Pacifiction - Tourment sur les îles : critique d'un délire parano nucléaire

Léo Martin | 9 novembre 2022 - MAJ : 02/12/2022 01:31
Léo Martin | 9 novembre 2022 - MAJ : 02/12/2022 01:31

Après son césar, reçu en début d'année, Benoît Magimel trouve un rôle hors du commun et passionnant dans Pacifiction - Tourment sur les îles, le nouveau long-métrage d'Albert Serra. Dans ce thriller politique et paranoïaque, les errances du Haut-Commissaire De Roller le mènent peu à peu dans une enquête labyrinthique. Face à la menace potentielle d'une reprise des essais nucléaires sur l'île de Tahiti – en Polynésie française – il tente alors de trouver la vérité tout en gérant les populations.

Contre-enquête

Soyons francs : Pacifiction est un film inclassable et il serait en réalité assez malhonnête de le décrire comme un film d’espionnage, du moins dans le sens classique. Ce nouvel OVNI d’Albert Serra – qui embarque Benoît Magimel dans une bizarre torpeur tropicale au temps suspendu – n’est pas évident à saisir ni à digérer à la sortie de la salle. Néanmoins, s’il faut commencer quelque part, il semble inévitable de d’abord prendre l’œuvre comme un thriller paranoïaque et politique, premier relief tangible de son étrange récit. Une sombre investigation nous égare ainsi sur l’île de Tahiti où rien n’a de sens, et rien ne va.

Seul détective à notre disposition pour tenter de percer à jour les conspirations qui l’entoure : l’improbable Haut-Commissaire De Roller, héraut d’une administration française dépassée. Surprenamment protéiforme, il apparaît en premier lieu comme un OSS 117 des temps modernes. Le ton est donné dès sa première scène avec les populations locales, où ses bonnes intentions apparentes s’emmêlent dans des airs paternalistes néocoloniaux. Il expédie alors une affaire de casino par quelques bavardages désinvoltes (paraissant improvisés et aussi drôles que désarmants) qui nous laissent douter sur sa réelle compétence.

 

Pacifiction - Tourment sur les îles : Photo Benoît Magimel Le Michael Scott de la Polynésie française

 

Dès ces premiers dialogues, on est désemparé. Le récit d’espionnage (qui se dessine tardivement) sera en effet conduit par les bavardages vains et les errances désorientées d’un fonctionnaire en inadéquation totale avec son environnement. S’en suit quelques perles de comédie, souvent provoquées par le décalage entre De Roller et ses interlocuteurs, et qui se placent toujours à rebours des promesses du film qui, elles, évoquent de graves enjeux nucléaires. Un danger bouillonnant que le Haut-Comissaire considère avec tout le sérieux de son caractère et de son orgueil, mais contre lequel il semble toujours plus impuissant à mesure que le film avance.

En choisissant de placer l’entièreté de sa mise en scène à la hauteur de son protagoniste, Albert Serra sacrifie volontairement les nerfs de son long-métrage au profit de l’invisible. Tout passe par le point de vue de De Roller, ce qui signifie appréhender toute son investigation par le prisme de ses confusions, de ses incertitudes et de ses introspections. Il devient alors plus évident pour Serra de déployer le malaise paranoïaque de Pacifiction où rien n’apparaît clairement pour le spectateur qui ne dispose que de De Roller pour s’accrocher à l’enquête. De fait de sa passivité et de son incapacité à agir concrètement, l’intrigue ne s’éclaire jamais et les motivations des personnages secondaires restent obscures.

Enfin, les séquences dites d’espionnage (que ce soit de la surveillance, des confrontations ou des interrogatoires) ne débouchent jamais sur aucun paiement. L’incertitude demeure et De Roller cherche des sous-marins nucléaires comme Thomas, dans Blow Up, cherche des scènes de meurtre au travers de ses photos.

 

Pacifiction - Tourment sur les îles : Photo Benoît MagimelÀ la recherche du temps perdu 

  

Kafka sur les îles 

Le grand pari de Pacifiction est ainsi d’invisibiliser ses intrigues (politique, sociales, intimes) pour tout miser sur son protagoniste. Pari gagnant puisque Benoît Magimel, habité par le rôle comme nul autre n’aurait pu l’être, imprègne le long-métrage d’une surpuissante candeur. Comme évoqué plus haut, De Roller n’est pas monolithique malgré son aspect obtus. S’il est la synecdoque d’un État français dépassé et déconnecté du réel (incarné ici par le peuple polynésien), il n’est pas déshumanisé pour autant. Entre autres, sa frustration face à sa propre impuissance et son autorité illusoire et farcesque, le change de plus en plus en clown triste, provoquant la bascule de ton dans le film.

Dans le premier acte, le Haut-Comissaire joue le Bartleby autosatisfait, peu alerte, confortable dans un territoire qu’il pense avoir domestiqué – chose qui évolue drastiquement lorsque les locaux (représenté par le génial Matahi Pambrun) ne supportent plus la passivité de celui-ci et prennent les choses en main. Matahi, épuisé des tergiversations sans queue ni tête de son interlocuteur (qui cherche à noyer le poisson dans des palabres politiciennes), le ramène violemment au concret : "Ce n’est pas la vanité qui nous fait agir, comme elle fait agir ton peuple. [...] On a des convictions, des certitudes".

