Pauvres créatures : critique d'un Frankenstein féminin délirant

Alexandre Janowiak | 16 janvier 2024 - MAJ : 18/01/2024 11:57
Alexandre Janowiak | 16 janvier 2024 - MAJ : 18/01/2024 11:57

Cinq ans après avoir reçu le Grand Prix du Jury pour La Favoritele cinéaste Yorgos Lanthimos a finalement été auréolé du Lion d'or à la Mostra de Venise 2023 avec Pauvres créaturesAvec cette adaptation modernisé du livre éponyme d'Alasdair Gray, le réalisateur retrouve Emma Stone dans une sorte de Frankenstein au féminin suivant le périple de son étrange créature, Bella Baxter, le tout scénarisé par Tony McNamara. Le résultat est éblouissant, provocateur, fémininiste, libérateur et porté par un casting fantastique dont Mark RuffaloWillem DafoeRamy Youssef ou encore Kathryn Hunter.

l'étrange odyssée d'une frankenstein au féminin

"Nous devons tout expérimenter, pas seulement le bien, mais aussi l'humiliation, l'horreur, la tristesse. C'est ça qui nous forge tous Bella [...] Alors nous pouvons connaître le monde, et quand nous connaissons le monde, le monde est à nous", raconte Madame Swiney, la tenancière d'un bordel parisien, à Bella Baxter. Et si l'on y réfléchit un peu, c'est peut-être la phrase qui résume le mieux l'expérience de visionnage devant Pauvres créatures.

Dès ses premières images, Pauvres créatures nous plonge au coeur d'un monde foisonnant et déconcertant dont on comprend rapidement qu'il sera difficile, voire impossible, d'explorer l'entièreté. Qu'il s'agisse, dans un premier temps, des animaux hybrides glauques (une poule-bulldog, une chèvre à tête d'oie, un cochon-chien...) et créations mécaniques (un carrosse à vapeur mené par un faux-cheval) du Dr Godwin "God" Baxter, puis de l'incursion progressive dans cet univers (un Lisbonne rétro-futuriste, un Londres victorien, un Paris de la Belle Époque), le film est d'une créativité sans limites.

 

 

Une richesse visuelle qui doit énormément au travail faramineux des deux chefs décorateurs : Shona Heath et James Price. Ensemble, ils ont quasiment mis sur pied ce monde à l'aide d'immenses décors réels et en s'appuyant sur plusieurs techniques différentes (toile peinte, rétroprojection, miniatures, écrans LED) pour lui donner vie. Le moyen parfait de placer le récit de Pauvres créatures dans un entre-deux fascinant, "dont l'histoire se déroule dans le passé, mais avec la vision du futur" comme l'explique Shona Heath elle-même.

D'où cette sensation permanente pour les spectateurs de se perdre dans un imaginaire complètement inédit, jonglant à la fois entre le surréalisme, la science-fiction (les effets spéciaux sont vraiment fabuleux) et l'anachronisme. Le monde exploré par Bella Baxter est empli d'une infinité de détails, dont les multiples couches imposent le respect (à l'heure où Hollywood ne se donne plus vraiment cette peine) et insufflent surtout un sentiment exaltant où la simple fiction se fait le miroir du réel.

 

Pauvres créatures : photo, Emma StonePas besoin de lunettes 3D pour en prendre plein la vue

 

l'imaginarium du docteur lanthimos

Pauvres créatures devient ainsi un vrai terrain d'expérimentation existentielle pour les personnages et les spectateurs, abordant une myriade d'aspects de la vie avec la spontanéité de nos quotidiens, notamment grâce au talent de cinéaste de Yorgos Lanthimos. Alors bien sûr, l'esthétique flamboyante du film (Robbie Ryan toujours excellent à la photo) ainsi que la partition troublante de Jerskin Fendrix ou le montage précieux de Yorgos Mavropsaridis participent grandement à la folie de Pauvres créatures et la mise en scène de Lanthimos ne serait rien sans eux.

