Critique : Fenêtre sur cour

Guillaume Meral | 7 décembre 2012
Guillaume Meral | 7 décembre 2012
Le surnom de « maître du suspense » que la pérennité décerna à Alfred Hitchcock revêt une pluralité de dimensions si l'on considère le caractère rigoureusement auto réfléchi de certaines de ses œuvres phares. En effet, au-delà de la virtuosité communément admise avec laquelle il maniait le langage cinématographique, le cinéaste se distinguait par l'orchestration d'un suspense dont la substance corrosive attaquait le vernis fictionnel immunisant la passivité du spectateur du déroulé de l'action à l'écran. En d'autres termes, en chevillant sa narration à la mise à nue totale de personnages perdus dans un système qui semble vouloir leur retirer jusqu'à la plus petite parcelle d'intimité, Hitchcock questionnait insidieusement la mise à distance du public de l'action induite par la nature du dispositif cinématographique. Ainsi, notre position de confort se trouve mise à mal à mesure que les héros eux-mêmes perdent tout espace vital jusqu'au point de rupture (le meurtre sous la douche de Psychose). Ce faisant, il n'est guère étonnant que l'ombre de sa filmographie continue de planer sur les trois quarts (au bas mot) des cinéastes en activité, tant son œuvre est traversée d'un avant-gardisme thématique qui ne cesse d'affirmer son actualité au fil du temps : la peur de l'individu de se retrouver à découvert, sans possibilité d'échapper au regard inquisiteur s'exerçant sur lui, qu'il s'agisse d'un système nébuleux (La Mort aux trousses), ou d'un psychopathe sur le point de perdre pied (Psychose).

Fenêtre sur cour est probablement le film dans lequel cette relation entre le public et le parcours des personnages aura trouvé son assise conceptuelle la plus évidente d'un point de vue narratif, là où Sueurs froides l'aura théorisé au point d'en faire un élément de langage (le regard-caméra de Kim Novak, appel à l'aide désespéré doublé d'une perte totale de contenance sociale). Ce rapport entre la fiction et sa réalité est posé par Hitchcock dès le début du film, à l'occasion du double-panoramique d'ouverture cristallisant cette confrontation à travers le personnage incarné par James Stewart. Dans un premier temps, Hitchcock se fend d'un mouvement d'appareil à 360° balayant la résidence de droite à gauche, d'un regard totalement neutre à en juger par la distance avec laquelle l'objectif semble observer la vie de l'endroit. Une fois la caméra revenu à son point de départ, Hitchcock reprend sur le personnage de James Stewart, endormi et transpirant sur sa chaise, avant de reproduire le même parcours, si ce n'est que la focale semble ne plus être la même et que les habitants de l'immeuble se dévoilent cette fois, au détour d'instantanés isolant un moment de leur quotidien. L'image n'est qu'une enveloppe apathique sans le regard de quelqu'un pour lui conférer de la substance semble affirmer Hitchcock. Un regard ici qui émane directement du personnage de James Stewart, dont l'état somnolent au moment de son apparition à l'écran permet au cinéaste de questionner la part de réalité entourant la vie des habitants. Ainsi, du second mouvement d'appareil éclôt cette autre grande thématique hitchcockienne, à savoir l'image comme construction mentale assujettie à la subjectivité du personnage (thème poussé à son paroxysme dans Sueurs froides), plaçant dans un équilibre fragile la réalité structurant l'univers diégétique (tout le film ne pourrait être que le rêve du héros incarné par Stewart).

