Maléfique : le parfait film lovecraftien est un film d'horreur français

Léo Martin | 30 octobre 2022
Léo Martin | 30 octobre 2022

En 2003, Eric Valette ouvrait la porte des enfers, entraînant ses spectateurs dans un périple horrifique et viscéralement Maléfique.

Si le cinéma d’horreur vous fascine davantage par sa capacité à convoquer vos angoisses primaires, plutôt qu'à susciter les sursauts, Maléfique est définitivement un immanquable. Ce premier film d’Eric Valette est un rejeton méconnu, mais invraisemblablement génial de la vague French Frayeur des années 2000, initiée avec Promenons-nous dans les bois de Lionel Delplanque.

Issue du meilleur du cinéma de genre français, Maléfique n’a pourtant pas grand-chose à voir avec d’autres longs-métrages de la même période avec lesquelles il aurait pu être assimilé tels que l’ignoble Brocéliande de Doug Headline (2003) ou l’improbable Bloody Mallory de Julien Magnat (2002). Hors de son temps, le long-métrage horrifique aurait davantage sa place dans Le Cabinet de curiosités de Guillermo del Toroqui a débarqué sur Netflix à l’occasion d’Halloween. 

Terrifiant et irrémédiablement lovecraftien, Maléfique se saisit de son concept avec une radicalité implacable et pousse sa visite de l’enfer jusqu’aux plus insoupçonnés tréfonds. Voilà un film qui déclare : "Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir" et qui accomplit décidément sa mission. Un véritable éloge de l’obscurité qu’on avait envie de mettre en lumière. 

 

Maléfique : photoL’extérieur tient à si peu de choses

 

French frayeur

Grandement motivé par le succès du Pacte des loups de Christophe Gans, en 2001, le cinéma français a ainsi tenté le pari du fantastique et de l’horreur, initiant une nouvelle génération de cinéastes passionnés et talentueux. Une petite période de grâce de laquelle ont émergé quelques noms qui nous sont encore familiers. On pense spontanément à Alexandre Aja (avec son Haute Tension en 2001), Pascal Laugier (Saint Ange en 2004) ou encore Fabrice Du Welz (Calvaire en 2005), tous encore en activité de nos jours dans le cinéma de genre. Si certains ont pris quelques détours via le cinéma américain – attirés par les sirènes du succès hollywoodien – d’autres n’ont jamais décollé au-delà de leurs premières œuvres. 

Parmi eux, Eric Valette avait pourtant réalisé en 2003 un objet des plus passionnants du cinéma d’horreur français. Un premier long-métrage doté d’une radicalité imparable et d’une force cauchemardesque très rare. Sur une idée originale du scénariste François Cognard, une petite équipe d’auteurs issues des Guignols de l’info se mettent à écrire le scénario d’Exit, curieux film carcéral où les prisonniers cherchent à s’évader de leurs geôles par la magie noire. Alexandre Charlot et Franck Magnier sont bientôt rejoints par Eric Valette, aussi issue des Guignols, à la réalisation. Le film devient alors Maléfique, tout premier projet du trio au cinéma. 

 

Maléfique : photoCher journal...

 

Profondément inspirés des films de Brian Yuzna (Necronomicon, Re-Animator 2) et Stuart Gordon (Re-Animator, Aux portes de l’au-delà, Masters of Horror), Cognard, Charlot et Magnier vont tirer leurs ressources de la série B américaine. Ils mêleront alors le fantastique littéraire, gothique, à un sens du gore efficace, rusant pour économiser leurs moyens, concentrant les effets surnaturels sur l’essentiel. Les scénaristes, et Valette, ont pris très au sérieux le genre horrifique : ils ne cèdent jamais à la caricature et ne se permettent qu’un humour premier degré, jamais tourné vers la dérision.  

Maléfique est ainsi un huis clos carcéral, ne comprenant que quatre personnages principaux – incarnés par Gérald LarochePhilippe LaudenbachClovis Cornillac et Dimitri Rataud – rêvant d’une impensable évasion. Si les quatre piteux murs qui les enferment ne payent pas de mine, ils n’en sont pas moins les bordures d’une infranchissable cage et aucun des prisonniers n’a les moyens de jouer les passe-murailles. Du moins jusqu’à ce que l’un d’eux trouve le carnet d’un ancien détenu, un tueur en série du nom de Charles Danvers, versé dans les arts ésotériques.

Ce qui se révèle être un grimoire – et un mauvais génie – change bientôt leur cellule en un labyrinthe compressé, au bout duquel miroite une vaine chance de salut. Étape par étape, le piège mortel se révèle.

      

Maléfique : photo Philippe Laudenbach, Gérald LarocheEt... ça tourne !

