Les Derniers Hommes : critique d'un retour du bout de l'enfer

Léo Martin | 21 février 2024
Léo Martin | 21 février 2024

Les Derniers Hommes est l'ultime contribution de Jacques Perrin (Le Peuple Migrateur, Océans) au cinéma. Lors de sa projection au festival de Deauville de 2023, le réalisateur du film, David Oelhoffen, évoquait que la modernisation de ce récit adapté du roman Les Chiens jaunes d'Alain Gandy avait été le rêve de Perrin durant de nombreuses années. Un rêve finalement testamentaire qu'il aura produit et co-scénarisé avant de disparaître. Et si le film est très réussi, il fascine par son regard crépusculaire sur le destin d'un groupe de soldats égarés en pleine jungle d'Indochine, en 1945.

la ballade sauvage

On est le 9 mars 1945 et la Seconde Guerre mondiale n’est pas terminée. Les dernières minutes des combats pourraient être les plus longues. Dans un nouveau souffle de rage, le Japon multiplie les attaques et compte bien poursuivre le conflit de son côté du globe, et ce jusqu’à atteindre les dernières impasses de l’enfer. En Indochine, les troupes françaises doivent ainsi fuir, formant la mythique colonne Alessandri. Alors que les flammes du délire guerrier s’éteignent peu à peu en Europe, la combustion s’étend ainsi furieusement en Asie.

Les Derniers Hommes est l’histoire d’une fuite en avant inspirée par le livre d’Alain Gandy (ancien légionnaire) sur cet épisode de l’histoire. Celle d’un groupe de laissés pour compte, qui a dû traverser une jungle inconnue et sauvage pour tenter d’échapper à la mort. Contrairement à certains films de débâcle (Dunkerque vient en tête), Les Derniers Hommes n’a pas pour sujet l’héroïsme. Il met en scène la perdition de ses personnages, leur destruction physique et morale, et le souvenir de celle-ci.

 

Les Derniers Hommes : photoLa vallée des hommes perdus

 

Le film d’Oelhoffen fait ainsi parfois penser à l’excellent Les Confins du monde de Guillaume Nicloux, lui-même hanté par le chef-d’œuvre fondateur Apocalypse Now. Il est par ailleurs assez passionnant de constater l’invisible filiation entre ces œuvres qui portent un même regard sur la jungle d’Indochine et sur la façon dont les soldats étrangers la peuplent. Inexorablement, ils y sont des intrus et pourtant ils en sont aussi des prisonniers. Comme Ulysse aux Enfers, ils en cherchent la sortie. 

Dans Les Derniers Hommes, nos personnages en déroute sont des membres de la Légion étrangère. Une compagnie cosmopolite incarnée par un casting aussi varié que remarquable. Au-delà de la diversité de leurs origines, nos personnages sont également des marginaux. Ce n’est pas pour rien qu’ils sont littéralement les derniers de la file. Des blessés, des déserteurs, des alcooliques : en bref, ils sont la lie de l’armée. Bien qu’ayant des nationalités différentes, ils sont ainsi tous liés par le triste constat que leur vie comme leur mort sont sans doute les choses les moins importantes du monde en ce moment. Une bonne raison de s’unir dans la fuite... ou de se diviser. 

 

Les Derniers Hommes : Photo Guido Caprino, Nuno LopesLa division et la défiance, ennemis de la survie collective

 

toujours vivants

Certains pourront reprocher au film sa première partie et son apparente lenteur bien que l’on comprenne vite où l’histoire veut nous amener et la dynamique du groupe (la droiture de l’adjudant Janiçki s’opposera à la rébellion du mutin Lemiotte). La source du désespoir grandissant, on attend alors que quelque chose éclate ; que les hommes se déchirent entre eux. Mais si la tension grandit, la ballade sombre surtout dans la langueur.

Cette traversée de la jungle est pénible, mais c’est bien naturel. Ces hommes étaient fatigués dès le départ, et le film cale son rythme sur ce tangible éreintement. Les obstacles rencontrés en paraîtront ainsi que plus effroyables, car extrêmement concrets. La folie soudaine d’un camarade. La maladie. La faim. L’attaque d’un animal sauvage en pleine nuit. Pire encore : un coup de feu. Aidée par un son impeccable et un découpage de l’action d’une très grande efficacité, la moindre scène d’affrontement casse le tempo de la narration, et fait ressurgir l’angoisse d’une situation terrible. Celle où des hommes doivent manier un fusil, alors qu’ils n’arrivent déjà plus à marcher. Mais il faut survivre.

