d'oeuvre d'animation japonaise, sa comédie dramatique Tokyo Godfathers.
À l'approche des fêtes de fin d'année, on peut difficilement esquiver les sacro-saints téléfilms de Noël et autres comédies (Gremlins, Maman j'ai raté l'avion, La Course au jouet), certes cultes et qu'on aime beaucoup, mais qu'on connaît par coeur depuis un bon bout de temps. Il est donc temps, alors qu'il ne reste plus que quelques cases à ouvrir sur le calendrier de l'avent, de se pencher sur un film d'animation qu'on a un peu trop tendance à oublier, le formidable Tokyo Godfathers de feu Satoshi Kon.
Ce film raconte comment trois sans-abris, Hana, une femme transgenre exubérante, Gin, un alcoolique mythomane blasé et Miyuki, une adolescente fugueuse au sale caractère, vont prendre sous leur aile un nourrisson abandonné dans la rue. D'indice en indice, ce trio de marginaux arpente la ville enneigée de Tokyo pour retrouver la mère du bébé baptisé Kiyoko, un faiseur de miracles protégé de tous les dangers par une aura divine.
LA RELÈVE
Si les studios d’animation américains, en particulier l’indétrônable Disney, sont encore légions dans le paysage cinématographique, on se réjouit d’avoir vu fleurir ces dernières années tout un tas de productions nippones très qualitatives dans nos salles : Le conte de la princesse Kaguya en 2014, Souvenirs de Marnie en 2015, Le Garçon et la Bête et Your Name en 2016, Dans un recoin de ce monde en 2017, Silent Voice, Mary et la fleur de la sorcière ainsi que Miraï, ma petite sœur en 2018. Jusqu’à la déferlante de 2019 et 2020 avec Les Enfants de la mer, Promare, Le Mystère des pingouins, Wonderland, le Royaume sans pluie et Les Enfants du temps.
Avec le recul, il est de plus en plus évident que le Studio Ghibli et surtout les oeuvres d’Hayao Miyazaki ont joué un rôle décisif dans cette exportation de plus en plus massive des films d’animation japonais sur le grand écran occidental. Ce qui ne veut pas dire qu’on oublie que certains longs-métrages des années 80 et 90 comme Akira ou Ghost in the Shell ont également participé à cet éveil culturel en ayant formé une niche de fans pour finalement laisser une marque indélébile dans la culture populaire.
Un successeur qui ne serait pas un imitateur
Mais le cinéaste à qui on doit Le Voyage de Chihiro et Princesse Mononoké (deux de ses films qui ont le plus résonné à l’international), a clairement ouvert cette niche à des spectateurs de tout horizon, qui n’étaient pas forcément familier du genre, grâce à la portée universelle de son cinéma et des thèmes qu’il aborde. À tel point que le réalisateur s’est imposé comme un maître incontesté de l’animation japonaise et que le public cherche désespérément celui (ou celle, on y croit encore) qui pourra prétendre lui succéder.
Quelques noms sont régulièrement cités, notamment celui de son fils, Goro Miyazaki (La Colline aux Coquelicots et le prochain Aya et la sorcière), Makoto Shinkai (5 cm per second, Your Name) ou Mamoru Hosoda (Le Garçon et la Bête, Les Enfants loups Ame & Yuki). Mais même s’il ne s’agit évidemment pas de les faire démériter, celui qui aurait assurément pu égaler Miyazaki n’était autre que Satoshi Kon s’il n’avait pas été emporté à seulement 46 ans par un cancer en 2010. Avec seulement quatre films à son actif, qui s’étendent de 1997 à 2006 (en plus de la série Paranoïa Agent), ce génie visionnaire a emporté dans sa tombe un talent et une richesse rares qu’on ne peut que regretter, même 10 ans après.
RÉALITÉ VIRTUELLE
Son nom n’est peut-être pas aussi connu que celui d’Hayao Miyazaki auprès du grand public, mais Satoshi Kon a signé des oeuvres majeures et s’est donc très rapidement fait connaître des cinéphiles. Au point d’inspirer certains réalisateurs américains, lui-même ayant été largement influencé par le cinéma occidental, en particulier par les films de Terry Gilliam. Les deux exemples les plus connus sont ceux de Darren Aronofsky, qui a recréé plan par plan la scène de la baignoire de Perfect Blue pour son Requiem for a Dream et présenté une héroïne très ressemblante à celle du film d’animation dans Black Swan. Le deuxième n'est autre que Christopher Nolan qui a puisé dans l’imaginaire délirant et repompé la distorsion et l’aliénation de la réalité de Paprika pour son Inception.
En même temps, Kon a commencé sa carrière et pris ses marques sous l’aile de plusieurs pontes : Katsuhiro Ōtomo (Akira), Mamoru Oshii (Ghost in the Shell) et Hiroyuki Kitakubo (Roujin Z). Ce qui ne l’a pas empêché de trouver très vite ses propres thématiques et surtout son propre style visuel. Dès son premier film, Perfect Blue, le cinéaste questionne et brutalise sans ménagement notre rapport à la réalité. L’oeil de sa caméra est toujours subjectif pour que l’image retranscrive toute la psyché des personnages principaux, nous immisçant ainsi dans leur inconscient pour refaçonner l’environnement qui les entoure.
Dans ce sens, son dernier long-métrage, Paprika, avec sa machine qui explore les rêves, est probablement son cheminent le plus abouti vers sa conception onirique et illusoire du réel, qu’il ne détache jamais complètement du cadre social plus terre-à-terre qui lui sert d’ancrage et d’objet d’analyse méticuleuse. Autrement dit, son cinéma frôle la schizophrénie et peut s’avérer aussi mélancolique et lyrique que subversif et malade.