 

down by law 

De bien des façons, Maléfique se construit comme une tragédie racinienne, focalisant toute son action dans un seul et unique décor, avec un nombre réduit de protagonistes et tous les mécanismes de la fatalité à portée de main. Ainsi, Carrère, Lassalle, Marcus et Pâquerette sont tous prisonniers de la même scène close avant même d’être des bagnards. Tous confinés dans un purgatoire miniature pour des fautes différentes et tous issus d’existences radicalement opposées les unes aux autres, ils sont d’abord confrontés à leur propre médiocrité commune avant de faire l’expérience du surnaturel.

Si chez Jim Jarmusch ou Frank Darabont le thème de l’évasion est synonyme de rédemption et renforce, via l’amitié et la solidarité, l’humaine condition des prisonniers, c’est ici le total inverse. À l'instar du Huis clos de Jean-Paul Sartre, autrui est automatiquement contributaire de l’enfer commun. En dehors de toute affection ou hostilité entre les quatre hommes, c’est leurs perspectives sur leur propre culpabilité qui les divise. Carrère n’a aucun remords et ne se considère pas comme un criminel ; il est obsédé par l’extérieur où se trouve son fils, tandis que ses comparses sont conscients, à différents degrés, de leur marginalité et de leur impossible retour à la vie normale. 

 

Maléfique : photo Philippe Laudenbach, Gérald Laroche, Dimitri RataudLa belle équipe

 

Maléfique fait donc le pari audacieux de concentrer toute son action dans un seul cadre, anxiogène et sinistre, et avec un groupe de héros affligés par des crimes et des caractères antagonistes les uns aux autres. En ressort un malaise perpétuel, une ambiance viciée qui suscite l’embarras chez le spectateur et le pousse à envisager l’évasion de la même manière que Carrère. Avec pour seul espoir l’unique fenêtre à barreaux de la cellule, on observe les lueurs du jour à travers les yeux du forçat. À ce stade, l’enfermement contraint est devenu apparemment l’ultime abîme et il paraît impossible de creuser plus profond. À la moindre main tendue, on ne peut que croire que celle-ci nous remontera.

C’est la conviction que nous partageons avec nos protagonistes lorsqu’apparaît le journal de Charles Danvers et qu’à sa lecture, Carrère se met en tête que celui-ci leur offre une échappatoire. C’est via cet indispensable MacGuffin, que le génie horrifique du film peut se déployer. Cette cage semblait l’enfer pour Carrère et pourtant, il n’en était qu'à peine le premier cercle. Tout comme pour un malheureux qui s'enfoncerait dans les sables mouvants, toute volonté d’y échapper est en réalité contre-productive. 

C’est le ressort sur lequel repose Maléfique dont l’évasion est un puits de Danaïdes et dont l’issue paraît bloquée par un rocher de Sisyphe. Le désespoir constitue l’ADN profond de cette petite perle de noirceur, mais si elle parvient à véritablement déterrer la peur et l’angoisse dans son récit en forme de catabase, c’est par l’emploi d’un pandémonium purement lovecraftien. 

 

Maléfique : Photo Dimitri Rataud C’est à force de se ronger les ongles, ça

 

lovecraft country

On l’écrira sans crainte ici, le film d’Eric Valette est l’une des plus remarquables adaptations des œuvres du célèbre auteur fantastique H.P. Lovecraft. Loin d’être un simple recopiage d’une des nouvelles de l’écrivain, Maléfique s’inscrit comme une continuité logique et fidèle de ce qui était instillé dans sa littérature. Nous avons donc affaire à un long-métrage à 100 % lovecraftien, mais encore faut-il expliquer ce qu’on entend par là. Au-delà de parler d’horreur cosmique ou de dieux aliens ou de monstres tentaculaires, Lovecraft et l’un des grands réinventeurs d'un des désormais piliers de l’horreur moderne : l’inquiétude face aux ténèbres.

C’est-à-dire les peurs primales que sont les craintes de l’inconnu, de la mort ou de l’autre, qui entraînent les hommes dans de vaines tentatives de maîtriser leur destin. Des expériences qui bien évidemment ont quasiment toujours des conclusions atroces. C’est la fameuse "science sans conscience qui n’est que ruine de l’âme" de Rabelais, qui devient ici plus vulgairement de la "magie noire." Ceux qui sont confrontés à elle sont toujours poussés à la folie ou à une fatale résolution et elle ne peut rien apporter de bon à qui que ce soit. Maléfique s’imprègne définitivement de cet esprit là, tout en faisant des références explicites aux ouvrages de Lovecraft, afin de ne jamais désavouer son héritage. 

 

Maléfique : Photo Philippe LaudenbachLe prix de la connaissance est toujours trop lourd

 

Charles Danvers, sorcier à l’origine des phénomènes paranormaux du film, est un ersatz de Gilles de Rais mêlé à Aleister Crowley, et sert de passerelle entre le cinéma et la littérature. Son livre évoque ainsi le "Al Azif", nom arabe du Nécronomicon (très célèbre grimoire, qu’on retrouve par exemple dans Evil Dead) et des divinités lovecraftiennes telles que Yog-Sothoth, Tsathoggua, ou encore Hastur. D’un autre côté, le mystérieux Hyppolite Picus, cinquième prisonnier, relie la littérature au cinéma.

