L’art et la manière d’adapter Philip K. Dick

Erwan Desbois | 23 avril 2007
Erwan Desbois | 23 avril 2007

On ne dira pas que Philip K. Dick accueille sa popularité hollywoodienne posthume en se retournant dans sa tombe, premièrement car l'expression est terriblement galvaudée et deuxièmement car elle ne colle pas au personnage. Qu'il soit au paradis, en enfer ou coincé au purgatoire à argumenter sur son cas, l'auteur doit au contraire observer tout cela avec une ironie grinçante et dépourvue de toute surprise. L'autoproclamé « barjo », libre penseur jusqu'à l'excès (drogué, paria, illuminé religieux...), n'a en effet eu de cesse de pointer, avec une précision et une objectivité glaçantes, l'obsession de la société moderne à écraser toute velléité individuelle d'éloignement par rapport au dogme imposé, les combines perverses et implacables mises en œuvre pour parvenir à cette uniformisation des esprits, et leurs effets dévastateurs sur les malheureux réfractaires. 


L'un des textes les plus désabusés et décapants de Dick est la nouvelle L'homme doré (1954), dans laquelle un mutant doté de la capacité de voir les différents futurs possibles se retrouve en mesure de sonner le glas de l'espèce humaine - car aucune femme ne peut résister à son pouvoir d'attirance sexuelle à lui, et que sa descendance héritera a priori de ses dons ainsi que de son absence totale d'émotion. Tout ce qui subsiste de ces pages dans Next, la prétendue adaptation qui sort ces jours-ci en salles, est le concept de l'homme pouvant prédire l'avenir. Le reste se voit karchérisé à grands coups de ce dogme que Dick exécrait et craignait tant - héros sauveur d'humanité, méchants terroristes, love story aromatisée guimauve.

 

La liste de ces transpositions simplificatrices de nouvelles, qui ne gardent que le squelette tout en se débarrassant de la substance est longue depuis que Total recall a ouvert la voie en 1990 : six en une quinzaine d'années, pour un résultat souvent catastrophique. De Planète hurlante à Impostor et Paycheck, ces films feraient en effet passer l'auteur pour un anonyme assistant de studio doué pour sortir à la chaîne des pitchs de scénarios de science-fiction. Seul le Spielberg post - 11 septembre 2001 est parvenu à tirer une œuvre plus que respectable de Minority report, d'abord car il est doué (ça aide) mais aussi car lui et Dick se rejoignent sur le terrain de la paranoïa enragée. Le film qui en résulte n'élude donc aucune des considérations catastrophistes de la nouvelle, et leur offre au contraire un terrain propice à leur développement (aspect visuel léché, concepts d'anticipation crédibles) même s'il s'éloigne lui aussi dans les grandes largeurs du texte d'origine.

 

Seuls les romans semblent pouvoir échapper à ce traitement au bulldozer, sûrement en raison de leur structure autrement plus libre que celle des nouvelles. Dick y fait s'incarner des personnages complexes, qui ne croulent plus tant sous les assauts du monde extérieur que sous leurs propres démons. Ces anti-héros sont pris dans une spirale inextricable et hypnotique, ce qui a pour effet paradoxal de donner l'impression que les romans de Dick font du surplace, ou tout du moins progressent beaucoup moins que des nouvelles pourtant bien plus courtes. On comprend alors qu'il soit quasiment impossible de tirer un récit classique de ce genre d'œuvre, et que c'est alors au réalisateur de s'adapter au texte et non plus l'inverse. C'est ce qu'ont fait à vingt-cinq ans d'intervalle Ridley Scott (Blade runner) et Richard Linklater (A scanner darkly) en mettant une forme visuelle échappant à tout standard et en perpétuel déséquilibre au service des digressions mystiques, dépressives et sans issue développées par Dick sur, respectivement, le semblant d'humanité qui peut rester dans un androïde et la drogue comme échappatoire à la grisaille d'une société uniforme et hypocrite.

 

Il sort de ces deux alliances des œuvres envoûtantes, ambitieuses, libérées et qui, en laissant vivre les qualités d'anticipation de l'auteur, se trouvent de plus être en phase avec les préoccupations de leurs époques respectives. À l'image de l'archétype du héros dickien, ces deux films sont des aberrations, des insurgés qui se placent volontairement en marge du système pour faire librement leur petite cuisine. Leur destin diffère cependant en cela que rien ni personne n'est jusqu'à présent venu les faire disparaître ou les ramener de force dans le droit chemin. Espérons que cela continue, et que d'autres insoumis viennent assurer leur succession.

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