Clair-Obscur : critique jamais toute noire, jamais toute blanche sur Netflix

Raphaël Iggui | 10 novembre 2021 - MAJ : 10/11/2021 16:35
Raphaël Iggui | 10 novembre 2021 - MAJ : 10/11/2021 16:35

Actrice passée chez Woody Allen (Vicky c'est elle), Steven Spielberg, Stephen Frears, Christopher Nolan et même Shane Black, Rebecca Hall s'attaque désormais à la réalisation avec Clair-Obscur. Sélectionnée au festival de Sundance édition 2021 et rachetée par Netflix, cette adaptation du roman éponyme de Nella Larsen nous convie aux retrouvailles de deux métisses afro-américaines, une après-midi dans le New-York des années 1920. Des retrouvailles qui révéleront les failles de l'une comme de l'autre, et bien plus encore... Attention quelques spoilers ! 

La couleur des sentiments

Il faudrait un jour entreprendre d'instaurer une loi interdisant aux Français de traduire les titres anglais de films. Si Clair-Obscur rend au moins justice au parti-pris esthétique du long-métrage, il occulte toutes les thématiques dont le titre américain, Passing, offrait un aperçu plus explicite. En sociologie, le terme Passing désigne le phénomène de passer d'un groupe social à un autre, qu'il s'agisse de question de sexualité, de religion, d'appartenance ethnique, etc. 

Ici, le phénomène de "Passing" fait référence à la couleur de peau ou la "race" comme on l'appelle dans la langue de Joe Biden. En s'appuyant sur leur couleur de peau plus claire, les métis afro-américains pouvaient se faire passer pour blanc, et ainsi accéder à l'éducation, des opportunités professionnelles... tout en essayant d'échapper à la ségrégation, la discrimination et le racisme,. Dans Clair-Obscur, Irene (Tessa Thompson) et Clare (Ruth Negga) incarnent, chacune à leur manière, ce phénomène. 

 

photo, Ruth Negga, Tessa ThompsonDeux étoiles loin d'Hollywood Boulevard

 

Par une chaude après-midi d'été durant les années 1920, dans les faubourgs de New York, Irene Redfield croise Clare Bellew, une vieille amie qu'elle avait perdue de vue depuis des années. Toutes les deux métisses et très claires de peau, elles ont cependant suivi deux trajectoires très différentes : Irene est mariée à un médecin noir, et vit à Harlem, se revendiquant proche de la communauté afro-américaine ; Clare se blanchit la peau avec du maquillage pour tromper la vigilance de son mari, un riche banquier blanc raciste (Alexander Skarsgård).

Souhaitant renouer avec sa communauté, Clare va tenter d'y revenir par le biais d'Irene, l'inondant de lettres. D'abord réticente, Irene va finalement céder et l'introduire dans Harlem ainsi qu'au sein de son foyer. Clare va progressivement s'immiscer dans la vie d'Irene, nouant des liens de plus en plus étroits avec son mari, Brian (Andre Holland). À la lecture d'un tel synopsis, on pourrait s'attendre à une histoire classique de relation amicale toxique ogresque dévorant la moindre parcelle d'intimité, mais le programme de Clair-Obscur est bien plus ambitieux. 

 

photo, Ruth Negga, Alexander SkarsgårdTarzan le nazi

 

Tout le film se structure autour de l'opposition apparente entre Irene et Clare, sur le fond comme sur la forme. Rebecca Hall joue subtilement de la photographie monochrome magnifique d'Eduard Grau (Buried, Les Sufragettes) pour accentuer leur opposition. Le fameux Clair-Obscur s'inscrit dans le contraste entre une Clare souvent baignée dans une lumière éclatante, à l'attitude rayonnante et extravertie ; et une Irene renfrognée, de plus en plus fermée sur elle-même, noyée dans l'ombre de sa demeure ou de ses vêtements.

