L'Abbé Pierre – Une vie de combats : critique du prêtre rockstar

Ewen Linet | 8 novembre 2023 - MAJ : 08/11/2023 19:05
Ewen Linet | 8 novembre 2023 - MAJ : 08/11/2023 19:05

Après Hiver 54, l'abbé Pierre de Denis Amar avec Lambert Wilson en 1989, Frédéric Tellier nous plonge à nouveau dans la vie du prêtre emblématique dont le franc-parler manque cruellement. Cette fois, L'Abbé Pierre – Une vie de combats est porté par Benjamin Lavernhe issu de la Comédie-Française et aux registres décidément inattendus. Un projet ambitieux qui promettait de narrer toute la vie riche et complexe de Henri Grouès, alias l'Abbé Pierre, porté par une équipe de production désireuse de rendre un hommage solide et documenté. Là-dessus, le film convainc même s'il reste bien trop aimable.

L'Efficacité comme Maître-mot

Comment revenir sur la vie d'un grand témoin du 20e siècle ? À l'instar de Goliath, son précédent film, Frédéric Tellier fait régner l'efficacité dans L'Abbé Pierre, au point de manquer cruellement d'identité. Le réalisateur manie divers dispositifs éculés dans une structure chronologique attendue rythmée par un montage pleinement fonctionnel. Et ce, dès la première partie du film où le jeune et ambitieux Henri Grouès formule ses trois voeux au sein d'un couvent en 1931 : la pauvreté, la chasteté et l'obéissance.

Ainsi, avant son ordination en tant que prêtre, le jeune Henri passe sept ans dans le couvent des Capucins de Crest. Il en est finalement écarté, jugé trop faible pour vivre en ascète. Ce segment, pourtant essentiel dans la vie de l'abbé, est rapidement expédié avec un académisme et une distance machinale. Cependant, ce désir de suivre les enseignements de Jésus, qui guidera toute la vie du prêtre, transparait particulièrement dans l'interprétation de Benjamin Lavernhe. Sa performance est déjà remarquable dans l'incarnation d'un jeune homme d'Église à qui l'on refuse le don de soi ultime.

 

L'Abbé Pierre – Une vie de combats : photo, Benjamin LavernheBenjamin Lavernhe est un jeune capucin

 

À toute allure, le film plonge dans la Drôle de guerre en 1939, où Henri Grouès, devenu vicaire, est nommé sous-officier. Frédéric Tellier suit le prêtre écrasé par les paysages alsaciens, souffrant et tenant à peine debout. Malgré cela, celui-ci maintient l'adhésion à son commandement par son charisme. Dans ces scènes, le cinéaste embarque le spectateur avec une caméra tremblante censée affirmer la dureté du voyage. Il est surtout contrariant de voir un énième biopic historique français qui réplique, sans en avoir les moyens, les codes du genre. Et cela peine à convaincre tant le film s'efforce de maintenir un artifice superflu. Toutefois, L'Abbé Pierre – Une vie de combats a bien plus à offrir.

 

 

UN PORTRAIT AUTHENTIQUE

En réalité, Frédéric Tellier frappe plus par ses éclairs de mise en scène et la subtilité dont il fait preuve dans des scènes plus intimistes. C'est le cas notamment d'une caméra qui, d'un mouvement ample et assuré, entoure un homme d'Église collabo par une liturgie magnifique, sous les yeux médusés du jeune Henri Grouès. Cela l'amène à résister et devenir faussaire en 1942. Là débute réellement toute la force du long-métrage qui coïncide avec l'éclosion de l'Abbé Pierre, son pseudonyme emblématique de résistant.

Alors que le prêtre aide des juifs à fuir en Suisse au moment des rafles à Grenoble, il se tourne vers Lucie Coutaz (Emmanuelle Bercot) pour faire de faux-papiers. Cette résistance va apporter une tout autre dimension à sa lutte contre la misère et l'injustice. Cette rencontre est un point cardinal du mouvement Emmaüs à venir et des nombreuses actions humanitaires du prêtre en France et dans le monde. Frédéric Tellier laisse échapper un instant la facticité de l'ensemble pour cadrer l'humanité des deux protagonistes avec une simplicité renversante, grandement aidé par la complicité des deux comédiens.

 

L'Abbé Pierre – Une vie de combats : photo, Benjamin Lavernhe, Emmanuelle BercotTaillage de la barbe pour ajouter un peu plus à la légende 

 

Là réside tout l'intérêt du film : l'authenticité et la richesse du travail de reconstitution, sous l'oeil avisé de membres de la fondation Abbé Pierre, opèrent et visent juste. De fait, L'Abbé Pierre – Une vie de combats réussit pleinement sa quête de réincarnation à l'écran d'une figure complexe aux multiples visages. Le prêtre aurait pu être réduit à sa stature d'apôtre, sa sensibilité exacerbée ou son militantisme sous amphétamines. Au contraire, le long-métrage parvient à incarner toutes ces dimensions tout en brossant un être insaisissable (à l'exception de sa profonde humanité). Benjamin Lavernhe y joue un rôle déterminant, étant sensiblement habité par le personnage, sa foi et son oeuvre.

