James Ellroy au cinéma : Une histoire d'amour déçue ?

Guillaume Meral | 7 juillet 2013
Guillaume Meral | 7 juillet 2013

« All my movies adaptation are dead ». Pour aussi éronnée que cette phrase puisse être à l'heure actuelle (récemment, le producteur Vincent Sieber a annoncé l'adaptation de Underworld U.S.A, avec la présence d'Ellroy en coproducteur), elle a au moins le mérite de refléter le sentiment amer que doit nourrir James "Mad Dog" Ellroy concernant la transposition de son travail sur grand écran. Pourtant, dans un entretien passionnant accordé à Fathi Beddiar dans le Mad Movies de mai 2004, l'auteur le plus virtuose et novateur du roman noir américain contemporain, y révélait une cinéphilie pointue, dévoilant un réseau d'influences qui contribua autant à forger son univers personnel qu'à lui donner une vision assez précise de ce que devrait donner une matérialisation de ses écrits au cinéma. Mais sans être complètement dénuée de coups d'éclats, l'histoire d'amour vécue entre Ellroy et l'industrie du cinéma généra suffisamment de déceptions et autres revers de fortune pour que l'auteur ne fut visiblement amené à considérer un temps Rampart, sorti ce mercredi dans les salles (dans une combinaison faramineuse de 4 écrans, après avoir trainé dans les tiroirs près de deux ans, chez Métro, on croit en ses films) et dont il signe  le scénario, comme son solde de tout compte avec le 7ème Art.


D'une certaine façon, le parcours de James Ellroy est symptomatique de l'autocensure que sont obligés de pratiquer certains trublions trop corrosifs pour le système dans lequel ils évoluent. Car si l'homme déchaîne volontiers les enfers sur papier, sa vision est systématiquement assortie de lances à incendie sur grand écran. De fait, l'univers du Dog s'accommode mal des compromis : son style littéraire, caractérisé par une prose saccadée, presque télégraphique (affinée au fil des années, au point d'atteindre aujourd'hui une maîtrise indécente), colle au plus près de ses personnages et leurs tourments gratinés, retranscrits dans un maelstrom kaleidoscopique emportant l'âme de ses lecteurs dans un océan de perversité dont on voit rarement le bout. Lire un livre de James Ellroy, c'est se faire brûler la rétine par les lumières stroboscopiques d'une boîte de nuit avant de dériver amorphe au rythme d'un courant pris de violentes convulsions vers les recoins les plus sombres de l'âme humaine. Celle de l'auteur en particulier, qui n'aime rien tant qu'extrapoler sa propre noirceur à travers ses œuvres (on met quiconque au défi de lire Le grand nulle part, ou American Tabloïd, sans en sortir avec un goût de souffre dans la bouche).

 

 

Bref, adapter Ellroy impose à celui qui se colle à l'exercice une double gageure dont il est presque impossible de s'acquitter, tant la retranscription des thèmes chers au réalisateur (la haine de soi, la corruption généralisée, la femme comme horizon de reconstruction...) suppose une traduction viscérale au sein d'une forme elle-même novatrice. C'est l'écueil sur lequel viendra se fracasser James B. Harris lorsqu'il portera à l'écran Lune sanglante, le premier volet de la quadrologie Lloyd Hopkins, renommé Cop pour l'occasion. Pas foncièrement mauvais cinéaste (on lui doit notamment le sympathique L'extrême limite avec Wesley Snipes), Harris, connu pour avoir été le producteur de certains films de Stanley Kubrick, échoue cependant à déployer la substance de l'univers d'Ellroy à l'écran, malgré le choix judicieux du grand James Woods dans le rôle principal. Petit polar interchangeable à peine plus pervers que la moyenne, le film semble avoir été conçu dans une entreprise de banalisation malgré lui des éléments les plus transgressifs et provoquants du roman, quasiment vidé de la sève délétère qui le caractérisait.