Si Irene se sert de son métissage pour faire des incursions dans le monde des blancs, elle revendique une appartenance teintée d'ambiguïté à ses racines afro-américaines. Afin d'intégrer le monde des blancs, Clare a dû effacer et renier la moindre trace qui la relierait de près ou de loin à la communauté noire, pour y revenir en "touriste", bénéficiant de tous les avantages sans en subir les difficultés quotidiennes. Mais si une tension sourde habite chacun des échanges entre les deux femmes, elle ne découle pas uniquement de cette opposition de valeurs. 

 

Photo, Ruth Negga, Tessa ThompsonRenouer avec ses racines (littéralement

 

Et Pour quelques Oscars de Plus

La vraie force de Clair-Obscur, c'est de parvenir à orchestrer un triangle amoureux entre Irene, Clare et Brian à l'ambiguïté vénéneuse sans jamais perdre de vue son sujet. L'évolution de leurs relations ne se départit jamais du propos du film, elle fait même corps avec lui. Ainsi, lorsque Clare rencontre Brian pour la première fois, ce dernier l'accueille poliment, mais sans grande chaleur, refroidi par son statut de touriste et son attitude désinvolte à ce sujet. 

Mais au fur et à mesure que Clare fréquente le foyer, passe du temps avec les enfants et Zu (Ashley Ware Jenkins), la domestique de maison d'Irene, Brian va finir par prendre parti pour Clare arguant qu'elle n'avait "pas eu le choix" d'agir ainsi. Si les liens entre Clare et Brian se resserrent, c'est aussi parce que sa relation avec Irene se dégrade, les désaccords se multipliant autant que la frustration sexuelle de Brian grandit. Tout au long du film, Irene ne cessera de se refermer sur elle-même, rongée par la présence de Clare, pour des raisons moins évidentes qu'il n'y paraît...

 

Photo, Andre Holland, Tessa ThompsonScènes de la vie conjugale

 

Le sous-texte lesbien est sans doute plus fort dans l'ouvrage de base, mais Clair-Obscur sème le doute au détour de quelques plans, quelques répliques, quelques regards évasifs d'Irene à destination de Clare. La tension entre les deux femmes prend alors une tout autre dimension, Irene n'étant pas tant effrayé de voir Clare lui dérober le monde qu'elle est parvenue à construire, que ce monde s'effrite au contact des sentiments qu'elle éprouve pour elle. 

Un monde qu'elle a tenté de construire comme un cocon protecteur pour elle, Brian et leurs enfants, mais qui ne les protégera pas de la réalité extérieure. Grâce à sa couleur de peau, Irene a pu en partie échapper au racisme ambiant et cherche d'ailleurs à l'exclure de ses pensées comme de son foyer ; un choix refusé par Bryan, noir de peau, qui veut préparer ses enfants à la réalité de la discrimination et du racisme hors des murs de leur maison. 

 

Photo Ruth Negga"Enchantée, Isable. Oscar Isable"

 

Pour porter un triangle aussi lourd de sous-entendus et de sous-textes complexes, Rebecca Hall a eu l'intelligence de s'entourer de deux actrices qui devront sans doute venir avec des camions à la prochaine cérémonie des Oscars. Coeur émotionnel du film, Tessa Thompson est tout simplement magistrale, maîtrisant l'intériorité comme un moine bouddhiste, d'une justesse aiguë dans la fausseté mondaine de son personnage  tragique et son masque social en train de craqueler. Chaque repli de son visage semble receler une nouvelle facette d'Irene.

En face, Ruth Negga dévore l'écran avec une aisance et un charisme presque insultant dès le premier plan, rappelant la flamboyance un peu désuète de l'âge d'or hollywoodien. Tout en élégance feutrée, Andre Holland impressionne tandis que Bill Camp s'amuse en écrivain blanc roublard. Et on n'en doutait pas, mais Alexander Skarsgard est très convaincant en banquier blanc raciste, malgré le peu de temps de présence à l'écran. Un écran admirablement rempli par Rebecca Hall, qui économise autant qu'elle joue adroitement de ses effets. 

