Christopher Nolan, génie pessimiste

Thomas Messias | 5 août 2008
Thomas Messias | 5 août 2008

« Je suis quelqu’un de résolument pessimiste. » On ne peut que croire Christopher Nolan quand il lance ce genre de petite phrase, qui pourrait sembler passe-partout mais s’applique à merveille au cinéaste. Il y a en effet de quoi être pessimiste lorsqu’on prend conscience qu’à tout juste 38 ans, on a déjà atteint un sommet indépassable, et qu’on ne pourra donc que redescendre, lentement peut-être, mais inexorablement en tout cas. À un âge aussi peu avancé, accoucher d’un film comme The Dark knight a tout du cadeau empoisonné, puisque le londonien risque de passer le reste de sa vie à courir après cette perfection-là, à avoir peur de décevoir encore et encore, à subir les « Nolan c’était mieux avant » et autres railleries désabusées.

 

 


 

 

Il aura fallu dix ans et une demi-douzaine de film pour que Nolan atteigne le point de non-retour, l’instant où l’on passe à la postérité sans plus pouvoir faire marche arrière. À ses débuts, il était pourtant permis de ne le voir que comme un petit malin de plus, tellement conscient de son propre talent que la sincérité risquait de passer à l’as. Premiers pas en 1997 : après avoir longtemps fait joujou avec la caméra super-8 de papa et étudié la littérature anglaise, il se lance avec le court Doodlebug, fable surréaliste et retorse dans laquelle un homme écrase un insecte qui s’avère en fait être son sosie miniature. Trois petites minutes pour un film qui court bientôt les festivals, séduits par les fulgurances et la beauté fugace de l’objet. C’est clair, Nolan est un petit futé, et il ne va pas tarder à le confirmer. Car le revoici un an plus tard avec un Following – sous-titré Le suiveur pour la sortie française, des fois qu’on ne comprenne pas – qui fait lui aussi le bonheur des festivals en tous genres. Polar d’à peine une heure dix, dans un noir et blanc sacrément cradingue, le film est un moment de perversité absolue, qui révèle son goût pour la dislocation temporelle et les twists inventifs et perturbants. On y voit un jeune écrivain qui cède de plus en plus à ses pulsions de suiveur, c’est-à-dire qu’il choisit une « cible » dans la rue et le poursuit pour en savoir davantage sur elle. Jusqu’au jour où l’une de ses proies, un cambrioleur d’un genre bien particulier, se met à son tour à le prendre en chasse. L’opposition de ces deux hommes bien différents, qui se craignent autant qu’ils se respectent, préfigure les duels ambigus entre les héros d’Insomnia ou du Prestige.

 

 


 

 

Disposant d’un budget plus que maigre, le film se tourne sur plus d’un an, les samedis uniquement, puisque les deux acteurs et les membres de l’équipe technique ont un emploi à assurer pendant la semaine. La suite sera heureusement plus confortable : couvert de récompenses pour Following, Chris Nolan peut voir plus loin et pond le scénario de Memento, qui s’inspire d’une histoire écrite par son frère Jonathan. Encore un film de petit malin : allant à l’encontre de la chronologie habituelle, le film commence par la fin et se termine par le commencement. Une grande mode au début des années 2000, puisque ce type de procédé a également été utilisé par Gaspar Noé (Irréversible) ou encore François Ozon (5x2), avec des objectifs et des résultats bien différents. Nolan, lui, donne dans la filouterie la plus totale, utilisant le concept avec brio pour monter un film absolument machiavélique, proposant une fois encore une conclusion remettant en question tout ce qui précède sans pour autant le dénaturer. Alternant couleurs et noir et blanc, Memento est un film sur la perte de repères, celle du spectateur comme celle du héros, amnésique partiel dont les seuls souvenirs sont des tatouages, et qui retombe régulièrement dans un blackout complet. Incarné par un Guy Pearce alors au top de sa forme (physique comme artistique), le film est un Rubik’s cube mental, et c’est bien ce que certains lui reprochent. Trop carré, trop conceptuel, ne laissant pas assez de place à l’émotion et aux failles du héros… Culte pour les uns, un rien toc pour les autres, Memento, confirme quoi qu’il en soit les qualités scénaristiques de son auteur. Aidé par son frère ou non, Nolan sait trouver de bonnes histoires ; mais surtout, il les raconte mieux que quiconque. Pas un hasard si tous ses films se refusent, ponctuellement ou de façon permanente, à respecter la chronologie des évènements : là où Nolan se distingue de bien des congénères, c’est qu’il exploite à fond les outils cinématographiques dont il dispose, les cuisinant à sa sauce dans un but d’efficacité maximale.

