Spike Lee, cinéaste anti-idées noires
Black rage
Né
en 1957 à Atlanta, Shelton Jackson Lee grandit au sein d'un milieu
artistique et intellectuel favorisé : son père est jazzman, sa mère
enseignante. Cette dernière le surnomme Spike, en taquin hommage à son
physique maigrelet et son petit visage pointu. Le gamin est souvent
chambré parce qu'il ressemble tantôt à une souris, tantôt à une mouche
(dû à ses énormes binocles). Chez les Lee, on aime les arts et la
culture, mais on aime surtout débattre de la société et de la condition
des Noirs, encore fortement marqués par des siècles d'esclavage. Spike Lee
donc, s'intéresse assez tôt aux arts et à la cause afro-américaine.
Sensible aux questions de société portant principalement sur les races,
il développe très vite le besoin de trouver des réponses aux problèmes
sociaux et identitaires des minorités.
À l'adolescence, Spike Lee intègre le prestigieux Morehouse College
d'Atlanta, Université destinée à l'élite noire, avant d'émigrer à
Brooklyn où il est admis en section Cinéma dans un établissement
new-yorkais de renom, la Tisch School of the Arts. À vingt ans, il
s'entraîne à la réalisation en tournant un petit film de quelques
minutes qu'il intitule Last hustle in Brooklyn. Ça plaît aux copains. À lui aussi. Très vite, il continue avec deux autres courts d'une dizaine de minutes, The Answer et Sarah.
Non seulement le métier lui plaît, mais il prend aussi soudainement
conscience du pouvoir qu'il possède par le biais d'une caméra.
Aidé par son camarade de classe, Ang Lee, il réalise Joe's bed-stuy barbershop : We cut heads,
un moyen-métrage pour lequel il est récompensé par un Student Academy
Award. Le film fait le tour des festivals, est multi-diffusé sur les
chaînes new-yorkaises et commence à faire parler de ce jeune talent
noir. Spike Lee a le melon qui enfle et s'attend à faire fructifier son
talent grâce au contact imminent d'un producteur.
Heureusement, un peu à l'image d'un message récurrent dans ses films
(Wake up !), Spike Lee se réveille très vite et comprend que les ponts
d'or des gros pontes hollywoodiens ne courberont pas vers lui. À vrai
dire, il est à deux doigts d'y être, sous les ponts. Zéro producteur et
pas un rond pour payer les factures. L'étudiant fauché est contraint de
renoncer à son tout premier long-métrage à caractère biographique, Messenger,
faute de capitaux. Celui qui a décidé d'être un messager pour le monde
et surtout pour la communauté afro-américaine, comprend alors qu'il ne
pourra compter que sur lui-même (ce qu'il appelle la self-reliance) en
produisant ses films de manière indépendante.
Spike n'en fait qu'à sa tête
En 1986, tout juste titulaire d'une maîtrise de cinéma, Spike Lee s'atèle à boucler Nola Darling n'en fait qu'à sa tête,
comédie de moeurs en N&B et relecture personnelle d'un film souvent
considéré comme le premier long-métrage de l'histoire du cinéma, Naissance d'une nation,
réalisé par D.W. Griffith en 1915. L'histoire met en scène les
batifolages de Nola, jeune femme noire qui tergiverse entre ses trois
amants et sa copine lesbienne. Doté d'un budget ridicule (financé par
sa grand-mère), mis en musique par son père, interprété par lui-même,
sa soeur et ses amis, tourné et monté également par ses soins, le petit
film fabriqué en famille trouve son public et remporte le Prix de la
Jeunesse au Festival de Cannes. Spike Lee est surnommé le Woody Allen noir et sa notoriété s'étend au-delà du public afro et des cercles intellos.
À propos du film, le jeune réalisateur confie sa volonté de porter à
l'écran des histoires d'amour entre personnes noires, chose qui selon
lui est inexistante dans les uvres mettant en scène ces individus : « Eddie Murphy ou Richard Pryor
n'ont jamais d'histoires d'amour dans leurs films. Si j'ai décidé de
faire du cinéma, c'est justement pour mettre en scène des choses que je
ne voyais pas ailleurs ou pour corriger des situations dont la
représentation ne me plaisait pas. Lorsque vous n'êtes pas d'accord
avec quelque chose, il faut réagir ».