 

Pacifiction - Tourment sur les îles : Photo Matahi Pambrun, Benoît MagimelPas si pacifique

 

De là, Pacifiction voit son humour s’envenimer, se faire une satire noire plutôt qu’une simple plaisanterie. Et c’est ce qui plonge enfin De Roller dans la tourmente qu’évoque le titre du film. Isolé face à une révolte populaire et mis au pied du mur par des agents extérieurs, il s’agite dans tous les sens pour prouver la valeur de son existence. Le film prend son essor véritable dans sa profondeur kafkaïenne et qui, sur un plan plus large, a bien plus de sens que le basique récit d’espionnage. Il est question de fatalité (absurde ou dont la logique nous échappe) et la manière dont un rouage de la société moderne se retrouve incapable d’en stopper la marche.

Les dialogues de sourds ou les malaises ambiants sont autant au service d’un comique de situation que d’un désespoir latent. L’incapacité des uns et des autres à se comprendre et le déphasage entre les pouvoirs publics et la réalité entraînent inexorablement une perte de repères et un climat propice à la guerre. On pense au Procès ou à La Colonie Pénitentiaire, où personne n’est coupable, mais où malgré tout, le système est, de façon inhérente, créateur d’un malheur collectif et cruel. Comme Kafka préfigurait en son temps au fascisme technocratique, Pacifictiongrâce aux mêmes ressorts, semble préfigurer (sans en avoir eu l’intention directe) à l’escalade du nucléaire, causée par la vanité des discours.

 

Pacifiction - Tourment sur les îles : photoCrépuscule sur le paradis

 

To the happy few

Le film d’Albert Serra tire d'ailleurs profit, pour guider sa narration, d’un deuxième protagoniste clé. L’île de Tahiti, magnifique et sauvage, prend la place d’un paradis perdu. Sublimement capté par Arthur Tort (directeur de la photographie de Serra depuis La mort de Louis XIV), le paysage resplendit comme un purgatoire de l’hubris où se révèlent toutes les contradictions. Toute la langueur contemplative de Pacifiction incarne le parfait contrepoids de toute la dérision et la confusion qui s’empare des personnages. Au bruit des boîtes de nuit et des conversations sans queue ni tête, vient s’opposer le silence. La nature l’emporte peu à peu, substituant au récit pur, la poésie mélancolique du renoncement.

Un nihilisme auquel cède Pacifiction, toujours à travers De Roller, à mesure que la vacuité de ses actions se fait sentir. À plusieurs occasions, le personnage de Magimel tente de se persuader qu’il est toujours en contrôle de la situation (il imagine des stratégies farfelues avec son assistante, Shannah) pour finalement accepter son sort. Il a le déclic final lors de son ultime confrontation avec l’Amiral (incarnation d’un gouvernement paranoïaque et fasciné par la perspective de la guerre) qui repousse toutes ces questions d’une réplique cruelle : "Essayez d’être un peu joyeux, tout va bien se passer".

 

Pacifiction - Tourment sur les îles : Photo Benoît MagimelLâcher prise

 

Sinistre présage d’une administration plus cynique encore quand elle est militaire que quand elle est bureaucratique, Pacifiction contemple l’évanescence d’un système aveugle et paranoïaque. Son changement de paradigme, allant de l’incompétence technocrate à la fureur belliciste, est au cœur du dernier acte. Comme dans une mélancolique tragédie, la joie (ou la légèreté) évoquée par l’Amiral nous renvoie sans peine à cette soif de distraction que nous éprouvons chacun, censée contrecarrer la peur. De Roller n'accepte pas ce remède empoissonné et choisit plutôt l’amertume, l’autre seule voie possible, d'où naîtra le monologue le plus beau du film.

Un pamphlet juvénalien et venimeux que le personnage de Magimel adresse à un camarade mutique. Il révèle le fond de ses pensées, décrivant toute sa classe avec la lucidité d’un condamné. "C’est ça la politique. Des gens dans le noir qui ne se regardent même plus" déclare-t-il, "on les a traités comme des maîtres, ils ont perdu la notion du temps. [...] Ils pensent qu’ils contrôlent tout, ils ne contrôlent rien. Même moi je ne contrôle rien. Ce n’est qu’une illusion". Un aveu de faiblesse magnifique qui prend tout son sens face à la prophétie funeste et auto-réalisatrice de la scène finale.

 

 

Pacifiction - Tourment sur les îles : Affiche française

Résumé

Albert Serra filme ici un fascinant calme avant la tempête. Véritable conte kafkaïen moderne, devinant instinctivement les tourments qui planent sur notre époque et leurs probables causes, Pacifiction - Tourment sur les îles est plus redoutable qu'il n'y paraît. Benoît Magimel excelle dans son rôle aussi grotesque que sublime.