Toutefois, c'est bel et bien la capacité de Lanthimos à passer de la comédie noire à l'horreur sanglante, de la romance subversive au suspense anxiogène, du conte de fées au cauchemar violent, en un cadre, zoom ou séquence qui fait une large partie du charme de Pauvres créatures. Pour mieux faire ressentir le monde qu'il filme, le Grec suit finalement les conseils de la tenancière (d'une certaine manière) en s'amusant à mêler les genres, les situations et les ambiances.

 

Pauvres créatures : photoLa distorsion du monde en fish-eye

 

Une volonté de décontenancer le spectateur propre au cinéma de Lanthimos, et dont Pauvres créatures semble être une espèce de combinaison de ses précédents travaux, voire un aboutissement. L'enfermement initial de Bella dans la demeure de Godwin Baxter voulant la "préserver du monde extérieur"  rappelle inévitablement les fondations scénaristiques de Canine, les inspirations mythiques (ici Frankenstein en majorité) évoque l'héritage des mythologies grecques de Mise à mort du cerf sacré, le questionnement sur l'amour et l'identité vis-à-vis de la société remémore évidemment le dystopique The Lobster tout comme la gestion du deuil cite, in extenso, l'étrange concept de Alps.

Cela dit, Pauvres créatures se rapproche avant tout de La Favorite. D'un côté, le film bénéficie de l'appui d'un studio majeur (Searchlight Pictures toujours), d'un budget plus imposant que ses ainés (35 millions de dollars, contre 15 millions pour La Favorite et moins de 5 millions pour tous les autres) et d'un casting hollywoodien de rêve (dont Emma Stone, de retour). Mais plus encore, les deux sont extrêmement proches aussi bien visuellement (une large palette de couleurs, des décors d'époque, l'utilisation assidue du fish-eye) que scénaristiquement avec une magnifique réflexion sur les femmes.

 

Pauvres créatures : photoUne scène de danse aussi loufoque que La Favorite

 

le fabuleux destin de bella baxter

Ce n'est pas spécialement étonnant que Pauvres créatures soit un pamphlet féministe aussi réjouissant, voire plus, que La Favorite. Après tout, Tony McNamara est toujours au scénario, Emma Stone est désormais productrice et Lanthimos s'attache de plus en plus à construire des personnages féminins complexes dans sa filmographie. Bien sûr, on pourrait tout à fait reprocher au film d'être réalisé par un homme, scénarisé par un homme et adapté d'une oeuvre écrite par un homme pour conter une telle histoire "de femme", mais ce serait bien médire ses choix engagés.

En s'attardant avant tout sur le point de vue de Bella (contrairement au livre qui jonglait entre les personnages), le film dévoile au fur et à mesure un message puissant et atemporel. Car Pauvres créatures questionne une idée principale comme le décrit Emma Stone : "De quoi une femme serait capable, si elle pouvait tout recommencer à zéro ?". Bella Baxter est née d'une expérience farfelue transcendant la biologie humaine, avec le cerveau du foetus implanté dans le corps de la jeune femme enceinte qui le portait lorsqu'elle s'est suicidée.

 

Pauvres créatures : photoL'ingénue Bella en route pour découvrir le monde

 

Pauvres créatures suit ainsi Bella, quasi-poupée humaine découvrant le monde qui l'entoure dans un périple à la Candide ou L'ingénu presque hors du temps. De quoi ouvrir les portes d'un conte dépeignant le parcours d'une femme rebootée, littéralement, et donc totalement émancipée des conventions sociales qui régissent la société et contraignent avant tout les femmes. Un récit initiatique accéléré où l'héroïne se retrouve affranchie d'une forme de patriarcat (et misogynie) subie quotidiennement par la gent féminine et s'en dispense naturellement sans peur ni honte. Et débarrassée de tout sentiment de culpabilité, Bella n'a pas de pudeur.

