Critique : Ghost in the shell

Jean-Noël Nicolau | 7 mai 2006
Jean-Noël Nicolau | 7 mai 2006

Véritable date dans l'histoire du cinéma d'animation (voire dans l'histoire du cinéma tout court), le premier Ghost in the shell mis en scène par Mamoru Oshii (Patlabor, Avalon, Innocence…) et inspiré du manga de Masamune Shirow (Appleseed, Dominion Tank Police…) demeure une décennie plus tard un incontournable de la science-fiction contemporaine. Si la richesse de l'œuvre n'est sans doute plus à démontrer, son essence ne cesse de fasciner, car ce qui nous est présenté n'est ni plus ni moins que la fin de l'humanité et la naissance de sa succession. Dans Ghost in the shell, nous assistons à une nouvelle Genèse : corps, âme, reproduction, philosophie, émotions, les « remplaçants » des hommes naissent devant nos yeux. Derrière un scénario très complexe de politique-fiction, Ghost in the shell cache une oeuvre philosophique dont les enjeux donnent le tournis et dont la modernité semble se révéler davantage avec le temps qui passe.


Grâce à une technique irréprochable et un sens troublant de la mise en scène, le film côtoie fréquemment le sublime. En particulier lors de certains enchaînements de séquences, lorsque l'action reste en suspens, le plus souvent figée sur le regard vide et bouleversant de Motoko Kusagani (la cyborg dont le 0,01% d'humanité, l'âme, se nomme ici « ghost »), l'un des plus beaux regards de l'histoire du cinéma. Durant ces instants, le silence se fait, et la musique de Kenji Kawaï monte, lentement, portée par des percussions enveloppantes, avant de s'élever sur des chœurs tétanisants ou des cordes synthétiques. Le regard de Motoko Kusanagi est inoubliable, au moment de son saut dans le vide, à son éveil, face à un être vivant devenu une machine, face à une machine devenue un être vivant, face à la citée tentaculaire, face à son doute, à sa pulsion de vie contrariée, face à l'éternité qui s'ouvre devant elle… Ce regard multiplie pourtant les handicaps : c'est le regard d'une machine, un regard de « dessin animé » de surcroît. On pourrait croire que l'on n'a jamais été aussi loin de l'humanité que face à Motoko, et pourtant, on n'a que très rarement été aussi proche au cinéma de l'essence de l'âme humaine (ou de son successeur).


Certes, il y a peu d'action dans Ghost in the shell, mais n'oublions pas que chez Oshii, pour ce qui est du spectaculaire, le moins est toujours plus. Ainsi, chaque coup de feu, chaque combat, chaque explosion, chaque instant de violence ne frappe que plus intensément le spectateur. Une énergie contenue, voisine, par exemple, de celle d'un Tarkovski (l'intensité des silences du Miroir ou de la menace des pièges métaphoriques de Stalker), cinéaste auquel on a souvent, à juste titre, comparé Oshii (Avalon entretenant plus d'un point commun avec Stalker). L'émotion retenue dans Ghost in the shell, c'est aussi cette discussion sur le bateau au crépuscule, lorsque toute la frustration existentielle de Motoko se dévoile dans son discours (secondé par un travelling compensé hitchcockien) et culmine soudainement sur l'apparition d'une voix fantôme (ghost), rendant à la fois la scène angoissante, intrigante et d'une poésie inexplicable. Cette fameuse séquence s'achève sur un regard de Motoko lancé vers la ville (et sur un souffle de vent que l'on ressent presque physiquement) et s'enchaîne avec une scène de traversée du cœur de Tokyo, secondée par des envolées lyriques de Kenji Kawaï. Un avion qui passe au ralenti devant le soleil, un chien sur un pont, les yeux vides et pourtant chargés de doute de Motoko, qui se reconnaît aussi bien dans une passante que dans un mannequin de plastique, font de cette séquence un moment de poésie étrange, terrible et magnifique.


Lorsque le Puppet Master fait son entrée, le film se complexifie, plonge dans des méandres mystérieux d'où surgissent au final une vérité tétanisante : les programmes peuvent devenir vivants, le projet 2501 a acquis l'autonomie, la liberté, une conscience, il ne lui manque plus que la reproduction (mais pas à l'identique) pour être vivant. Ce qui se produit lors de sa fusion avec Motoko. Ce nouvel être trouve alors comme apparence extrêmement symbolique le corps d'un cyborg enfant, et tel Rastignac annonçant « A nous deux Paris », le nouveau-né contemple la ville, projetant ses ambitions sur ce « réseau » si vaste. On pourrait aussi insister sur le design et le comportement du « tank-insecte ». Lui aussi semble vivant, et en vient même à mitrailler les fossiles humains et surtout l'arbre généalogique de la vie, y inscrivant sa trace, tout en le remettant en cause.


Devant Ghost in the shell, rapidement, peu nous importe que le Projet 2501 ne soit qu'un programme d'espionnage sophistiqué, peu nous importe les histoires de guerres entre ministères, ce qui prime est sans doute identique à certaines questions de 2001 l'odyssée de l'espace, de Blade runner ou de A.I. : Intelligence artificielle : où va l'humanité, où va la vie ? Le chef-d'œuvre d'Oshii offre, dans un déluge de plaisirs des sens et malgré la mélancolie urbaine omniprésente, des réponses aussi formidables qu'optimistes. Quasi inépuisable malgré sa très courte durée, Ghost in the shell est non seulement un jalon esthétique et thématique de l'animation japonaise, mais est aussi une œuvre aux forts accents prophétiques dont l'importance dans l'histoire du Septième Art et le statut de classique incontournable se trouvent confirmés à chaque nouvelle vision.

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