D'emblée, Hitchcock nous présente en effet le personnage de L.B Jeffries comme un voyeur compulsif, qui ne vit qu'à travers les gens qu'il observe et dont l'obsession vient de grimper d'un cran depuis que son immobilisation temporaire le contraint d'assouvir ses pulsions en épiant ses voisins. Une caractérisation appuyée par la cinématographie quasi-onirique de l'apparition de Grace Kelly à l'écran, dont le baiser semble momentanément figer les choses, pour s'accaparer l'attention de Stewart (et celle du spectateur) l'espace d'un instant. D'une certaine manière, elle représente l'une des forces structurant son inconscient, en prise avec la réalité fantasmatique que s'édifie l'objet de son affection à travers l'espionnage de ses voisins. De fait, comme dans la plupart des films d'Hitchcock, Fenêtre sur cour est avant tout une histoire d'amour s'organisant à travers la psyché du héros, qui dans le cas présent va devoir rompre avec son mode de vie autocentré et ses certitudes tronquées (car élaboré depuis sa posture d'observateur) pour s'ouvrir à l'autre.

Cet arc narratif va s'avérer des plus fondamentaux à mesure que le récit va faire se confronter le fantasme fictionnel (soit les scénarii que James Stewart et Grace Kelly élaborent sur la disparition de la voisine du premier) et la réalité diégétique, c'est-à-dire le quotidien des personnes sur lesquels ils extrapolent leurs théories. L'appartement s'érige ainsi comme le lieu d'édification du fantasme, un habitacle protégé des réalités d'un extérieur qui n'existe en définitif qu'à travers le filtre des interprétations des deux protagonistes qui l'occupent. A l'image d'un spectateur de cinéma finalement, qui ne perçoit ce qui se passe à l'écran qu'à travers le regard du réalisateur. Cette amalgame opéré par Hitchcock entre le public et le personnage va être progressivement relativisé (sans jamais être totalement balayé) à mesure que le couple va se décider à arpenter une réalité qu'ils n'ont appréhendé jusque là que par un regard incomplet sur les choses. Ainsi, leur entrée dans une dynamique d'influence du récit intervient au détour d'une contre-plongée les dévoilant mettre au point un plan d'action, comme pour les dissocier du point de vue du spectateur. A l'observation complaisante se succède l'observation instrumentalisée par l'action, l'activité succède à la passivité.

Passé de l'autre côté du miroir, le héros va faire en même temps que le spectateur l'apprentissage de l'inconfort de sa situation, lorsqu'une personne à laquelle il tient va s'échapper du cocon confortable de leur poste d'observation pour s'aventurer dans un réel aux lois incertaines. C'est à travers ce sentiment de frustration qu'Hitchcock délimite clairement la frontière séparant l'appartement de Jeffries du reste de son immeuble, comme si celui-ci évoluait derrière un miroir sans tain (donc voyait sans être vu), condamné à expérimenter les limites de sa position d'exégète lorsque cette réalité qu'il contemple perd brutalement de son abstraction. Un état d'autant plus accentué eu égard à la portée symbolique de la narration, puisque lorsque Grace Kelly se retrouvera coincée dans la demeure du tueur, c'est les deux forces structurant son inconscient qui se retrouveront face-à-face, l'un menaçant d'absorber l'autre pour laisser son sujet à la merci de son aliénation, le reléguant spectateur de son propre duel intérieur.

Si dans Sueurs froides, le regard-caméra de Kim Novak renvoyait au spectateur la passivité de sa situation face à la tragédie qui se déroule devant ses yeux, Fenêtre sur cour fait donc de ce postulat son dispositif narratif. Toutefois, Hitchcock pousse l'analogie entre la position spectatorielle et celle de son personnage plus loin qu'il ne le fera jamais, à la faveur d'un brutal renversement de son dispositif, lorsque le tueur vient visiter Stewart dans son propre appartement. Se noyant avec le noir total de l'appartement, sa silhouette dématérialise le personnage pour le confondre avec la peur primale qu'il véhicule : celle d'une intimité aveuglée par la terreur lors de son contact avec une réalité qui n'était perçue que de loin.

Avec Fenêtre sur cour, Hitchcock explore ainsi l'ensemble des composantes du dispositif cinématographique pour mettre à nu la phobie d'un nouveau genre engendrée par le 7ème Art : celle de voir la fiction s'immiscer dans l'espace depuis laquelle on l'observe.

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