Alors que ni l’origine ni le but du personnage ne sont jamais connus, celui-ci introduit un deuxième MacGuffin qui, après le livre, permet à Maléfique de pleinement assumer la singularité de son adaptation : une caméra. Grâce à celle-ci, le deuxième acte du film est possible et ouvre une nouvelle porte infernale aux protagonistes sans laquelle ils ne pourront exister. Contrairement à Danvers, Picus n’est pas un sorcier, et semble plutôt être une entité chaotique, en décalage des autres personnages, et conscient de sa fonction dans la structure du film. 

La caméra prend symboliquement le relais du carnet de Danvers (dans lequel le sorcier témoigne de sa propre vie comme les narrateurs des nouvelles de Lovecraft) pour ouvrir la voie au médium filmique. Le livre reste un instrument crucial pour le dénouement de l’intrigue, mais désormais vierge de toute écriture, il ne constitue qu’un simple auxiliaire à l’image. Abandonnant les derniers survivants à leur sort ainsi qu’à un troisième et ultime objet, un autre type de caméra (particulièrement terrifiante) amènera Carrère à la plus terrible concession avec le mal et offrira au spectateur un plan final obsédant et brillant d'effroi. Tout le schéol contenu en un regard. 

 

Maléfique : photoLook at me

 

Maléfique, malgré sa nature assez confidentielle, est encore aujourd’hui l’un des terrains de jeu cinématographique les plus ambitieux et réussis pour les amateurs de frayeurs, de bons films et d’occulte. Une profonde descente aux enfers aussi intelligente qu’horrifiante, qui parvient parfaitement à nouer (et dénouer) le lien entre la littérature lovecraftienne et le cinéma, qui est une obsession toujours actuelle de nombreux réalisateurs (encore récemment avec Le Cabinet de curiosités) et entraîne avec passion tous les amateurs du genre dans son délire phénoménal.

Enfin, cinéphiles, bibliophiles et même amateurs du jeu de rôle l’Appel de Cthulhu – qui reprend tous les codes parfaits d’une histoire lovecraftienne – trouveront ici leur compte ; retrouvant dans ce conte carcéral et ténébreux, la parfaite retranscription d’un groupe d’investigateurs paumés, en prises avec des forces malfaisantes. Que ce soit pour Halloween ou une autre occasion, le film d’Eric Valette est absolument à redécouvrir.

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.
Vous aimerez aussi
commentaires
Léo Martin - Rédaction
07/11/2022 à 09:51

@yo En réalité je pense pouvoir me targuer d'être un lecteur assidu de Lovecraft et de plutôt bien comprendre la portée de ses textes, notamment dans ce film. Si vous n'avez pas été convaincu par mon exégèse de l'auteur à travers ce qui apparaît de lui dans Maléfique, je vous invite à m'expliquer votre point de vue.

yo
06/11/2022 à 23:41

pitié laisser lovecraft tranquille aussi merci, les calamars vous remercient, vous avez pas bien lu l'écrivain, c est ça, c est pas grave une erreur est si vite arrivée de nos jours,aller on vous embrasse quand même,

sylvinception
31/10/2022 à 09:57

Perdu les gars, la meilleure adaptation "non officielle" de Lovecraft reste L'antre de la folie de Big John Carpenter.
On peut pas gagner à tous les coups... ;-)

Ghob_
30/10/2022 à 20:55

Vu à l'époque sur le câble (vive Ciné Cinéma-Frissons ! ) et même si je l'ai pas revu depuis, j'en garde un excellent souvenir. Et très bon article au passage, qui m'a franchement donné envie de le revoir.

(ahah, j'avais même oublié que Cornillac jouait dedans ! )

ZakmacK
30/10/2022 à 17:05

L'article donne envie. Je ne l'avais pas vu à l'époque, mais après j'ai un très gros à priori contre le genre à la française qui a donné des gros nanard type "Promenons-nous dans les bois" justement. C'est vrai par contre que "la proie" était assez cool aussi par certains côtés. Je vais le tenter !

Mouais Bof...
30/10/2022 à 14:51

Eric Valette a signé une belle pépite. Comme quoi le cinéma de genre en France était prometteur à une époque. Vu sur Cinéma Frisson plusieurs fois.
Très lovecraftien en effet.

Hasgarn
30/10/2022 à 14:01

Vu au cinoche.
Quel pied ce film. Et avec un de mes plus éclat de rire dans une salle.
Éric Valette, c’est une valeur sure !

JR
30/10/2022 à 13:03

Comme @Flash, moment perturbant à l'époque, revu il y a peu, bon film en effet.

Kyle Reese
30/10/2022 à 12:48

Pas vu, j'ai beaucoup aimé La proie du réalisateur. Rattrapage en vue.

Flash
30/10/2022 à 12:35

Clovis Cornillac avec des nichons, ça m’avait un peu perturbé. Mais ce maléfique est une belle petite réussite dans le cinéma de genre hexagonal.