 

 

Le miracle surgit en 1997, lorsque L.A. confidential sort sur les écrans sous les dithyrambes du public et de la presse (le film récoltera les Oscars du meilleur second rôle féminin pour Kim Basinger et du meilleur scénario adapté pour Brian Helgeland). Pourtant réalisé par un metteur en scène d'envergure modeste (Curtis Hanson, l'homme derrière le passage d'Eminem au cinéma avec  8 mile), le film doit une grande partie de sa réussite au scénario de Brian Helgeland, qui parvient à synthétiser le pavé d'Ellroy sans en sacrifier la cohérence des personnages (et ce malgré les modifications apportées et sous-intrigues coupées, notamment au détriment de Jack Vincennes, incarné par Kevin Spacey), ni la peinture corrosive du Los Angeles des années 50. Renvoyant sans cesse le glamour survendu et suranné affiché par sa façade publicitaire avec la réalité glauque qui le sous-tend, Hanson et Helgeland assimilent Los Angeles à une gorgone, qui dissimulerait son visage de laideur derrière un maquillage de carte postale. Dans une cité qui fait de l'artificialité son mode de vie, les personnages se battent pour exister à travers l'image qu'ils s'échinent à renvoyer aux autres, avant que l'intrigue ne les conduise à se confronter à leur propre duplicité. Ellroy salue un travail qui fait honneur à son œuvre et réconcilie ses lecteurs avec l'horizon de l'adaptation de ses écrits sur grand écran.

 

 

A ce jour, Curtis Hanson demeure le seul réalisateur à avoir eu droit au respect d'Ellroy, même si L.A.  confidential n'est pas le dernier film à avoir été tiré des travaux du Dog. De la même façon qu'on aurait pu penser qu'Hollywood avait enfin compris comment adapter Ellroy au cinéma, difficile de comprendre pourquoi le succès de L.A Confidential n'a pas donné suite, d'autant plus qu'il s'insère dans une quadrologie dont les autres volets attendaient leurs adaptations. La question se pose, même si les obstacles imposés par chacun des livres pris séparément (le development hell traversé par le Dahlia Noir, la violence et la perversité psychologique du Grand nulle part, la structure de White jazz) font indirectement de L.A confidential  l'œuvre la plus ouverte à une transposition sur grand écran. La télévision tentera par ailleurs d'émuler le succès du film en lançant une série éponyme avec Kiefer Sutherland dans le rôle de Jack Vincennes en 2000, sans que le pilote ne soit retenu. Aux dernières nouvelles, Ellroy a annoncé son intention de s'impliquer dans la production d'une nouvelle série adaptée de son livre. La télévision, nouvel horizon de sinécure créative pour les adaptations de ses livres ? Difficile de lui en vouloir, surtout au regard de Dark blue et Au bout de la nuit, les deux films tirés de ses scénarios et qui ne portent son empreinte qu'au travers de quelques fulgurances noyées sous les flots du development hell et des réécritures innombrables qu'ont subi les projets avant d'être portés à l'écran.

 

 

S'il était somme toute assez vain d'attendre quelque chose de Ron Shelton sur le premier (Les Blancs ne savent pas sauter, Les adversaires, Tin cup : 'homme de la situation quoi !), la rencontre avec David Ayer, intronisé nouveau pape du polar urbain made in L.A depuis Training Day (dont il signa le scénar), avait de quoi sinon séduire, du moins intriguer. C'était oublier que l'homme était déjà en poste derrière la réécriture calamiteuse (et maintes fois conspuée par James Ellroy lui-même) de Dark blue. En conséquence, sans être totalement aux fraises, Au bout de la nuit s'apparente à une compilation de passages obligés façon « le hard-boiled pour les nuls » sans qu'un réel point de vue ne vienne habiter le tout. Chez David Ayer, les codes ne sont jamais manipulés qu'à travers leur perception la plus immédiate (donc la plus superficielle : flics à grosses couilles pas nets et qui picolent, thugs qui fument et qui picolent au coin de la rue...), comme si leur représentation suffisait en elle-même à instaurer une ambiance. D'où des films paradoxalement amputés de la densité de l'univers dans lequel ils évoluent, qui forcent sans cesse le trait des attitudes pour se convaincre des vertus transgressives de leur approche timorée du genre. Deux films à côté desquels Rampart passerait presque pour un chef-d'œuvre en comparaison, ne serait-ce que pour avoir compris Ellroy au-delà de l'acception la plus unilatérale de ses figures de style, notamment en se risquant à appliquer le style télégraphique de la prose de l'auteur à la structure narrative (des scènes courtes, faisant davantage office de tranches de vie dupliquant l'aspect simili-docu de la réalisation, se heurtant les unes les autres). Dommage que le film ne finisse par lasser à force d'épouser un formalisme qui finit par se complaire dans une sorte de neutralité distanciée faute de réussir à transcender ses partis-pris de mise en scène.