 

 


 

 

Dès lors, faut-il être déçu en apprenant que le troisième film de Christopher Nolan est un remake ? Pas sûr. Car son choix se porte sur Insomnia, film du suédois Erik Skjoldbjaerg, sorti en douce en 1997, mais qui a séduit ses quelques spectateurs par son utilisation des paysages nordiques et du jour permanent ainsi que par la prestation torturée du formidable Stellan Skarsgård. Si Nolan choisit de refaire le film, c’est parce qu’il en admire les rouages et l’esthétique (du blanc, du blanc, rien que du blanc), et parce qu’Insomnia brasse bon nombre de ses thèmes de prédilection. Une fois encore, tout s’y passe à l’envers, puisque c’est le tueur qui poursuit le flic et que la lumière du jour y est bien plus ténébreuse que n’importe quelle nuit noire. C’est l’occasion pour le réalisateur de s’affirmer visuellement tout en faisant preuve d’une maturité nouvelle. Le style n’a rien d’ostentatoire ; quant à l’intrigue, si elle est empreinte d’un certain sadisme et d’une intelligence de fer, elle montre que Nolan ne cherche pas à tout prix à jouer au plus malin, et qu’il sait se mettre tout entier au service d’une bonne histoire et de bons acteurs. Car si Insomnia marque un vrai tournant dans sa courte carrière, c’est parce qu’il lui permet de tourner avec notamment Al Pacino et Robin Williams. Dans des styles et à des degrés différents (on ne voudrait pas se fâcher avec les amis d’Al), ces deux-là ont montré à de nombreuses reprises qu’ils pouvaient en faire mille fois trop et qu’ils pouvaient confondre grimaces et émotion. Les voir soudain sobres, magnifiquement bridés par un type qui trottait encore en grenouillère lorsqu’ils firent leurs débuts, relève du miracle. Sans artifice ni mutation façon Photo obsession, Williams est un méchant idéal, aussi fragile que menaçant. Quant à Pacino, il n’a pas été dirigé comme ça depuis. Quelque chose est en train de se produire. Christopher Nolan est en train de devenir un grand. À quel point ? On l’ignore encore, mais la réponse ne saurait tarder.

 

 


 

 

Puis vient 2004, année qui marque trois rencontres décisives pour Chris Nolan. Trois hommes nommés Michael Caine, Christian Bale et Bruce Wayne. Car c’est finalement lui que choisit Warner Bros pour relancer la légende filmique de Batman, magnifié par Tim Burton avant d’être massacré par l’infâme Joel Schumacher. Le Batman year one de Darren Aronofsky définitivement enterré, Nolan a le champ libre pour offrir une nouvelle existence à son super-héros favori. Très vite, il annonce la couleur : « l’univers des super-héros est l’élément qui manquait à la pop culture, c’est l’équivalent contemporain de la mythologie grecque, donc c’est fascinant à explorer. Pour moi, Batman est clairement le plus crédible et le plus passionnant de tous. Le fait qu’il soit un véritable humain, sans altération génétique ni super-pouvoirs, est un point crucial. Ça le rend plus vulnérable, plus imparfait aussi, toujours au bord du gouffre. » Avant même le début du tournage, on aura bien compris que ce qui fascine Christopher Nolan chez l’homme chauve-souris, c’est sa noirceur, mais une noirceur assez éloignée de celle qu’affectionne Burton et qu’il a brillamment exploitée dans Batman et Batman, le défi. Baptisé Batman begins pour mieux signifier qu’il s’agit d’un nouveau départ, le film sera une œuvre pessimiste ou ne sera pas. Dans un Gotham City plus urbain et réaliste que jamais, on découvrira tour à tour que les maîtres sont des traîtres, que les amours sont toujours impossibles et que le super-héros se forge seul et vit seul, même accompagné de son fidèle majordome et confident. Plus que jamais, Batman est un homme, un vrai, avec des failles et des chimères. Face à lui, les méchants sont soit cachés (saloperie de Ra’s Al Ghul), soit mortellement effrayants (urgh, l’Épouvantail), et le danger est décuplé. Batman begins est une réussite, mais curieusement, le projet qui semblait compter le plus pour Nolan est celui qui lui ressemble le moins. Sans doute parce qu’on ne dompte pas comme ça un héros aussi grandiose. Sans doute parce qu’on ne dispose pas de 100% de liberté lorsqu’on dispose pour la première fois d’un tel budget. Et sans aucun doute parce que règne sur le film l’ombre un peu pénible de David S. Goyer, consacré un peu trop vite comme le grand prince de l’adaptation de comic books, et qui mêle inextricablement la mythologie batmanienne et ses propres fantômes – plus ou moins intéressants d’ailleurs. Mais Chris Nolan apprend vite, et s’arrangera quelques années plus tard pour que son frère et lui soient seuls maîtres à bord du projet The Dark knight. Avec la réussite que l’on sait.

