Shane Black : l'auteur derrière son clavier

Guillaume Meral | 27 avril 2013
Guillaume Meral | 27 avril 2013

Derrière la sortie d'Iron Man 3 se cache un autre événement, plus confidentiel mais bien réel pour tout les spectateurs conscients du rôle qu'a joué le monsieur derrière la caméra dans la formation de leur imaginaire cinématographique.  A l'instar de John McTiernan, autre pilier fondamental de l'évolution du cinéma d'action, et dont le destin en forme de « Rise and fall » recoupe à de nombreux égards celui du scénariste du Dernier Samaritain; l'importance de Shane Black dans le paysage artistique hollywoodien continue d'être minorée par ceux qui se bornent à ne distinguer de ses travaux qu'une exécution plus rondement menée que la moyenne. A plus forte raison dans le cas de ce dernier, dans la mesure où la parenté des œuvres sur lesquelles son nom est apposé se dispute à celui des réalisateurs ayant mis ses scénarios en images (Richard Donner, Tony Scott, Renny Harlin...et John McTiernan). Victime d'une industrie n'ayant pas pour habitude de valoriser la figure du scénariste dans un secteur aussi peu propice à la reconnaissance académique que le cinéma d'action, Shane Black ne peut donc même pas bénéficier d'un cadre théorique intellectuellement respecté comme celui de la politique des auteurs, récupéré par les défenseurs de McT pour justifier sa place dans l'histoire du cinéma américain.

Or, c'est bien cette difficulté à se raccrocher à une quelconque étiquette salvatrice qui témoigne de la position atypique qu'occupa Shane Black dans le milieu, et le statut flottant qui fut longtemps le sien. En effet, contrairement à un Quentin Tarantino, autre scénariste-star des années 90, mais dont le travail de réalisateur asseyait sa légitimité à se faire reconnaître la co-paternité des films qu'il ne faisait qu'écrire, la présence longtemps circonscrite de Shane Black derrière son clavier ne facilita pas l'adoubement populaire de sa marque de fabrique au-delà des punchlines légendaires parsemant ses œuvres (les fans les plus endurcis continuent d'ailleurs de compter les points dans le match qui l'oppose à Tarantino dans ce domaine). Retour sur la carrière d'un homme qui se destinait avant tout à être acteur, et  marqua de son empreinte tout un pan du cinéma américain des années 80-90, à l'insu d'une industrie qui n'a jamais vraiment su mesurer ou rebondir sur l'apport considérable du monsieur dans les représentations les plus normées de l'époque. Et surtout, qui relance un débat au parfum de transgression : dans quelle mesure le scénariste peut-il être reconnu comme le maitre d'œuvre d'un long-métrage ? 

Pour qualifier une posture aussi atypique que celle de Shane Black dans l'histoire du cinéma américain, le meilleur moyen est encore de rechercher un équivalent susceptible de déblayer le chemin. Or, ce n'est pas tant aux Etats-Unis - quand bien même les influences ayant façonné son style ne font aucun doute concernant le caractère américano-américain de son œuvre - que dans nos contrées que l'on peut trouver un précédant. Avec Michel Audiard, on peut évidemment faire des comparaisons de style : même entrain pour les personnages hauts en couleurs et les répliques instantanément gravées au fer rouge dans l'inconscient collectif, un goût partagé pour l'homogénéisation de contrastes tonals parfois antinomiques, et une capacité similaire à plier les codes du film noir à des ressorts rythmiques éminemment atypiques. Mais surtout, c'est la dimension quasi-aliénante de leurs récurrences sur le contenu des films intéressés qui permet de faire le lien avec le géant français,  et d'expliquer pourquoi on parle d' « œuvre » au sens le plus démiurgique du terme lorsque leur carrière est mentionnée. Le fait est, que dans le cas de Shane Black, les cinéastes chargés de traduire visuellement ses manuscrits font davantage office d'illustrateur que d'interprète, contrairement à Audiard dont les films les plus connus doivent autant à George Lautner ou Henri Verneuil qu'à lui-même. De fait, sans prétendre que le scénario « écrirait » la mise en scène avec Black (absurdité d'autant plus vérifiable dans le cas présent que la position en retrait des réalisateurs intéressés n'empêche nullement le discernement de leur patte respective), force est de constater que les partis-pris artistiques les plus évidents s'effectuent en amont de la production. Notamment l'accommodation du film-noir et des codes qui le composent (intrigue noueuse, bad guys dissimulés et agissant dans l'ombre des puissants, héros progressivement contraint de sortir des marges officielles...) aux exigences de l'actionner made in 80's, option buddy-movie : les règlements de comptes prennent des allures de guerilla urbaine, les héros sont d'anciens soldats d'élite surentrainés qui shootent du méchant à la chaîne, et le nombre de victimes s'accroît exponentiellement.