 

UNE RESTITUTION COMPLAISANTE

Dès lors, L'Abbé Pierre – Une vie de combats s'adonne à revisiter les temps forts de la vie de Henri Grouès, de son parcours de député jusqu'à la création et le développement d'Emmaüs, en passant par son célèbre appel de 1954. Au fur et à mesure que le temps façonne le prêtre, toujours résolu et ne renonçant jamais, le travail impressionnant de maquillage sur le visage de Benjamin Lavernhe lui permet de ne faire qu'un avec le personnage. Tout cela pourrait fonctionner si ses engagements internationaux n'étaient pas relégués en toile de fond. 

De fait, le film omet sciemment la figure internationale, dépeinte de manière éparse comme un orateur de conférences de presse, surlignée par un montage approximatif. Pourtant, l'Abbé Pierre était bien plus que cela, ayant notamment entamé une grève de la faim pour protester contre les dérives judiciaires italiennes durant les années de plombs ou visité les colonies françaises d'Afrique subsaharienne pour soutenir les quêtes d'indépendance. Il est évident que l'intention de créer un biopic à hauteur d'homme, intérieur, centré sur ses combats en France est louable. Reste que cette approche demeure inévitablement superficielle et dommageable.

 

L'Abbé Pierre – Une vie de combats : photo, Benjamin LavernheLa métamorphose est stupéfiante

 

D'autant plus que l'engagement de l'Abbé Pierre était souvent provocateur et avant-gardiste. Cela ressort partiellement dans le film grâce aux prises de paroles et sa maîtrise des mots hautement cinématographiques. Et même si le long-métrage n'aura de cesse d'effleurer la vie du prêtre, la reconstitution authentique fait ressurgir ses convictions profondes et sa vision du monde.

On pense notamment aux allusions discrètes des controverses entourant sa proximité avec le marxisme ou ses positions sur le sionisme. Ainsi, Frédéric Tellier choisit sciemment de ne pas s'y aventurer, alors qu'une réflexion plus approfondie sur l'ensemble des engagements du prêtre aurait enrichi L'Abbé Pierre – Une vie de combats.

 

L'Abbé Pierre – Une vie de combats : affiche

Résumé

L'Abbé Pierre – Une vie de combats demeure un biopic aimable, veillant à ne froisser personne et surtout à préserver l'héritage admirable de Henri Grouès. Malgré sa réalisation académique et une reconstitution complaisante, bien qu'authentique, Frédéric Tellier livre un film soigné qui fait résonner très haut la voix du prêtre, en grande partie grâce à la performance éblouissante de Benjamin Lavernhe.

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commentaires
Franken
10/11/2023 à 12:21

@rientintinchti2
Ou la manière de reconnaître les mots mais de passer à côté du sens des phrases.
Tu ne déçois jamais, toi !

rientintinchti2
10/11/2023 à 11:22

@ Altaïr Dementia
Ok mais qu'est-ce qui vous permet d'affirmer qu'il n'était pas une bonne âme?
Quels indicateurs et quelle méthodologie avez-vous adopté pour sonder son âme?

Altaïr Demantia
09/11/2023 à 19:34

@rientintinchti2
Développer quoi ?
Que l'Abbé Pierre est issue de la bourgeoisie ?
Qu'il a été un grand résistant ?
Qu'il s'en prenait régulièrement et radicalement à la bourgeoisie dans des discours et des déclarations sans concession ?
Qu'il était un homme, sinon politique, du moins politisé ? Il a été député à un moment de sa vie mais ça ne lui convenait pas.

Que ce biopic en a fait un personnage romantique dont a été enlevé toute le contenu politique de son combat ?

rientintinchti2
09/11/2023 à 00:05

@Altaïr Dementia
Vous pourriez développer svp?

Altaïr Demantia
08/11/2023 à 20:03

Donc, voici un biopic d'un homme profondément politisé qu'on a rendu apolitique donc inoffensif post mortem. Ne dérangeons surtout pas la Bourgeoisie ambiante dont l'Abbé faisait parti et dont qu'il conchiait régulièrement la bonne conscience et qu'il désignait du doigt pour être à l'origine des problèmes liés à son combat contre la pauvreté. Faisons dans le mou et le consensuel, faisons de ce personnage une icône romantique, une bonne âme, ce qu'il n'était pas.

Michel Mapel
08/11/2023 à 18:07

Article très bien écrit, un film à regarder effectivement un dimanche soir, voir un lundi soir (soyons fou mais pas trop !).
Effectivement, quelle était sa relation avec cette femme ? Un abbé habitant 30 ans avec une femme rompt-il le sacerdoce du célibat ? Était-il communiste, trotskiste ? Quelles étaient ces positions sur la Palestine et Israël ? Que pensait-il du conflit Israelo-Palestinien ? De la guerre en Irak de 2003 ?
Effectivement, si le politiquement correcte efface la personnalité, les positions politiques nationales et internationales, on rate bien des choses.
La suite quand nous aurons visionné ce film et aurons fait notre avis.
À bientôt alors.

@tlantis
08/11/2023 à 12:23

a regarder un dimanche soir, le trailer m'avait donner envie mais marre du trop politiquement correccte et académique pour les bioptic

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