 

 


 

 

Batman begins signe la première collaboration de Christopher Nolan avec Christian Bale et Michael Caine. Deux autres suivront, toujours sur le même schéma : le premier est homme-orchestre, le deuxième le héros du spectacle, le troisième l’homme de l’ombre celui sans qui rien ne serait possible. C’est d’ailleurs le thème du Prestige, qui explore en profondeur la part d’ombre qui demeure et prolifère en chacun de nous, nous poussant finalement à donner le meilleur. Tour de magie fait film, Le Prestige est un jeu de miroirs dans lequel les Nolan brothers laissent libre cours à leur faim de cruauté. C’est le premier film sur lequel Christopher et Jonathan travaillent vraiment ensemble, adaptant à quatre mains le roman de Christopher Priest. Une fois encore, c’est par son brio narratif que le film subjugue, confirmant que ces frangins-là sont les meilleurs conteurs qui soient. Il fallait un sacré talent pour faire gober à l’audience ce flot ininterrompu de révélations inattendues, ce méli-mélo entre réalisme historique et fantastique surréel. Pour ce faire, Nolan a transcendé sa mise en scène, se hissant à la hauteur des plus grands. Il y a dans ce film une grandiloquence baroque qui en fait un classique immédiat, loin des films à twist qui font un petit tour et puis s’en vont. Plus riche à chaque vision, spleenesque en diable, Le Prestige consacre la fratrie Nolan comme l’une des plus douées de ce début de siècle.

 

 


 

 

Cinq films, cinq passionnants sujets d’étude, inépuisables et magnétiques. Qui n’apparaissent plus aujourd’hui que comme des échelons menant tout droit à ce sommet qu’est The Dark knight. En dix ans, Nolan a peaufiné son art narratif, perfectionné sa mise en scène et appris à composer avec les exigences des studios. Il livre deux heures et demie d’une œuvre complexe et déchirante, entre tragédie et polar à la Ellroy, où triomphe le côté obscur de la force. Les frères Nolan y concrétisent enfin leur profonde attirance pour le monde des ténèbres et signent un film politique aux multiples résonances avec les évènements qui ont secoué ce début de siècle. Comme son titre ne l’indique pas, The Dark knight signe l’avènement du personnage le plus fascinant de l’histoire, le Joker. Le réalisme cru du film magnifie l’incroyable prestation de Heath Ledger, qui en fait le bad guy le plus inquiétant qui soit. Pourquoi est-il si dangereux ? Parce que, sous la plume de Nolan & Nolan, le Jack Napier clownesque et gentiment flippant de chez Burton est devenu un anarchiste quatre étoiles, dont la violence matérielle et morale nous terrasse tout en produisant un inavouable sentiment de jouissance. Le fait que Ledger ne soit plus de ce monde renforce l’aura particulière du Joker, zombie parfaitement vivace, qui semble revenu d’entre les morts pour mieux nous pourrir la vie. Les influences sont multiples, mais pas celles qu’on croit. La noirceur est partout, administrée en intraveineuse par ce cinéaste plus torturé qu’il n’y paraît. Quant au pessimisme, il hante chaque image d’un film aussi jubilatoire que dépressif, à l’image d’un Nolan qui ne cesse de s’amuser à créer ou recréer des univers et des histoires mais ne peut s’empêcher d’y imprimer son profond dégoût pour l’espèce humaine et sa obsession des lendemains qui déchantent.

 

 


 

 

Comme Batman, Christopher Nolan s’apprête sans doute à vivre des jours sombres, lui qui a toujours fait l’objet d’un concert de louanges. Lorsqu’on a atteint le sommet de l’Everest, on ne peut que redescendre. Pourtant, le doute subsiste. Et si le retour du chevalier noir – pour un film qui devrait clore une trilogie – était aussi intense que The Dark knight ? Et si Nolan avait simplement atteint sa vitesse de croisière en réussissant de façon splendide ce monument que tout le monde attendait et qui satisfera le plus grand nombre ? Bien que le réalisateur nous ait donné jusque là six leçons de pessimisme borné, il est permis d’espérer encore et encore que ce petit génie de même pas 40 balais s’impose film après film comme le plus grand cinéaste du siècle en cours.

 


 

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