The Killer : critique d'un tueur 2.0 sur Netflix

Alexandre Janowiak | 9 novembre 2023 - MAJ : 13/11/2023 10:54
Alexandre Janowiak | 9 novembre 2023 - MAJ : 13/11/2023 10:54

Trois ans après avoir concrétisé le scénario de son père Jack Fincher avec son mal-aimé (et pourtant passionnant) MankDavid Fincher revient (toujours sur Netflix) aux manettes d'un nouveau film qu'il rêvait de faire depuis plus de quinze ans : The Killer. Adaptation du roman graphique Le Tueur de Matz et Luc Jacamon, The Killer plonge dans les méandres psychologiques et existentielles d'un tueur à gages incarné par le fascinant Michael Fassbender.

la mécanique du tueur

Il serait facile de reléguer The Killer à une simple série B. Après tout, le film raconte la vie d'un tueur à gages dont la vie rondement menée va progressivement basculer lorsqu'un de ses contrats tourne malThe Killer suit ainsi la manière dont il se prépare, la manière dont il tue, la manière dont il se cache pour ne pas se faire repérer, la manière dont il pense pour parvenir à avancer... rien que ça. Et dès son générique d'ouverture inspiré de la série Mannix des années 60, enchaînant les micros tableaux immortalisant l'activité du tueur en jouant avec les clichés du genre, le nouveau cru de David Fincher plonge tête baissée dans la petite série B.

Et en effet, si l'on était légèrement de mauvaise foi, on pourrait tout à fait se contenter de cet inventaire pour décrire The Killer. Car il est vrai que sur le papier, la narration est très schématique (avec son chapitrage), le scénario d'Andrew Kevin Walker (Seven) va droit au but et le film déploie progressivement toute la palette du thriller avec sa course-poursuite nocturne, sa filature tendue, sa baston très énervée et évidemment ses règlements de comptes sans pitié. Autant dire qu'à première vue, The Killer est bien un petit film de vengeance, un pur film d'exploitation.

 

 

Sauf que ce serait réducteur de s'en contenter vu le talent indéniable du réalisateur et surtout la richesse dissimulée derrière ce "simple thriller". Le geste cinématographique de David Fincher est beaucoup plus étonnant qu'il ne le laisse supposer (à l'instar de Panic Room, mais ce n'est pas le sujet). Dès le premier acte aux relents hitchcockiens, pastichant habilement Fenêtre sur cour, le cinéaste choisit de dépeindre la facette la plus ennuyeuse du métier de tueur en s'attardant sur son attente interminable, sa patience à toute épreuve et sa terrible solitude.

Une manière de prendre immédiatement à contrepied les spectateurs pour mieux revenir à l'essentiel du genre. En choisissant de désosser au maximum le sujet de son film – en refusant d'offrir un spectacle pétaradant et sur-rythmé –, il s'appuie sur l'élément primordial du récit : son tueur. Loin des clichés de l'assassin cool et stylé, son protagoniste "n'est pas un type effrayant qu'on reconnaîtrait au premier coup d'oeil" dans la vie, c'est au contraire un mec lambda et froid. Et David Fincher nous plonge totalement dans l'esprit de son assassin anonyme pour mieux le déconstruire.

 

The Killer : photoSouriez, vous êtes visés

 

fulltime killer

S'enfoncer dans la subjectivité du personnage incarné par Michael Fassbender (dont l'indéniable talent n'avait pas autant pris vie à l'écran depuis Steve Jobs) est incontestablement une des meilleures idées du film. Sans surprise, elle offre une vraie puissance à la mise en scène chirurgicale de David Fincher. Difficile de ne pas être une fois de plus impressionné par la maestria technique du cinéaste devant The Killer. Même si le film n'est pas dénué de défauts (notamment dans son deuxième chapitre au découpage très imparfait et, dans l'ensemble, à des effets spéciaux régulièrement mal calibrés), c'est sans aucun doute une de ses oeuvres les plus captivantes, ludiques et donc réjouissantes (à suivre).

