Crossover : critique méta-comics

Arnold Petit | 23 avril 2022 - MAJ : 23/04/2022 18:25
Arnold Petit | 23 avril 2022 - MAJ : 23/04/2022 18:25

Après l'excellent God Country et The Paybacks, le scénariste Donny Cates et le dessinateur Geoff Shaw se sont à nouveau associés pour Crossover, un récit disponible en France depuis le 15 avril chez Urban Comics dans lequel le duo mêle fiction et réalité pour s'interroger sur les comics, les super-héros, la politique et l'histoire de la bande dessinée aux États-Unis. Et c'est aussi bien que ça en a l'air.

METAVERSE

Rien qu'avec sa couverture réflexive, qui explose au visage du lecteur dans une déflagration de couleurs, Crossover revendique d'emblée son caractère métatextuel. L'histoire s'ouvre sur deux citations : une tirée de Seduction of the Innocent de Fredric Wertham, ouvrage ayant mené aux premières croisades contre les comics dans les années 50 et à la création du Comics Code Authority, et une autre de Todd McFarlane, fondateur d'Image Comics et créateur de Spawn, qui donne son sous-titre à ce premier tome : "Kids love chains" ("Les gosses adorent les chaînes").

Dès les premières pages, celles d'un comic book lu par un jeune lui, Donny Cates s'installe dans le rôle du narrateur et confirme ses ambitions en développant une réflexion autour de l'existence réelle et celle de Superman (qui rappelle le travail de Grant Morrison dans Animal Man) : proposer une série de comics sur les comics pour parler du puritanisme américain persistant et de la passion juvénile qu'apporte la bande dessinée.

 

Crossover : photoQui est le plus réel : nous ou Superman ?

 

 

Après avoir frôlé la mort pour la deuxième fois, le scénariste a voulu "célébrer ce qu'il aimait", comme il l'explique en préface, "renouer avec l’euphorie" du jeune lecteur qu'il était avec "une histoire intime qui soit aussi ample, ambitieuse et connectée à un univers immense, voire infini". Un univers dans lequel tous les personnages de comics ayant existé auraient été projetés dans la réalité, à Denver dans le Colorado en 2017.

Ce "crossover", qui donne son titre à l'oeuvre, est le nom donné au jour où les super-héros, super-vilains, monstres, zombies, méchas et autres entités cosmiques ont ravagé la ville et fait des milliers de victimes. Afin de contenir les dégâts et d'éviter que le conflit ne prenne encore plus d'ampleur, un des héros a créé un champ de force autour de l'État, empêchant quiconque d'entrer ou de sortir pendant que la population tentait de garder le compte des civils tués dans la catastrophe.

Depuis, le monde s'est un peu plus déchiré : les comics sont brûlés ou soumis à la propagande du gouvernement, les héros masqués sont détestés, certains grands auteurs se font tuer et les fans et les libraires spécialisées sont attaqués par des manifestants conservateurs.

 

Crossover : photoDôme

 

AMERICAN SPLENDOR

À partir de ce scénario, qui se concentre plus tard sur Ellipse, une jeune cosplayeuse employée dans une boutique de comics, et Ryan, le fils soumis d'un pasteur menant la lutte contre les super-héros, Donny Cates s'intéresse à la façon dont les comics ont évolué et s'interroge sur l'histoire de la bande dessinée, la censure et le fanatisme en traitant le crossover comme l'allégorie d'un attentat comparable au 11 septembre ou à une attaque terroriste sur le sol occidental.

Entre amalgames, panique et crimes haineux, l'exercice est périlleux et pas forcément abordé le plus subtilement, mais lui permet de dresser un intrigant parallèle autour du traumatisme et de l'opinion publique qui s'est radicalisée, au point de décider de s'en prendre à certaines communautés au nom de la sécurité, de la nation, de Dieu ou de n'importe quel prétexte jugé suffisamment bon ou juste. Et à une époque où les fascistes du Comicsgate continuent de déblatérer sur les questions de représentativité et de diversité dans les comics et où certains politiques dénoncent la "culture woke" ou la "propagande" des livres, des films ou des séries, le propos trouve une saisissante pertinence.

