Kathryn Bigelow, la continuité du territoire

Guillaume Meral | 25 janvier 2013
Guillaume Meral | 25 janvier 2013

A l'occasion de la sortie cette semaine de son très attendu Zero Dark Thirty, retour sur la carrière de Kathryn Bigelow, cinéaste s'étant notamment distinguée pour œuvrer au sein d'univers à prédominance masculine, et dont la carrière est vouée depuis ses débuts à l'exploration d'une thématique profondément américaine : le territoire, et ses interactions avec ceux qui l'arpentent.

Etrange parcours que celui de Kathryn Bigelow. Auteure de plusieurs œuvres charnières des années 80/90, devenues cultes pour une large majorité de cinéphages traumatisée par l'intensité d'expériences narratives irriguées par des tentatives formelles ébouriffantes (Aux frontières de l'aube, Point break, Strange days...),  la belle dut néanmoins attendre le triomphe de Démineurs aux Oscars 2010 pour recevoir la reconnaissance du public et de la critique. Auparavant, force est de constater que la réalisatrice jouissait d'une réputation au sein d'un cercle relativement restreint de spectateurs, ayant offerts ses films à la pérennité au fil de leur multiples visionnages en vhs et dvd.

En effet, après avoir co-réalisé Loveless avec Monty Montgomery, première œuvre inégale qui s'apparente à un brouillon de la filmographie future de la réalisatrice (un peu à l'image de John McTiernan avec Nomads), Bigelow enchaîne les déconvenues commerciales, ses films devant leur salut et leur statut à posteriori à la deuxième vie qui fut la leur en vidéo. De cette période de vaches maigres, seul Point Break parvient à surnager (bien que la sortie du film fût occultée sur le coup par le mastodonte Terminator 2 de son ex James Cameron), sans produire des résultats suffisants toutefois pour stabiliser sa position précaire  à Hollywood.


De fait, si les sorties confidentielles d'Aux frontières de l'aube et Blue Steel ne portèrent que modestement préjudice à son statut auprès des majors, les échecs des fascinants Strange Days et K-19 (ainsi que Le poids de l'eau, dans une moindre mesure) lui pavèrent la voie vers une traversée du désert de six longues années, durant lesquelles ses fans durent se contenter d'un court-métrage promotionnel pour Pirelli avec Uma Thurman, et un épisode de la série Karen Sisco comme uniques signes de vie. La suite de l'histoire est connue, de la reconnaissance institutionnelle procurée par Démineurs à la réalisation de ce Zero Dark Thirty qui, s'il est quasiment certain de ne pas reproduire la performance du précédent aux Oscars, est déjà en passe de s'imposer comme le premier vrai succès commercial de Bigelow en salles.

Une consécration tardive pour un parcours en dents de scie donc,  et dont le risque (véritable) est de voir occulter la cohérence sans faille cimentant la carrière de la réalisatrice. En effet, difficile de concevoir que ceux qui se sont précipités de dresser un parterre de fleurs à Démineurs pour sa soit-disant teneur pamphlétaire contre la guerre en Irak (nous y reviendrons) n'établissent la corrélation, pourtant réelle, entre celui-ci et un film de surfers braqueurs de banques, ou un road-movie fantastique dépeignant le parcours crépusculaire de vampires nomades... Pourtant, tous ces films sont animés d'une même vocation thématique, représentée de manière peut-être plus ostentatoire dans Démineurs, car ancré dans un point de vue plus global sur l'identité américaine; à savoir le questionnement de la notion de continuité dans toutes ses sphères d'application.  

Une porte d'entrée dans l'œuvre de Kathryn Bigelow réside encore dans la comparaison de sa démarche avec celle d'un autre réalisateur, également soucieux de situer la place de l'homme dans son environnement : Michael Mann. Tous deux partagèrent de nombreuses accointances formelles à leur débuts (confronter les chartes esthétiques d'Aux frontières de l'aube et de Manhunter pour s'en convaincre), s'intéressent à la peinture de milieux résolument underground et surfèrent sur la résurgence d'un formalisme affilié au documentaire dans les années 2000 pour se réapproprier chacun à leur manière les préceptes du ciné-œil (concept crée par Dziga Vertov, qui conçoit notamment la caméra comme le moyen de capturer l'existence de sphères invisibles à l'œil humain).