Paradoxalement, en rétrocédant le film d'action dans le giron du film noir, Black n'a pas infléchit pour autant la logique bigger than life du moment (et de son producteur Joel Silver) que supposait une telle démarche, au contraire : voir les climax de L'arme fatale ou la scène de  l'hôtel d'Au Revoir à jamais pour s'en convaincre. Or, c'est là que la patte atypique de Black conditionne en (grande) partie la mise en scène de ses scénarios : cette alliance si particulière entre deux tonalités rythmiques différentes (voire antagonistes), la symbiose entre différentes figures de style provenant d'univers hétéroclites impose aux réalisateurs intéressés la marche à suivre en quelque sorte, dont le principal travail consiste finalement à faire en sorte d'unifier les couleurs sans que l'une ne prenne pas le pas sur l'autre, à gérer une dynamique de l'excès dans un univers terre-à-terre. 

Si invention de formes il y a dans ses films, elles sont donc largement tributaires du geste d'hybridation dessiné par Black sur le papier, qui parachève ainsi son rôle d'entremetteur entre deux époques. Toutefois, son empreinte va également s'esquisser à l'aune de considérations éminemment personnelles, qui concernent notamment le regard porté par l'auteur sur la société américaine en général, et la relation amour-haine qu'il entretient avec Hollywood en particulier. De fait, les ruptures tonales chez lui ne doivent pas seulement s'envisager en termes de rythme pur, mais également de nuances émotionnelles, la légèreté apparente se posant souvent comme une façade à la mélancolie existentielle traversant ses personnages et leur rapport avec leur environnement. Un aspect grandement subordonné à la réintroduction du héros dépressif par Black dans le paysage mainstream, véritable icône brisée ayant participé à l'édification de l'image d'Epinal de la société dans laquelle il évolue avant qu'un drame personnel ne vienne l'exclure de la fête. Le rêve américain confronté à son envers en somme, élément qui conditionne pour une grande part les relations entre les personnages. Le suicidaire et marginal Martin Riggs contre Roger Murtaugh, père de famille rangé et raisonnable pour L'arme fatale ; Charlie Baltimore, la tueuse devenue ménagère modèle contre Mitch Hennessy, loser à la morale fluctuante dans Au Revoir à jamais. Les contraires s'attirent dans le buddy-movie, mais jamais de façon à confronter aussi violemment une idéologie officielle à ses contradictions internes. Comme si Black anticipait son déclin à travers l'un (rappelons qu'il sera mis au ban de l'industrie pendant près d'une décennie), pour envisager sa quête de salut à travers l'autre (aujourd'hui revenu dans le giron hollywoodien, aux manettes d'un des blockbusters les plus attendus).

Dans le cas du Dernier samaritain, le choix est encore plus radical puisque ce sont les deux personnages qui incarnent des héros déchus du rêve américain. L'ouverture renvoie à cet égard à une véritable profession de foi : alors que le générique défile sur l'image d'une télévision déroulant un exemple emblématique d'american dream subordonné à ses représentations les plus publicitaires, via la diffusion de la présentation en grandes pompes d'un match de football; le film enchaîne avec une scène de meurtre collectif provoqué par un joueur pris d'un coup de folie. Ici, les apparences (thème pivot du film-noir) se déploient dans une médiatisation exacerbée qui contraste d'autant plus avec la réalité qui la sous-tend. Peut-être le travail le plus sombre de Black, qui se pose ici en véritable instigateur de la société postreaganienne, et dont les répliques n'ont jamais autant résonné dans la bouche de ses personnages comme des talismans destinés à exorciser leurs propres conditions. Répliques qui n'ont d'ailleurs jamais été aussi nombreuses et acérées : chez Shane Black, les punchlines sont proportionnelles au mal-être ambiant.