Alors elle se libère, entre autres, sexuellement (le film contient énormément de scène de cul sans concession), devenant maîtresse de son désir et se défaisant du regard des hommes, de leurs contraintes toxiques, jusqu'à prendre leur dessus. L'objet monstrueux qu'elle semblait être se mue en sujet de toutes les convoitises, intellectuelles, émotionnelles et sentimentales lui offrant la possibilité de révéler le visage des vrais monstres : les hommes qu'elles fréquentent. De la figure paternelle à l'amant hypocrite, du mari violent au doux compagnon, elle renverse les hiérarchies, mais sans forcément tout rejeter (le grand coeur de God sous ses airs narcissiques) pour mieux détruire les mauvaises herbes du système.

 

Pauvres créatures : Photo Willem DafoeLa monstruosité n'est pas affaire d'apparence

 

promising young woman

Pendant 2h21, parfois un peu en sous-rythme il est vrai (notamment en son milieu), Bella crée ainsi ses propres règles et est libre de trouver sa propre identité, son propre rôle et son propre impact. Sans préjugés, elle garde l'esprit ouvert, s'instruit, touche à la philosophie, à la médecine, à la politique (le socialisme en particulier). Elle tente simplement de comprendre le monde pour le rendre meilleur en luttant pour l'égalité sans jamais oublier les atrocités vécues (une révélation terrible à Alexandrie) afin de ne pas les reproduire ou plutôt espérer y mettre fin ("L'ordre des choses tient jusqu'à ce que nous en découvrions un autre").

Bella ne s'en révèle que plus touchante au fil de son évolution, notamment grâce à la partition d'Emma Stone. L'actrice livre sa performance la plus remarquable et probablement la plus complexe dans Pauvres créatures. Notamment parce que la trajectoire de son héroïne repose sur une métamorphose corporelle (de poupée aux mouvements saccadés à l'élégante harmonie d'une femme en pleine possession de son destin) et lexicale élaborée. L'occasion d'innombrables gags visuels, sonores et scéniques pour le duo Lanthimos-Stone qui déploie tout un éventail comique, dont l'humour corrosif, absurde et irrévérencieux rend hilare.

 

Pauvres créatures : Photo Emma StoneOn trinque pour un tel bijou

 

Et ce qui rend d'autant plus remarquable l'aventure comico-fantastique de Pauvres créatures, c'est que Lanthimos y troque ponctuellement son cynisme caractéristique pour un humanisme inattendu. Le réalisateur a régulièrement été taxé de misanthrope depuis ses débuts – parfois à raison et souvent à tort selon l'auteur de ces lignes – mais il est certain qu'il n'avait jamais montré autant d'amour pour ses personnages que dans Pauvres créatures (et plus spécifiquement ici son héroïne).

Si son sixième film conserve une mise en scène ultra-contrôlée, un ton sarcastique provocateur et une bizarrerie légendaire, Yorgos Lanthimos y insuffle ainsi une délicatesse, une beauté et une âme singulière profondément bouleversante. Un renouveau brillant pour le Grec et une épopée enivrante, délirante et inspirante pour les spectateurs.

 

Pauvres créatures : Affiche US

Résumé

Parfois inconfortable, souvent déchirant, constamment jubilatoire, Pauvres créatures est une merveille de cinéma aussi précieuse que la performance hors-norme d'Emma Stone.

Autre avis Antoine Desrues
Par la seule combinaison de sa direction artistique et du lâcher-prise d'Emma Stone, Pauvres créatures trouve un équilibre rare, immédiatement accrocheur dans ses excès. En résulte un conte philosophique passionnant, dont l'esthétique soutient la richesse thématique.
Autre avis Geoffrey Crété
Oui, Emma Stone. Oui, le travail sur les costumes et les décors. Mais Pauvres créatures laisse aussi (surtout) l'impression d'une démonstration de force trop mécanique pour être le grand film qu'il voulait être, comme il le hurle du début à la fin.
Autre avis Judith Beauvallet
Plaisir indéniable de voir une proposition aussi belle, riche et barrée, à la fois cruelle et réjouissante. "Pauvres Créatures" est la nouvelle non-fiancée de Frankenstein qu'on attendait. Dommage, cependant, que le cinéaste applique maladroitement un discours féministe bien appris mais mal compris, au milieu d'effets d'esbrouffe un peu gratuits.
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Lecteurs