 

photo, Ruth Negga, Tessa ThompsonQuand vous devez chercher la conccu à deux tellement y a plus personne

 

Monochrome et multi-tâche

Clair-Obscur ne s'encombre pas de décors fastueux, de mouvements de caméra complexes. Rebecca Hall ne cherche pas tant à convaincre son monde en déployant le maximum d'effets de mise en scène, ou en singeant des idoles immédiatement reconnaissables, qu'à nous convier dans l'intimité de ses personnages, et particulièrement Irene. Bien qu'elle n'ait pas de voix-off, la caméra la suit comme si elle était la narratrice interne du long-métrage. 

C'est d'ailleurs l'une des énièmes qualités du long-métrage, qui parvient à rendre compte de la densité du propos de l'ouvrage initial à travers des détails de mise en scène subtils, diffus, mais éloquents. Par exemple, aux 3/4 du film, Hall suit Irene servant ses invités, dissimulant son angoisse derrière sa posture et une voix faussement assurée, la caméra s'arrêtant à la base de son cou pour ne nous laisser qu'à ses mains tenant la théière comme une relique garante de sa contenance en société

 

Photo Tessa ThompsonTempête sous un couvre-chef

 

Discrètement, mais sûrement, Hall nous immerge au coeur du malaise intime d'Irene, palpable dès la première rencontre avec le mari de Clare, interprété par Alexander Skarsgard, proférant des propos haineux sans pression. La violence symbolique inouïe de la scène est presque rendue insoutenable par la réalisation posée de Hall qui parvient à transmettre au spectateur, toute la tension qui habite Irene à cet instant tout en nous faisant ressentir la nécessité de garder un masque social pour ne pas être découverte

Mais si la réalisation sert le propos du film en adoptant un rythme finalement très littéraire, elle enferme également le film dans un cadre étriqué. Malgré le talent de Hall pour scruter ses personnages, il en ressort une impression très verbeuse et finalement un peu inerte de théâtre filmé, le film évoluant entre trois-quatre décors relativement dépouillés. On serait presque tenté de placarder un post-it "Show, Don't tell" sur certaines scènes ou certaines thématiques qui auraient mérité un traitement plus poussé. 

 

photo, Andre Holland, Tessa ThompsonPréparez vos zygomatiques

 

Le principal focus du film reste évidemment ce fameux triangle amoureux et la raréfaction du personnage de Skarsgard fait tout l'intérêt de ce dernier, ne rendant que son apparition à la fin plus brutale. Mais Clair-Obscur aurait sans doute gagné à sortir ses héroïnes du peu de décors où elles évoluent, ou les faire se confronter à un panel de personnages un peu plus variés. À trop rester collé aux atermoiements d'Irene, on est presque surpris lorsque le film nous rappelle à la réalité hors des murs de cette maison de Harlem

Idem au niveau des thématiques. Passing est un ouvrage riche, aux sous-textes aussi nombreux que ses pistes de réflexion. La relation d'exploitation entre Irene et la gouvernante de la maison, Zu et les questions d'inégalité de classe au sein même de la communauté afro-américaine sont explorées très superficiellement. Idem pour la sexualité, qui a visiblement bénéficié d'une réflexion dans l'ouvrage de Nella Larsen. Ce qui est peut-être le prix à payer pour un film aussi subtilement riche que richement subtile.

Clair-Obscur est disponible sur Netflix depuis le 10 novembre 2021 en France

 

Affiche officielle

Résumé

Avec la réalisation intimiste et travaillée de Rebecca Hall, Clair-Obscur évite le piège larmoyant pour proposer une réflexion théâtralisée, verbeuse, mais surtout passionnante sur l'intériorisation du racisme, des discriminations, les questions d'identité individuelles et collectives... à travers un triangle amoureux moins carré qu'il n'y paraît.  