Bref, tout est dit sur les aspirations du jeune cinéaste. Il fonde alors sa société de production 40 Acres and a Mule
(en souvenir de la compensation qu'auraient dû recevoir les anciens
esclaves de l'État Fédéral après l'abolition de l'esclavage) dont le
nom est présent au générique de tous ses films jusqu'à aujourd'hui.
Pour sa prochaine production, 40 Acres and a Mule bénéficie du soutien de la Columbia. School daze, avec Laurence Fishburne,
critique notamment le matérialisme et dresse un sévère constat des
conséquences liées aux comportements irresponsables en milieu étudiant.
Inspiré par sa propre expérience sur les campus et par West side story, le film met en scène les conflits qui opposent deux groupes d'étudiants afro-américains bornés.
Le succès commercial du film lui permet d'enchaîner avec le très beau Do the right thing,
dont il est (comme pour une grande majorité de ses films) l'un des
acteurs, le scénariste, le réalisateur et le producteur (son père signe
la BO). Cette oeuvre accomplie qui obtient deux nominations aux Oscars
et concourt pour la Palme d'Or cannoise traite du racisme et débute par
une expression chère à l'auteur : « Wake up ! » à laquelle il ajoute
lors d'une interview « Les Noirs doivent se réveiller ! » Devenu culte,
sur les traces du Mean Streets de Scorsese, le film qui brandit son manifeste pro afro-américain à travers un refrain hip-hop (Fight the power) rencontre un succès mérité mais s'attire également l'hostilité de la classe W.A.S.P. (White Anglo-Saxon Protestant).
Désormais
incontournable, Spike Lee est l'une des personnalités du moment. Plus
que le Noir qui a réussi, il est parvenu à faire de sa couleur de peau
un atout intellectuel et commercial. En 1990, il révèle Denzel Washington et Wesley Snipes aux côtés desquels il joue dans Mo'better blues,
hommage qu'il rend très probablement à son père en filmant l'ascension
difficile d'un musicien de jazz. L'année suivante, Wesley Snipes est à
nouveau de la partie, avec Samuel L. Jackson, pour Jungle fever,
qui traite des relations interraciales, de la vision mythologique du
sexe et pour la première fois, du thème de la drogue. Lee rallie
également à sa cause Stevie Wonder qui signe la BO du film.
1991
est une année historique dans la carrière de Spike Lee. Il s'attaque au
biopic et veut faire revivre à l'écran le célèbre leader noir
américain, Malcolm Little. Un vrai parcours du combattant. Warner Bros
accepte de financer le film sous certaines conditions, qui ne le
satisfont pas : budget, durée, montage du film
Après moult désaccords,
Spike Lee est viré par la Warner, un film inachevé entre les bras. Pour
pouvoir compléter son uvre, il a besoin de financements. Et alors
qu'il est dans le noir total, une lumière surgit. Il entreprend une
quête inédite : il dresse une liste de toutes les personnalités noires
dont les moyens financiers lui permettraient de faire aboutir son
projet. Spike Lee va ainsi frapper à la porte de Bill Cosby, Oprah
Winfrey, Magic Johnson, Michael Jordan, Tracy Chapman, Prince et Janet
Jackson. Chacun d'entre eux lui remet un chèque à cinq zéros et Spike
concrétise son oeuvre ambitieuse.
Du métissage au film noir
Malcolm X
sort sur les écrans et propulse Denzel Washington au panthéon des
acteurs émérites nominés aux Oscars. Bien que le film ait été qualifié
par certains milieux de film anti-blancs, il s'impose comme une uvre
de référence. Passé ce phénoménal chambardement médiatique, Spike Lee
revient à l'univers new-yorkais avec des films comme Crooklyn, dont il co-signe le scénario avec son frère Cinque et sa soeur Joie, suivi par Clockers en 1994, dont il avait demandé à Scorsese d'en être le réalisateur, avant que celui-ci ne se rétracte pour se consacrer à Casino (il en reste néanmoins l'un des producteurs). Clockers,
film de gangsters revisité par Spike Lee, marque un certain tournant
chez le cinéaste, son cinéma commence à se métisser : les acteurs
blancs occupent des rôles plus conséquents derrière sa caméra.