 

 

Passé Brown's Requiem, transposé sous forme de téléfilm, l'univers d'Ellroy ne se frottera plus qu'une seule fois avec le cinéma, à l'occasion d'un Dahlia Noir de sinistre mémoire. Pourtant, s'il y avait bien un réalisateur capable de mettre au point un dispositif formel à la mesure du style d'écriture d'Ellroy, c'était bien Brian De Palma, et à plus d'un titre. En effet, il y avait quelque chose de fascinant dans les promesses formulées par cette association, surtout quand on connait l'importance occupée par la figure d'Elizabeth Short (le Dahlia noir éponyme) dans l'œuvre d'Ellroy, et la fascination déviante qui lui consacra en transférant notamment le trauma lié au meurtre de sa mère à cette figure de l'histoire underground de L.A. Le cinéma de De Palma, fondé sur le voyeurisme, la métempsycose, sur l'image produisant son propre commentaire à travers ses faux-semblants, offrait de fait la possibilité d'un captivant miroir sans tain aux obsessions d'Ellroy, d'une mise en abyme de ses névroses  au sein de la duplicité de l'image. Malheureusement, du matériau originel, De Palma ne retient qu'un réservoir de ficelles et de figures de style susceptibles de servir la soupe au recyclage de son cinéma. Du Millénium (la boîte de production à l'origine du projet) tout craché en somme : on a De Palma à la barre, on veut être sûr que le public le sache, quitte à en bouffer jusqu'à l'indigestion. Forcément, un tel encadrement créatif pour le réalisateur de L'esprit de Cain ou du récent Passion, cela revient à encourager le délit de narcissisme artistique...

 

 

James Ellroy au cinéma, une belle illusion destinée à ne jamais se concrétiser ? La question mérite d'être posée, si l'on en juge par les difficultés rencontrées par ceux qui s'y sont attelés à dissocier le contenu de la prose de l'auteur (seul Helgeland et Hanson y sont parvenus avec succès). Ainsi, et malgré la réussite incontestable que demeure L.A confidential, force est de constater que les plus belles heures d'Ellroy au cinéma n'existent pour le moment que dans ses virtualités, ou au sein d'effets de cinéma produits par le rapprochement des deux univers. A cet égard, on ne peut que déplorer que William Friedkin, que l'écrivain considère comme son alter-ego cinématographique, ne se soit jamais directement mesuré à l'univers de l'auteur d'Un tueur sur la route, même si Cruising peut se voir à bien des égards comme une adaptation officieuse du Grand nulle part, avec son flic faisant connaissance avec des pulsions dont il ne soupçonnait pas l'existence lors d'une mission. Les deux hommes partagent ce goût pour l'ambivalence se jouant des frontières morales, l'irruption du mal dans le quotidien ou la résurgence d'un certain primitivisme.

Enfin, on ne peut qu'espérer que Joe Carnahan ne réussisse un jour à porter à l'écran sa vision de White jazz (qui devait se faire un temps avec George Clooney et Chris Pine dans les rôles principaux), lui dont les élans formels les plus ébouriffants se conjuguent avec cette volonté de capturer la condition humaine dans son absurdité la plus chaotique. Quoiqu'il en soit, il semblerait que l'histoire d'Ellroy avec le cinéma n'ait pas encore écrit son épilogue. On l'espère pour le meilleur.

 

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