Mais contrairement à Mann, les personnages de Bigelow ne se mettent pas en marge de la société pour expérimenter un nouvel état du monde en explorant des zones interdites, comme des portails disséminés sur le territoire et invisible au regard du commun des mortels (d'où l'appropriation du ciné-œil par Mann, qui vise précisément à traquer cet état inconnu des choses). Chez Bigelow, les personnages sont tout aussi marginaux (mais acquis à l'identité communautaire propre à ceux qui sont pénétrés d'une vision mystique de la vie, contrairement à Mann qui filme des personnalités individualistes avant tout), mais ne font jamais qu'expérimenter différemment leur environnement de leurs contemporains. Pas de territoires interdits donc, juste des manières différentes d'arpenter celui que l'on pratique au quotidien. L'environnement ne s'impose pas à l'homme, c'est ce dernier qui choisit de s'abandonner à lui.

De fait, tous les personnages de Bigelow sont enfermés dans une fuite en avant les poussant à expérimenter compulsivement au sein de leurs pratiques respectives (le vampirisme, les activités chargées d'adrénaline, les clips prohibés, le déminage), comme pour tendre vers un état de plénitude salvateur. Ce rapport forcément perverti à l'environnement s'articule au sein de dispositifs de mise en scène intégrant deux pôles distincts mais complémentaires en son sein : la continuité sensitive et la discontinuité sociale.

Socle de sa filmographie, la continuité chez Bigelow est une préoccupation majeure s'incarnant des deux côtés de l'interface : le lien entretenu par le spectateur avec ce qui se passe à l'écran, et celui de l'autre côté de la toile, qui maintient les communautés interlopes formant les personnages principaux de ses films au reste du corps social. D'où le souci constamment formulé au sein de sa mise en scène d'impliquer presque physiquement le spectateur dans l'action, comme pour river son expérience à celle des protagonistes, en particulier sur celui du néophyte (récurrence narrative chez la cinéaste) appelé à rejoindre une communauté particulière et à poursuivre avec eux une partie du chemin sur lequel est tracée leur quête d'absolu. La marginalité est davantage une conséquence qu'une fin en soi dans la filmographie de Bigelow, dans la mesure où la nature très particulière du mode de vie des personnages dépeint (le vampirisme itinérant dans Aux frontières de l'aube, le braquage de banques dans Point break, la vie de sous-marinier dans K-19...) tend dans son entièreté vers un idéal de pureté à atteindre. Au point parfois de basculer dans le mysticisme total dans l'expérience du quotidien (Patrick Swayze dans Point break, Jeremy Renner dans Démineurs...), d'où la nécessité pour Bigelow d'indexer le point de vue du public à celui du (ou des) protagonistes afin de partager cette épiphanie de chaque instant.


En attendant de briser définitivement la barrière de l'écran (bientôt la 3D ?), la cinéaste  parvint maintes fois à la fissurer au sein de partis pris de mise en scène d'une évidence constamment évocatrice (les compositions de plans d'Aux frontières de l'aube, avec ces arrière-plans posant le décor comme écho métaphorique de l'action, liant ainsi organiquement les personnages avec la terre qu'ils arpentent), parfois puissamment novateur. A ce titre, Strange Days et ses POV (pour « Point of view ») séquences relèvent d'une véritable profession de foi de la part de sa réalisatrice. Plans-séquences qui continuent encore aujourd'hui d'affirmer leur avant-gardisme (voir Gaspard Noé où John Hyams), ces scènes fusionnent littéralement le regard du public à la rétine du personnage référent (pour rappel, le film dépeint un futur dans lequel des clips prohibés permettent de vivre l'expérience d'autrui à travers un film connecté directement sur le cortex cérébral. Une vraie mise en abyme...). Le personnage devient l'extension du regard du spectateur, et perd sa fonction de tampon entre celui-ci et le monde fictionnel se déroulant à l'écran. Là réside sans doute l'originalité de la démarche de Kathryn Bigelow : assumer ses ficelles narratives pour mieux les transcender par l'expérience sensible. Ainsi, le personnage, néophyte et point d'ancrage du spectateur, perd ainsi progressivement son statut de relais  pour devenir un pur vecteur de sensations, modifiant ainsi l'empathie que l'on peut nourrir envers lui à l'aune de ce nouveau paradigme (on peut également citer l'exemple de Démineurs, et ses centaines de caméra disséminés sur les plateaux pour obtenir le maximum d'angles de vue afin d'accroître l'impact des scènes de tension...).

 Cette continuité parfaite du regard n'empêche cependant jamais la réalisatrice de questionner l'homogénéité du groupe et sa cohérence à l'aune des enjeux narratifs à l'œuvre dans le long-métrage en question. De fait, cette question de la continuité n'est pas seulement un enjeu de fabrication, mais également une donnée agissant à l'intérieur même du tissu diégétique. Une façon de lier le fond et la forme dans un dialogue constant mais contradictoire, dans la mesure où la quête d'absolu de quelques-uns finit inéluctablement par perdre de sa substance autarcique pour s'entrechoquer avec la volonté du corps social. Concrètement, cela s'exprime par l'impossibilité in fine de construire son rapport au territoire comme on le désire.