 

Les Derniers Hommes : Photo Andrzej ChyraAndrzej Chyra dans le rôle de l’adjudant Janiçki est mémorable

 

La langueur du film n’est donc pas éternelle. À mesure que le groupe se réduit, on discerne aussi de plus en plus nettement les personnages, non pas principaux, mais les plus chanceux peut-être. Ceux qui verront peut-être la sortie du tunnel. On s’attache alors davantage et on commence à les retenir les noms de ces pauvres bougres. Le caporal Lisbonne, Aubrac, Poussin, Tinh, Lemiotte, Janiçki... Les péripéties s’enchaînent et le malheur s’acharne sur la troupe, certes, mais à force d’en voir quelques-uns y réchapper toujours, on regagne espoir pour eux. 

L’espoir agit alors comme un contrepoids narratif à la souffrance. Et le film fait dialoguer les deux avec justesse. Il solidifie ses personnages, les fait paraître réel, car, de la même façon que leur fatigue est tangible, leur volonté de vivre est aussi palpable. Les Derniers Hommes est d’une infinie maîtrise quand il s’agit de matérialiser des émotions qu’on ne pourrait soupçonner que chez des rescapés du vide. Certaines séquences suffisent alors à cristalliser l’existence de cette bande humaine, trop humaine. Une scène de pluie, par exemple, manifeste un étrange bonheur. Comme celui du condamné à qui on apporte de l’eau, devenue purificatrice.

 

Les Derniers Hommes : photoUn (trop) bref repos

 

hommage aux fantômes 

Enfin, le sens que prendra Les Derniers Hommes jusqu’à sa conclusion ne sera pas très éloigné de la métaphore évoquée plus haut. Ulysse est aux enfers, nos soldats sont au purgatoire. Tous comme les soldats d’Apocalypse Now ou des Confins du monde, ils sont des fantômes ou des morts en sursis. L’ironie tragique étant bien sûr qu’ils fuyaient la mort tout du long, alors que celle-ci était un compagnon de route, présent tout du long. 

Une allégorie rendue explicite par la scène d’une des visions d’un des personnages qui verra sa fin, et celle-ci se réalisera plus tard. Chose qui démontrera la fatalité qui pèse sur le groupe, et évoquera l’aspect surnaturel du malheur qui s’abat sur eux jusque dans les tout derniers moments (notamment avec une scène d’accident, si terrible qu’elle en paraîtrait presque grotesque). Cette dimension mythologique et crépusculaire des Derniers Hommes parvient à en faire un anti-récit de survivant. Un monument aux soldats inconnus, qui ne cède jamais à l’épique, mais rend toujours grâce à leur dignité. 

 

Les Derniers Hommes : Photo Arnaud Churin, Axel GranbergerLes morts enterrent les morts

 

Si les gens sont si méchants, c’est peut-être seulement parce qu’ils souffrent, mais le temps est long qui sépare le moment où ils ont cessé de souffrir de celui où ils deviennent un peu meilleurs." Cette citation de Céline et de son Voyage au Bout de la nuit, écrite par l’un des personnages du film, est adressée à Lemiotte, le mutin. Un personnage clé pour saisir le sens total du film et ce, jusque dans sa conclusion.

La portée funéraire du long-métrage produit par Jacques Perrin sera finalement contenue dans le carnet où seront confiés ces mots et dans la conclusion de l’arc de Lemiotte. Celle-ci donnera une réponse quant à ce qu’il peut y avoir entre la fin de la souffrance d’un homme et le moment où il devient un peu meilleur. C’est la hantise. Et ce film-là nous hantera aussi.

 

Les Derniers Hommes : Affiche

Résumé

Dans la continuité d’autres grands films de guerre désespérés, mais imprégnés d’humanité (Onoda, Les Confins du monde), Les Derniers Hommes est un acte de cinéma puissant, habité par des fantômes d’une remarquable tangibilité. 

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Lecteurs

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commentaires
Tchann
05/03/2024 à 23:15

Mais pourquoi donc ce film est si mal distribué ?
Alors qu’il y a bien longtemps qu’un film d’une telle qualité n’a pas été projeté au cinéma
Tout est parfait dans la richesse des personnages, l’intelligence du scénario, la beauté des images
Un film excellent a tout point de vue

Didier
04/03/2024 à 19:52

Très beau film, son nature,jungle, on sent l'influence perrin.scenario intéressant,...pourquoi comparer avec apocalypse now ou la 317 ème section
Allez le voir

Bepsy
25/02/2024 à 22:43

Je n’ai pas de mots pour décrire ce film, tant il est merveilleux, bouleversant.
Il est débordant d’humanité et nous scotche sur place. Les prises de vue sont magiques, les paysages splendides. Toutes les émotions passent ainsi. Les acteurs sont remarquables.
Ce film est une vraie bombe … honneur et valeur.

Flash
23/02/2024 à 18:48

@Pax, pareil aucun cinéma ne le joue dans mon coin, par contre du Maison de retraite 2 ou du Cocorico, en veux tu en voilà !

Pax
22/02/2024 à 18:56

Le film donne envie mais aucune séance près de chez moi.

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