David Fincher expérimente énormément à la fois techniquement, visuellement et sonorement avec The Killer. Si la fluidité des mouvements de caméra est commune chez Fincher, c'est finalement son jeu inattendu avec la caméra épaule (totalement recréée en post-production) qui surprend dans The Killertant elle s'est faire rare, voire totalement absente, de sa filmographie. Ici, Fincher en use judicieusement pour souligner la perte de confiance du personnage (en opposition à sa sérénité en plan fixe) et associer pleinement le cadre aux états d'âme de son assassin.

 

The Killer : Photo Michael FassbenderMichael Fassbender impérial

 

Une fusion entre la caméra et le personnage qui prend tout son sens dans une incroyable scène de baston. Jamais David Fincher n'avait livré un tel moment d'actioner dans sa carrière (les combats du Fight Club font pâle figure en comparaison), les moindres coups pris par l'anti-héros faisant corps avec l'agitation du cadre pour nous placer au coeur de cet affrontement d'une violence inouïe (sublimé par le montage de Kirk Baxter). À l'image d'une grande partie du film, David Fincher et son chef opérateur, Erik Messerschmidt, ont d'ailleurs choisi de plonger cette séquence brutale dans un noir "réaliste" (soit au plus proche de la perception humaine de l'obscurité) afin de toujours plus s'approcher des sensations du tueur.

Une plongée dans la psychologie du protagoniste caractérisée à plus forte raison par l'incroyable ambiance sonore du film (et dont la sortie exclusive sur Netflix en France ne pourra malheureusement pas rendre honneur). Outre la voix-off entêtante nous immisçant totalement dans les pensées de ce tueur peu bavard, mais très songeur, le travail intradiégétique du sound designer Ren Klyce (fidèle de Fincher depuis Seven) et du duo Reznor-Ross à la bande-originale est un petit tour de force. Il permet pleinement "d'explorer le psychisme intérieur de quelqu'un qui tue pour gagner sa vie" dixit David Fincher.

 

The Killer : photoUn combat d'une folle intensité 

 

gone world

Cette introspection est évidemment le coeur de The Killer et apporte une profondeur à contre-courant des films dudit genre puisque le thriller vengeur faussement banal dévoile progressivement la densité de sa réflexion. En plaçant son film dans un monde contemporain et ultra-connecté (ce qui n'était pas le cas de la BD), David Fincher vient rafraichir les codes du thriller parano typique des années 70, mais surtout placer habilement son anti-héros au coeur des dérives du capitalisme moderne.

Dans la continuité d'un certain Fight Club voire de The Social NetworkThe Killer observe ainsi avec intelligence l'évolution tragique de notre société et s'en amuse (ou désespère, c'est selon) avec un humour noir grinçant. Mais plus encore, en reposant son récit sur les questionnements permanents du tueur, il dévoile toute l'ambivalence de son protagoniste (et in fine, de tout un chacun). Après une erreur, le tueur méthodique des premiers instants va en effet basculer, et le décalage entre ce qu'il pense et fait à l'écran va alors devenir passionnant.

 

The Killer : photo, Michael FassbenderVivre de McDo...

 

L'idée de contrôle a toujours été au coeur des films de David Fincher et à travers la perte de contrôle de son tueur, The Killer reflète de manière assez glaciale l'illusion permanente du nôtre sur nos propres vies. Car à l'heure de l'hyper-sécurité et du tout-contrôle (téléphone, douane, montre connectée, alarme...), c'est finalement grâce à toute cette technologie (et uberisation) que le tueur arrive lentement à ses fins. Un constat glaçant de notre propre vulnérabilité et de la précarité d'un système volontairement instable pour mieux épier, dicter ou compromettre nos mouvements afin de nous déshumaniser à petit feu. Un paradoxe dont le tueur est in fine lui même victime (ou complice).

Il use en effet continuellement des armes capitalistes (FedEx, Uber Eats, WeWork, Starbucks, Hertz ou Amazon) au point de ne devenir qu'une fourmi parmi les autres. Une contradiction existentielle (à moins qu'il se mente à lui-même comme beaucoup de personnages fincherien) d'autant plus frappante que le protagoniste et ses agissements vont progressivement l'amener à intégrer pleinement le système qu'il dénigre tant avec son geste final profondément ambigu (qu'on ne dévoilera pas ici).