Autre avis Alexandre Janowiak
Avec son hypnotique Pacifiction, thriller parano et quasi-prophète du retour de la crainte du péril nucléaire, Albert Serra nous engloutit dans un paradis isolé et la quête impossible de vérité d'un Benoît Magimel dément.
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Lecteurs

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commentaires
Sanchez
03/07/2023 à 15:06

Film que je placerais entre Bruno Dumont et Nicolas Winding Refn. Dumont pour le côté impro absurde avec acteurs non pro pour la plupart , et refn parce qu’il est quasiment cité visuellement à quelques moments. Le tout avec une durée déraisonnable, sur un gars qui ne sert strictement à rien, qui essaye de montrer qu’il sert à quelque chose mais en vain. C’est amusant la plupart du temps mais c’est trop long et déjà vu chez les auteurs cités plus haut, souvent en mieux.
6/10

Rosie
31/03/2023 à 19:58

J ai vu Pacifiction hier soir, affligeant ! Les autres acteurs nominés doivent être bien médiocres pour que le Cesar revienne à B Magimel que je reconnais comme un grand acteur mais qui ne fait pas un grand numéro dans ce thriller. Je suis stupéfaite de lire autant de commentaires élogieux sur ce film soporifique qui aurait au moins pu me faire rêver des ‘iles’ mais même pas !!!!!

Léo Martin - Rédaction
12/11/2022 à 03:14

@Hugo Flamingo

Merci infiniment pour votre lecture et votre retour ! J'ai été profondément marqué par le film et très heureux d'écrire dessus. J'ai été également à l'avant-première du film avec l'interview d'Albert Serra qui était effectivement très intéressante.

Hugo Flamingo
11/11/2022 à 06:42

@ Léo (rédac) Magnifique article et vraiment pas évident à écrire quand on a vu le film.
Sauf erreur de ma part, je crois qu'il n'est volontairement pas dit que l'action se passe à Tahiti, comme vous le mentionnez dans votre article ; je crois que l'auteur voulait être flou quant au lieu du film, même si on se doute bien qu'on est pas sur l'île du mont saint Michel ;)

Vu en avant première avec rencontre avec le Real à l'issu du film, une masterclass de cinéma incroyable. On y apprenait que Magimel avait très peu lu le scénario, ce qui enchantait le Real pour travailler différemment au niveau de la direction d'acteur ; dont une oreillette pour dicter des logorrhées à Magimel et faire en sorte qu'il ne soit pas dans la composition mais qu'il soit hyper detaché du texte. Ça peut paraître naze comme ça parce que je le ressors rapidement sans tous ces arguments et ses explications, mais ça avait du sens, c'était couillu, et ça fonctionne tellement bien.
Le chef op et ses deux cadreurs étaient là aussi, on apprenait que le chef op avait 100% de consigne de ce qu'il devait filmer, le 2eme cadreur lui n'avait que 50% des infos, et le 3 ème ne savait rien du tout et devait pourtant aller chercher avec sa caméra des choses, des moments de vie, des gestes etc.
Toute l'oeuvre du Real, Et comme dit dans l'article, est de travailler sur l'invisibilité.

(Aspect technique : les caméras sont des blackmagic avec des vieilles optiques super 16, des vieux zoom)

Je n'avais rien vu de tel depuis au moins 2020, à voir au ciné, chez soi ça n'aura aucun intérêt et ce sera chiant. La séquence de fin avec la musique est juste incroyable et époustouflante.

Je vais y retourner une 2eme fois.

Petitfilmentreamis
10/11/2022 à 00:50

Le "délit de fuite" bouffi continu à faire du cinéma ... non merci

Slash
09/11/2022 à 22:41

@pot do la paix est de courte durée.

McCoy
09/11/2022 à 21:36

Benoît Magimel.. Ce sous 'Nicolas Cage lol

Pot Do
09/11/2022 à 20:56

Vos échanges sont bien agréables, un peu de civilité et d'amabilités font du bien à lire dans ce monde de tordus et de vicelards..

Geoffrey Crété - Rédaction
09/11/2022 à 18:35

@Tonto

Pas vexé, juste étonné qu'on puisse croire qu'on ne met pas assez de volonté ou de cinéphilie, comme par facilité ou paresse. Mais tant mieux si c'était une mauvaise lecture du message de mon côté.

Et oui, on fait notre max pour soutenir des films plus discrets, je pense qu'on le prouve chaque mois. Par exemple, Trois nuits par semaine cette semaine, ou Piggy la semaine dernière (qui ne bénéficient pas de gros noms bien populaires comme Couleurs de l'incendie) !

Tonto
09/11/2022 à 18:25

Oups, pardon, je voulais pas vous froisser, c'était pas du tout mon but, désolé si mon com vous a vexé !!!
Je voulais juste vous dire de vous précipiter sur le film dès qu'il serait disponible autrement qu'au cinéma, parce que c'est quand même un film majeur et qu'à mon avis, il a besoin de toute la promo possible parce que c'est pas forcément un truc très grand public.

C'est tout ce que je voulais dire, rien de plus, sorry si mon com est allé trop loin, je suis évidemment bien conscient de tout le temps que vous passez à vous mater des trucs, et pas toujours brillants !

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