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commentaires
Marc en RAGE
14/02/2024 à 17:25

@Myst

Ta rien pigé. Une créature un esprit d'un enfant dans un corps de jeune femme . C'est emancipation de BELLA dans un monde avec ses codes. Elle casse tout les principes elle grandit découvre le plaisir les hommes le monde . Une Créature où les monstres ont de multiple visage.
BELLA devient une femme qui prend ses propres décisions.
Un sacré film surprenant.

Myst
13/02/2024 à 23:25

L'histoire d'un enfant nymphomane dans le corps d'une femme.

Marc en Rage
30/01/2024 à 23:19

Pauvre Créatures l'histoire de BELLA une création d'un Dr Godwin une cervelle d'enfant dans un corp de jeune femme . Le parcours de BELLA elle doit accepté sont nouveau corp sortir de l'emprise du Dr Godwin et son future fiancé elle suit DUNCAN l'émancipation sexuelle , la vie en société et découvre un monde de joie de souffrance d'injustice.
Dans un style BAROQUE Bella prend ces propre décisions.
Une créature dans un monde où les monstres ont de multiple visage.
On retiens la performance de Emma Stone touchante.
Pauvres créatures ☆☆☆☆

Schtroumpfette
21/01/2024 à 20:00

Nous sommes trois à être allées voir ce film et nous en sommes sorties enthousiasmées. Un bijou ! Merci à Emma Stone pour avoir soutenu ce film et s'être battue pour qu'il soit réalisé.

Marc (le vrai)
21/01/2024 à 03:56

Le faux Marc rageux a écrit : "Vu la Bande annonce sa pique les yeux un côté trop KITCH. Mais la performance de Emma Stone une actrice à suivre ."

Putain, le mec se touche devant les étrons visuelles de Snyder, devant son dernier navet "moune rebel" d'un kitch et d'une nullité absolue ... et il ose dire ce genre de c*nneries ... mais quelle pauvre créature ce faux Marc ...

Ce film est un bijou, par ailleurs. A des années lumières du navet capitaliste "barbie". Ça fait du bien.

Cidou
21/01/2024 à 00:32

@rientintinchti2 tu t'es trompé de site, les incel c'est sur JVC.

Sinon bien hâte d'aller voir le film, ça a l'air cool.

Geoffrey Crété - Rédaction
20/01/2024 à 13:43

@PatruelBrick
@sylvinception

On réserve les 5/5 à des films qui font quasi l'unanimité dans l'équipe, ou sur lesquels on a suffisamment de recul pour pouvoir y poser une note parfaite, quelques années après.

On considère que les 0/5 (qu'on ne met jamais, ou alors j'ai oublié) et les 5/5 (il y en a sur le site, mais peu) sont vraiment extraordinaires. D'autant que les notes restent pour nous de petits gadgets, qui aident la lecture. Mais ce ne sont pas des éléments absolus.

PatruelBrick
20/01/2024 à 13:37

@ sylvinception Il me semble que les rédacteurs d'EL ne mettent jamais 5/5 à un film même si ils ou elles le considèrent comme un chef d'oeuvre et se limitent à 4,5 comme étant la note maximale par "principe de précaution". J'ai lu une fois un rédacteur en parler mais je ne saurais vous dire où, peut-être sur Twitter.

Sanchez
20/01/2024 à 12:37

@rientinchien2 gros level . Est ce parodique ?

Sanchez
20/01/2024 à 12:05

Hommage à Emma stone, star internationale qui a accepté un rôle difficile où on la voit sous toutes les coutures

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