Même si sa filmographie n’est pas très étendue (ce qui permet aussi une étude plus poussée et comparative), Tokyo Godfathers, son troisième film, ne semble pas au premier abord s’inscrire dans cette démarche artistique. Après un thriller psychologique noir sur l’univers anxiogène des idols et un hommage au cinéma japonais qui dissèque avec nostalgie le passé d’une ancienne actrice, difficile en effet de trouver un rapport évident avec cette comédie tragique de Noël qu’on croirait sortie de l’imagination de Frank Capra (La Vie est belle).
TOKYO EST UNE FÊTE
Tokyo Godfather, qui manie l’humour et le comique de situation contrairement aux trois autres films, est en effet moins névrosé et abstrait, sans figure féminine centrale pour dérouler un récit poétique ou torturé. Avec son co-scénariste Keiko Nobumoto (Cowboy Bebop), le réalisateur a laissé de côté les schémas et concepts narratifs alambiqués pour rester au plus proche de notre réalité. Il opte également pour une temporalité linéaire et donc simplifiée et plus accessible.
Aucune paresse ou manque d’ambition là-dedans pour autant, mais une volonté de proposer une histoire dépurée et moins labyrinthique, quand bien même les trois antagonistes déambulent de manière hasardeuse dans la ville tel un road trip urbain sans GPS. Le film s'inspire d'ailleurs librement du fils du désert de John Ford et ressemble plus étrangement aux Rois mages de Bernard Campan et Didier Bourdon (même si là, on est sur de la pure coïncidence).
Le réalisateur ne reste pas entièrement focalisé sur l’idée d’un monde entièrement artificiel, créé de toutes pièces par les fantasmes individuels ou collectifs, pour nous raconter une fable humaniste et pleine d’espoir. Rien de mièvre non plus, juste une étude très juste et moins abrasive de personnages toujours aussi complexes (alors qu'ils sont à la limite de la caricature) et dont le chemin de croix plus que laborieux les mène vers leur rédemption.
Satoshi Kon permet à ses personnages de panser leurs plaies
Mais plusieurs points communs se révèlent dès qu'on commence à gratter la surface. Si la caméra est beaucoup plus objective et se place comme un simple témoin des pérégrinations invraisemblables (voire surréalistes) de la petite troupe, l’action elle-même se déroule en fait à la frontière du réel et du mysticisme, le film commençant d’ailleurs sur les chants religieux d’une messe de minuit.
Hana, une femme transgenre (ou un homme travesti, la qualification n’est jamais claire), incarne d’ailleurs toute cette dimension spirituelle, qui se place d’abord en sous-texte avant de prendre de plus en plus de place au fur et à mesure que le fil d’Ariane se dénoue. Comme le dit Hana dès le départ, la petite Kiyoko est un cadeau du ciel, un ange placé sur sa route (ou plutôt son trottoir), les hasards, coïncidences et miracles n'étant qu'une volonté supérieure, qu'on pourrait coller au concept de destinée ou de dieu unique.
Déformation du réel à tous les niveaux
Si le paysage urbain est toujours aussi froid et hostile et que les comportements sociaux (de la bassesse à la bonté) sont décortiqués sans filtre, un regard subjectif se superpose par moments à tout ça, relançant l'idée que la réalité est bien une dimension virtuelle vu que chacun en a sa propre vision, l'objectivité n'étant qu'un concept inatteignable.
Lorsque Gin, seul et alcoolisé, tombe sur un vieillard agonisant qui porte une tenue très similaire à la sienne, on ne peut pas s'empêcher de croire à une hallucination, à la matérialisation de ses angoisses. Comme lorsqu'il pense voir une véritable fée auréolée de lumière, quand Hana s'invite dans le rêve de Miyuki ou quand la ravisseuse de Kiyoko entend le bébé parler. Pour flouter un peu plus la distinction entre réalité et vécu, Kon joue avec les expressions faciales, qu'il n'hésite pas à exagérer, aidé par son passé de mangaka, cassant ainsi le cadre très réaliste installé par les décors authentiques qui fourmillent de détails.
La magie de Noël bave et s'appelle Kiyoko
Enfin, de la même façon que pour Mima ou Chiyoko, les deux héroïnes de ces précédents films, le trio est amené à rechercher l'identité et le statut social qu'ils ont perdu, une thématique qui représente le fil rouge de toute la filmographie du réalisateur. En parcourant la ville, de ses ruelles crasses à ses palaces baroques, pour retrouver la mère de Kiyoko (et par conséquent la véritable identité du bébé), les personnages sont confrontés à leur passé douloureux, à la culpabilité qu'ils ont refoulée et au futur auquel ils ont tourné le dos, pour finalement retrouver leur chemin et qui ils sont ou veulent être.
Tokyo Godfather décortique une fois de plus les affres et la violence d'une société bipolaire aussi encline à la violence que l'altruisme, mais ne se veut jamais moralisateur ou pathétique et préfère miser sur l'émotion pure, ce qui en fait un film magnifique, mais aussi idéal pour Noël.
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Grand film, comme tout les autres de Satoshi Kon en effet. J’ai adoré aussi son manga « Opus », une vraie pépite méta comme on en voit peu avec une histoire dingue, un peu comme si Otomo se trouvait enfermé dans son « Akira ».
Que ce soit paprika ou Perfect Blue, le regretté Satoshi Kon à pondu que des chefs d’œuvre. Tokyo Godfather n’échappe pas à la règle.
Ses films ont toujours été des Experiences sensorielles de tous les instants.
Parti trop tôt malheureusement.