They Shot the Piano Player : critique d’une vie mise sur les touches

Antoine Desrues | 31 janvier 2024
Antoine Desrues | 31 janvier 2024

Déjà réalisateurs du film d’animation Chico & Rita (nommé aux Oscars en 2011), Fernando Trueba et Javier Mariscal s’associent de nouveau pour un documentaire, lui aussi animé. Avec They Shot the Piano Player, Trueba raconte sa véritable enquête autour de Francisco Tenório Jr, pianiste brésilien virtuose disparu dans les années 70. Une déclaration d’amour au jazz et à la bossa nova, mais aussi un film qui capte le pouls d'une époque par la musique, et le travail vocal génial de Jeff Goldblum.

Quand la musique est bonne

Avec quelles images illustrer un vide ? C’est la question que s’est posée Fernando Trueba après des années de recherches sur Francisco Tenório Jr. Ce nom peu connu du jazz, le réalisateur l’a découvert au travers de son unique album (Embalo), avant de se rendre compte qu’il était considéré comme l’un des meilleurs pianistes d'Amérique latine durant les années 60. Pour certains, il aurait pu devenir une légende s’il n’avait pas mystérieusement disparu en 1976...

De ce postulat, They Shot the Piano Player ne peut que jouer sur une frustration, celle d’une vie et d’un art coupés en plein élan, à la manière d’un livre dont on aurait arraché les dernières pages. Le corps de Tenório Jr n’a jamais été retrouvé, et la cause de sa mort, bien que suspectée par le film, ne pourra jamais être prouvée.

 

They shot the piano player : photoAll That Jazz

 

Face à cette absence de conclusion, face à cette béance, le long-métrage choisit de contrer le vide par la résurrection. Plutôt que d’assembler les diverses images d’interviews réalisées au fil des ans, Trueba s’est associé une nouvelle fois avec Javier Mariscal pour transposer son récit en animation, et ainsi reconstituer ce passé, à la fois fantasmatique et trouble.

Par la même occasion, le cinéaste se crée un alter-ego en la personne de Jeff Harris (génial Jeff Goldblum), un journaliste du New-Yorker qui tombe sur l’histoire de Tenório en pleine écriture d’un livre. En choisissant un protagoniste à l’identité étasunienne, le film s’offre une porte d’entrée lourde de sens : celle d’un étranger qui pénètre dans un autre monde, d'un point de vue spatial et temporel.

 

They shot the piano player : photoSi seulement c'était ça la vie de pigiste

 

Trompettes de la mort

Dès lors, on pourrait s’interroger sur le fait que la première moitié embrasse frontalement l’aspect quasi-conquérant de Jeff lors de son arrivée au Brésil. En réalité, ses découvertes sur la vie du jazzman réveillent surtout les troubles politiques de l’époque, en particulier la naissance des coups d’État militaires de l’Amérique latine, épaulés par les États-Unis dans la fameuse “Opération Condor”.

Derrière l’hommage, l’enquêteur est renvoyé à la culpabilité de son pays natal, tandis qu’il se réapproprie une histoire qui n’est pas la sienne. They Shot the Piano Player arbore à partir de cette bascule une tension fascinante, qui boucle la boucle de son dispositif : qui le droit de combler le vide ? S’ils ne se veulent pas sentencieux, Trueba et Mariscal pointent du doigt le dilemme moral de la représentation et choisissent de voir la beauté de l’art l’emporter.

 

They shot the piano player : photo"Je sais jouer Wonderwall"

 

Le casting de Goldblum est d’autant plus brillant qu’il porte avec sa verve habituelle toute l’émotion d’un récit où la parole redonne vie. La rythmique vocale de l’acteur se mixe à merveille avec la fougue de la reconstitution, qui capte une épiphanie créative aussi puissante qu’éphémère. Certes, le portrait tend à se perdre un peu dans l’accumulation de témoignages, mais They Shot the Piano Player est justement dépassé par son sujet. Les prouesses de Tenório Jr deviennent la métonymie d’une révolution musicale symbolisée par la bossa nova. Un moment suspendu dans le temps, une parenthèse de liberté dans des pays au bord du bouleversement politique.

Les couleurs chatoyantes de l’animation et les délimitations accentuées des formes par de lourds traits noirs encapsulent cette émotion, cette incarnation qui se transmet entre passé et présent. Même si le résultat final se complaît un peu trop dans sa progression labyrinthique, ses deux réalisateurs n'en oublient pas le cœur thématique de ce documentaire passionnant : la tragédie d’un temps révolu, et la fin d’un âge d’or provoqué par les méandres de l’histoire.

 

They shot the piano player : photo

 

Résumé

En plus d’interroger le sens et la forme de sa reconstitution, They Shot the Piano Player présente avec beaucoup de finesse et de sensibilité une page trop courte de l’histoire de la musique. Une bulle désenchantée, qui doit beaucoup à la performance investie de Jeff Goldblum.

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.

Lecteurs

(3.1)

Votre note ?

commentaires
Eusebio
20/02/2024 à 09:53

Merci d'avoir laissé en avant cet article, ce qui m'a permis de le lire plusieurs semaines après sa parution et m'a drôlement donné envie de voir ce film. Pas dispo autour de moi, mais ce sera pour dans quelques petits mois en VOD !
Je garde un très bon souvenir de Chico et Rita, hâte de découvrir celui-ci avec son intrigue originale sur un évènement que je ne connaissais pas du tout...

Mathilde T
05/02/2024 à 18:46

Le film donne vraiment envie . Je ne sais pas si c'est involontaire mais le titre rappelle "Ne tirez pas sur le pianiste" avec Aznavour

votre commentaire