En 1996, après un temps consacré à sa vie personnelle (il a été « fiancé » à Halle Berry avant d'épouser une avocate) Spike Lee réalise Girl 6, comédie au style et au casting quelque peu hollywoodien (Madonna, Tarantino, Turturro, son ex Berry, Naomi Campbell) éreintée par la critique, ainsi que Get on the bus, filmé à la manière d'un docu sur fond de politique. Passionné de basket-ball, son hobby lui inspire le very mauvais He got game en 1998. Summer of Sam sort en 1999, avec Mira Sorvino et Adrien Brody. Malheureusement, le film souffre d'une mauvaise promotion et d'une critique controversée.
L'image
de Spike Lee finit par être troublée, sa filmographie décrite comme
très inégale. Lorsque ses détracteurs semblent lui reprocher sa
médiatisation, ses productions commerciales déguisées en films
d'auteurs (Girl 6),
ou ses nombreuses casquettes de business man (prolifique book de films
publicitaires, clips musicaux et docus pour MTV), ses défenseurs louent
avec discernement l'esprit d'entreprise du self-made-man. C'est dans ce
contexte ambivalent qu'il revient à la satire mordante avec le passable
The Very black show,
sorte de comédie-réflexion moqueuse sur les médias. La critique est
acide. Mais le cinéaste n'est point aigri. Il parvient à radoucir les
langues (et à redorer son blason) avec La 25ème heure, adaptation réussie d'un roman de David Benioff. Dans ce drame poignant emmené par Edward Norton
dans le rôle d'un dealer vivant ses dernières heures de liberté, Spike
Lee redouble d'inventivité dans sa mise en scène (séquence de la boîte
de nuit) et ses plans beautiful, rendant hommage à Manhattan en filmant
l'emplacement des tours jumelles du World Trade Center.
Catalyseur de toute une génération émergente de personnalités
noires, Spike Lee a su de pair sensibiliser une majorité du public à
son cinéma, dont il prouve quand bien même l'évolution remarquable,
tant dans la réalisation que dans la distribution et la manière
d'aborder des sujets. Si au départ, le cinéaste semblait privilégier la
cause noire, son discours pertinent s'adresse en réalité à toutes les
minorités ethniques. Pour servir son propos haut en couleurs, il sait
s'entourer de talents, noirs ou blancs, preuve de sa volonté de
réconcilier les races, de ne pas (plus) les diviser.
Néanmoins, ceux qui attendent une véritable maturité dans son oeuvre sont déçus par She hate me,
dans lequel il peint une comédie de murs ancrée dans l'actualité : une
histoire de lesbiennes en mal d'enfants, la perte des valeurs morales,
prédominées par l'argent. La critique est partagée, saluant d'un côté
l'habileté et l'audace du réalisateur dans le traitement de son sujet,
déplorant de l'autre son manque d'ambition et de prise de position.
Ce qui, à la ville, ne semble pas faire peur à ce citoyen fort en
gueule qui n'hésite pas à critiquer ouvertement son Gouvernement et
certains de ses membres (particulièrement une compatriote
afro-américaine à qu'il il conseille d'arrêter de fumer du crack !). Il
vient d'ailleurs d'achever un documentaire lié aux lacunes du
Gouvernement en Louisiane et en prépare un second de la même trempe,
dénonçant les manquements de l'Administration suite à l'ouragan Katrina.
Après sa participation au collectif All the invisible children
(programme de 7 courts), suivie par le tournage d'un court-métrage
destiné à soutenir l'UNICEF, quelques fictions et séries TV, Spike Lee
vient tout juste d'inaugurer son dernier succès, concrétisé par la
sortie d'Inside man - L'Homme de l'intérieur,
polar noir (sans jeu de mots aucun !) nerveux aux allures de film de
braquage. Premier film de commande de Spike Lee, le réalisateur semble
très à l'aise à la direction de ce thriller psychologique détonnant qui
n'oublie cependant pas en passant
de dénoncer le racisme
intercommunautaire, l'avidité des hommes, et d'assumer son propos
sociopolitique. Sacré Spike ! Toujours aussi tenace, transparent,
intègre, fidèle à son discours. Bref, un black blanc ?