Autre avis Alexandre Janowiak
Rebecca Hall impressionne avec son premier film, jouant parfaitement des contrastes de sa mise en scène pour mieux sonder l'intériorité et l'ambiguïté de ses personnages.
Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.

Lecteurs

(2.5)

Votre note ?

commentaires
Matrix R
13/11/2021 à 15:51

Je viens de terminer le film. Les sous entendus lesbian, et trio amoureux sont bien menés.
Mais le scénario reste mou. L'intrigue laisse à désirer.
Ruth Negga crevé l'écran.
Mais aller aux Oscars avec ça, serait scandaleux

Simon Riaux
13/11/2021 à 01:44

@Flo

Je crains que vous ne fantasmiez un tantinet et mon rôle, et mes opinions.

Flo
12/11/2021 à 21:33

Tiens Riaux a bouffé du Zemmour ce matin, erase le com progressiste.
Modérateur c'est quand même ton meilleur rôle, continue, fais toi plaisir, ça doit être grisant !

Simon Riaux
12/11/2021 à 10:27

@Kouak

Depuis maintenant bientôt 2 ans, tous les acteurs du cinéma peuvent faire de la publicité sur les chaînes de télévision française. Des films en font régulièrement usage, mais globalement, c'est encore un dispositif relativement marginal, coûteux, et peu maîtrisé par les acteurs du secteur.

Originellement, il existait un interdit en la matière, du fait du tarif très élevé des espaces publicitaires sur la TV et du financement des chaînes dans le ciné. Les autorités régulant la concurrence redoutaient que libéraliser l'accès à la pub en la matière ait pour effet de permettre aux chaînes de soutenir abusivement leurs prods maisons et aux blockbusters de surnager à un tel point que les prods indépendantes auraient été instantanément balayées.

Par définition, enfin légalement parlant, Netflix n'est pas diffuseur de cinéma (puisqu'il ne fait pas de sorties salles) ces restrictions, levées il y a deux ans, ne s'appliquaient alors pas à l'entreprise. De plus, Netflix vise très spécifiquement le public de la télévision, et le cible donc via ce médium.

zetagundam
12/11/2021 à 00:07

@Bubble Ghost / @@Zetagundam

Je crois que vous m'avez mal compris car je ne critique en aucun cas la réalisatrice ou les actrices mais juste tous ceux qui créent des polémiques là où il n'y en a pas dans le seul but de nuire gratuitement et de se sentir exister

@Zetagundam
11/11/2021 à 23:50

raté, le film est particulièrement cher à la réalisatrice parce que sa mère est afro américaine est est directement touchée par le sujet du passing

Bubble Ghost
11/11/2021 à 23:01

Zetagundam@, en fait, la réal' est métissé. Un de ses grand-pères était(est ?) afro-américain.

GTB
10/11/2021 à 22:26

@Kouak > L'interdiction de pub cinéma à la télé a été levée à l'été 2020. D'ailleurs les Blagues de Toto y a fait une campagne assez prononcée.

Sinon ce Passing m'a l'air de tenir ses promesses. Bonne nouvelle.

zetagundam
10/11/2021 à 21:09

Etant donné que la réalisatrice est blanche et que les 2 actrices ne sont pas frocément métisses, est-ce que les réseaux sociaux ne vont pas faire un scandale et demander à "canceller" le film ?

Kouak
10/11/2021 à 20:25

Bonsoir,
une question pour la rédaction, si elle veut bien prendre le temps de me répondre...
Et si elle connait la réponse...(Ce qui n'est pas certain)...
Pourquoi Netflix peut faire de la pub avec des BA de leurs films sur certaines chaînes de TV et pas les majors de la discipline ??
Quelle est la législation en France sur ce sujet ???
Netflix, Amazon et les autres...
En résumé : Pourquoi eux et pas l' industrie du cinéma traditionnelle ? Si je puis m'exprimer ainsi...
Meeerciiii...

votre commentaire