 

Crossover : photoEt il est encore plus actuel depuis que tout le monde peut choisir de "porter un masque"

 

Crossover n'est ainsi plus seulement une réflexion sur les comics en tant que médium dans la culture populaire, mais un commentaire contre les idéaux extrémistes contemporains, relents nauséabonds d'une pensée qui trouve encore des partisans à notre époque.

Avec les outils qu'il maîtrise et une ferveur bouillonnante, Donny Cates rappelle à quel point les comics sont puissants, mais également que les humains sont aussi capables des pires atrocités en s'inspirant directement de l'histoire récente des États-Unis à travers un mur qui doit être traversé avec l'aide de "passeurs", une prison secrète où les héros sont privés de leurs pouvoirs en même temps que leurs droits ou encore des familles de personnages de comics enfermées dans des cages avant d'être séparées.

 

Crossover : photoGuantanamo pour les super-héros


MULTIVERSITY

Alors qu'Ellipse et Ryan se retrouvent tous les deux embarqués dans une quête épique pour ramener une petite fille issue du crossover à ses parents, ce propos historique et politique qui donne toute sa force au scénario finit malheureusement par se perdre au profit d'une intrigue traditionnelle. Intrigue qui repose sur des scènes d'action régulières, de nombreux rebondissements et l'apparition de plusieurs personnages qui rendent le récit encore plus ésotérique.

Comme deux gamins devant un coffre à jouets, Donny Cates et Geoff Shaw s'amusent à ramener de nombreux héros et concepts d'autres comics, y compris les leurs, et le passage où le duo s'attarde sur la mort de Brian K. Vaughn ou l'annulation de The Paybacks contribue encore un peu à la dimension méta et à l'humour de l'oeuvre.

 

Crossover : photoChip Zdarsky, Scott Snyder et Robert Kirkman toujours portés disparus

 

Plus fin et plus soigné que sur ses précédents travaux, le trait de Geoff Shaw se met au service de la narration et brille d'abord par les couleurs de Dee Cunniffe, ternes et effacées dans le monde réel, simples et éclatantes à l'intérieur du crossover, les trames d'impressions étant laissées apparentes pour différencier les personnages de comics des autres qui se trouvent dans le monde "réel". 

Encore plus que sur God Country, le scénario de Cates et les dessins de Shaw s'accordent pour amener de la vie et de l'émotion par petites touches, avec des séquences plus intimistes, les expressions sur les visages ou un découpage ludique, qui trouve son équilibre entre fantastique et réalisme

 

Crossover : photoEllie et Ava

 

En revanche, si les personnages des titres d'Image Comics comme Savage Dragon, Witchblade, Hit-Girl ou The Walking Dead apparaissent distinctement dans les pages, Batman, Spider-Man, Hellboy et les grandes figures de Marvel, DC ou Dark Horse ne sont que mentionnées ou représentées par une ombre ou un détail caractéristique pour respecter les sacro-saints droits d'auteurs.

Donny Cates a peut-être été trop ambitieux pour pouvoir parachever sa lettre d'amour aux comics comme il le rêvait, mais sa générosité et sa passion communicative pardonnent ce détail en même temps que ses facilités et ses effets de manches, même le plus prévisible de tous. Crossover n'est peut-être pas un de ces événements grandiloquents que Marvel et DC organisent chaque été, mais au moins il raconte quelque chose et le fait avec une rare sincérité.

Crossover est disponible depuis le 15 avril chez Urban Comics

 

Crossover : Couverture

Résumé

Déclaration d'amour passionnée d'un auteur pour les comics, Crossover convoque l'histoire de la bande dessinée américaine et le traumatisme des attentats pour livrer une réflexion politique et culturelle aussi généreuse que pertinente, 

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