Si on a régulièrement qualifié Aux frontières de l'aube de néo-western, c'est bien en raison de sa façon de convoquer les éléments de la surface pour illustrer ce que vivent les personnages, à la manière des classiques de John Ford ou Raoul Walsh, grands cinéastes du territoire s'il en est. Se souvenir de la course-poursuite entre Johnny Utah et Bohdi dans Point Break : l'effort frénétique menant vers la transcendance, la mise en scène unissant les deux trajectoires au sein d'une même ligne de continuité, avant que les limites du corps ne viennent freiner la performance (la blessure au genou d'Utah), laissant ainsi la maîtrise du terrain au second. Pour gagner la partie, il s'agit de réconcilier son moi avec le monde extérieur, donc de dissoudre la communauté et de stopper sa quête de chimère pour s'accomplir. Le mouvement de grue qui concluait Strange days, sans doute son œuvre la plus complexe d'un point de vue narratif, illustrait bien la trajectoire d'un homme rétrocédé au corps social, lui-même apaisé après avoir frôlé l'implosion.

Or, c'est bien cette lecture rétroactive de la carrière de Kathryn Bigelow qui confère à Démineurs et Zero Dark Thirty la puissance évocatrice de leur substance. Si les précédents films de la cinéaste tendaient à ajuster la quête des protagonistes aux exigences de l'extérieur, au point de se débarrasser du corps récalcitrant, son dyptique affirme au contraire l'aspiration d'un groupe, ici les Etats-Unis, à ne pas céder aux appels de l'extérieur. Que l'échelle faussement modeste de Démineurs (après tout, on ne suit qu'un petit groupe de personnage dans le bourbier irakien) ne vienne pas nous induire en erreur : le film est un portrait en creux d'un pays dont les fondamentaux de l'identité collective réside dans cette osmose inavouable avec une zone de guerre. La plus grande frustration des Etats-Unis réside peut-être dans cet homeland pacifié les obligeant à s'extérioriser pour assouvir leur besoins guerriers pour déployer leur identité profonde. D'où le contre-sens émanant de l'accueil réservé à Démineurs par la critique : loin du pamphlet pacifiste gorgé de bonne conscience démocrate dans lequel certains ont tôt fait de le cataloguer, le film endosse au contraire les contradictions morales de son pays à travers le parcours de son héros pour en questionner les pulsions guerrières.

Zero Dark Thirty propose une lecture peut-être encore plus radicale de cet état de fait, et narre la déshumanisation qui fut à l'œuvre dans la plus grande chasse à l'homme de l'histoire. Reprenant le schéma habituel de Bigelow (une femme, qui n'est jamais sortie des bureaux, débarque dans une petite cellule chargée de mettre la main sur Ben Laden par tous les moyens nécessaires), la vocation ethnocentriste d'une nation est justifiée par sa quête de vengeance, le monde extérieur étant réduit à l'état de données, d'éléments abstraits tapissant les murs d'écrans informatiques entourant progressivement les personnages, qui ne considèrent plus l'autre (c'est-à-dire la personne extérieure au groupe) que dans son enveloppe utilitariste (peux-tu me servir ou pas pour atteindre mon but ?). A ce titre, les partis pris de mise en scène à l'œuvre durant le climax sont éloquents : tandis que la mise en scène, comme d'habitude chez Bigelow, instaure une parfaite continuité entre le regard du spectateur (que le découpage renvoie constamment au point de vue des différents Navy Seals), et le commando prenant la villa d'assaut, le malaise s'instaure devant la disproportion des moyens militaires mis en œuvre et la pauvreté de la résistance rencontrée. Insidieusement, Bigelow confronte ainsi  l'obsession procédurière dans laquelle elle nous a plongés 2h30 durant à la réalité extérieure, le fantasme à sa concrétisation matérielle. Zero Dark Thirty est un film sur un microsystème soumettant les autres à sa propre quête d'absolu, forcément utopique. Ou quand la recherche d'une continuité ubuesque s'effectue aux dépens du monde extérieur.  

« Et maintenant ..? », semble se demander Jessica Chastain, alors que sa mission vient d'être menée à son terme. Soit la question que se sont posés tous les personnages émaillant la filmographie de la cinéaste.

 

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.
Vous aimerez aussi
commentaires
Aucun commentaire.