Cette dimension profondément désabusée va inévitablement se répercuter sur la caractérisation de ses personnages, dont la substance réside précisément dans leur conduite profondément nihiliste. Contrairement à un John McClane, qui tire son essence d'anti-héros de la difficulté rencontrée à se hisser à la hauteur de la tâche qui lui incombe, seuls les sidekicks chez Shane Black vont effectuer ce parcours au cours duquel ils devront puiser en eux des ressources insoupçonnées pour se mettre à niveau de leurs acolytes et surmonter les épreuves. Les héros, en revanche, affichent des passés plutôt fournis, dont la nature contraste avec leurs propensions à l'autodestruction. La spécificité de l'auteur s'affirme dans cette humanisation d'archétypes en béton armé sur le papier relatant leur pedigree, mais tourmentés par des démons les poussant à noyer leur talent dans un déluge de pulsions destructrices, voire mortifères dans le cas de Martin Riggs. Une humanisation qui participe également à leurs essences intrinsèquement cool : contrairement à la majorité des héros d'action se situant dans l'affichage perpétuel et la sur-revendication de leur condition, les protagonistes de Shane Black dissimulent leurs compétences derrière une dégaine antinomique à leur statut réel. De fait, guère besoin de postures démonstratives, de musiques tonitruantes ou de cadrages appuyés pour créer l'emphase autour de leur aura, puisque c'est précisément le contraste entre leur apparence et leur propension à défourailler leur prochain (équivalente à celle des Schwarzy and co, malgré leur allure) qui contribue à instaurer insidieusement leur degré d'iconicité. Encore une fois, un travail qui se développe largement en amont dans le processus d'écriture, qui ménage à la fois la puissance évocatrice des personnages avec leur humanité fissurée. Des Rambo déguisés en Columbo pochard (Le dernier Samaritain), mentalement instable (L'arme fatale), ou reconverti en ménagère de classe moyenne (Au revoir à jamais).  Bref, des héros à visage humain, dissimulés derrière leurs fêlures et évoluant dans les décombres d'un passé meilleur, qui attendent de tourner la page.

Comme de nombreux artistes revendiquant un univers aussi personnel, Shane Black a souvent été contraint de composer avec les désirs de ses commanditaires, ponctuellement effrayés par le jusqu'au boutisme narratif du monsieur. Cette réalité de l'industrie n'a pas été sans engendrer certaines frustrations artistiques chez Black, qui vit au fil des années nombre de ses ardeurs tempérées par les studios. Ainsi, l'aspect crépusculaire de son scénario de L'arme Fatale 2 fut tempéré par une réécriture partielle de son scénario qui devait s'achever par la mort de Riggs, ou la résurrection improbable de Samuel L. Jackson dans Au revoir à jamais (voir le clin d'œil effectué à cet égard dans Kiss Kiss Bang Bang). On ne peut d'ailleurs que regretter qu'il n'ait jamais réussi à concrétiser son projet d'offrir un dernier épisode digne de ce nom à L'arme fatale, la franchise par laquelle tout a commencé. Etait notamment prévu de retrouver un Riggs dépressif et abandonné de tous, similaire à l'état dans lequel on le découvre dans le premier opus... 

L'auteur va avoir une première fois l'occasion d'expurger sa frustration de romantique dévoyé par les impératifs commerciaux avec la réécriture du scénario de Last action hero, catharsis postmoderne peut-être trop appuyée pour son époque (punchlines clin d'œil en pagaille et effritement du quatrième mur inside). Plus modéré à ce niveau, Kiss Kiss Bang Bang, son premier film en tant que réalisateur, s'impose comme le moyen pour le bonhomme de faire le bilan de ses années passées à Hollywood, d'où un récit qui semble perpétuellement dévier de ses attendus pour se plier au propre mouvement d'introspection de l'auteur. Comme si, finalement le film s'écrivait sous nos yeux, et simulait ainsi une transparence involontaire en suggérant le façonnement de sa narration par des conflits de production (alors que Black a eu carte blanche sur le film).  Cette façon de fictionnaliser l'hors-film en faisant référence a son expérience passée, associée à la mise en abyme de ses propres figures de style, peut se voir comme une façon de marquer son territoire sur les oeuvres sur lesquelles il a travaillées, et donc entériner son statut d'auteur. Le film ne saurait cependant se contenter de son étiquette d'exercice cathartique, tant il ébauche ce qui deviendra manifeste dans Iron Man 3 : une véritable identité de réalisateur. Derrière la caméra, Black affirme ainsi sa capacité à ne pas subordonner la gravité des thèmes abordés (la chute du héros, l'addiction, la manipulation de symboles dans le terrorisme contemporain) au sérieux prémâché d'un traitement qui aimerait dissimuler ses carences derrière sa tonalité sentencieuse (coucou Christopher Nolan). L'esprit imbibé d'autodérision mais toujours conscient de ses enjeux, résolumment pulp mais à la hauteur des thèmes soulevés, Iron Man 3 montre un réalisateur prompt à ne pas se laisser aliéner par le scénariste, de ne pas céder à la paraphrase de l'action. Shane Black est mort, vive Shane Black !

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