De quoi remettre en cause ses véritables intentions et mettre à jour son individualisme, aussi cruel que tristement humain (comment ne pas avoir envie de troquer la monotonie d'une vie solitaire au confort d'une vie entourée dans un monde aussi dérangé ?).

 

The Killer : photo, Michael Fassbender... et voyager des miles cumulés

 

dans la peau d'un fincher

Une chose est sûre, en suivant le quotidien procédurier d'un tueur minutieux qui tente par tous les moyens de ne pas succomber à ses émotions pour rester professionnel, The Killer est sans nul doute le film le plus autobiographique de David Fincher. Impossible de ne pas percevoir dans le mantra du tueur ("Respecte le plan. Anticipe. N'improvise pas. Ne fais confiance à personne. Ne cède jamais le moindre avantage. Ne mène que le combat pour lequel on te paye…"), la méticulosité obsessionnelle de David Fincher lui-même sur un plateau de tournage. Après tout, son perfectionnisme l'amène à répéter (ou faire répéter) les mêmes gestes (ou prises) inlassablement pour attendre des sommets.

Même si le cinéaste méprise légèrement cette interprétation, elle est pourtant évidente et pertinente. "Il [le tueur, ndlr] est assez rigoureux pour construire un mur qui le sépare de l'empathie, mais le mur commence à s'effondrer. Et ainsi, au fur et à mesure que le film avance, une partie de son mantra commence à disparaître", évoquait David Fincher lors de l'avant-première du film à la Cinémathèque française. Soit une possible parabole du métier de réalisateur en général, des concessions nécessaires au bon déroulé d'une production et des métamorphoses inévitables d'un plan pour le mener à son terme, voire l'améliorer.

 

The Killer : photoSous le feu des projecteurs ou des balles

 

L'allégorie plus ou moins frontale avec cet assassin dévoile en tout cas une autre lecture analytique passionnante de The Killer. À travers la perte-quête de contrôle de son tueur, David Fincher pose un regard à la fois très lucide sur sa carrière, dans la droite lignée de sa réflexion pleine d'humilité sur son travail et son rôle qui se dégageait de Mank. Plus encore, il déploie surtout une vision ultra-cynique de sa propre relation avec les technologies modernes (qu'il dénonce ici alors même qu'il les utilise depuis toujours pour élever son cinéma) et surtout Netflix.

Est-il un simple exécutant obligé de suivre les exigences d'une plateforme sans laquelle il ne pourrait pas pleinement survivre dans le microcosme hollywoodien moderne ? En est-il au contraire un glorieux représentant s'appuyant sur son génie artistique pour obtenir tout ce qu'il désire ? Ou est-il plus étrangement dans un entre-deux bâtard ? Chacun se fera son propre avis.

Quoi qu'il en soit, le réalisateur n'a rien perdu de sa maestria. On pourrait même dire que The Killer est peut-être le plus fincherien des films de David Fincher. Non pas tant par sa brutalité, sa noirceur et son immoralité, mais bien par sa capacité à capturer avec une grande acuité l'absurdité de ce qui nous entoure, voire à anticiper encore et toujours – comme Fight Club, The Social Network, Gone Girl, Mank... – le monde (et le cinéma) de demain.

The Killer est disponible sur Netflix depuis le 10 novembre 2023 en France

 

The Killer : Affiche française

Résumé

Derrière le simple film de vengeance tendance série B, The Killer dépoussière le genre. David Fincher y décortique notre illusion permanente du contrôle sur nos vies au coeur d'un système ultra-connecté épiant et compromettant le moindre de nos mouvements. Fascinant, glaçant et brutal.

Autre avis Mathieu Jaborska
Cela fait des années que la presse interroge David Fincher sur le rapport forcément complexe qu'il entretient avec son employeur, Netflix. Il répond et argumente dans un film faussement mineur, détaillant un monde qui a uniformisé jusqu'à la routine des assassins et les récits de vengeance les plus classiques.
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Lecteurs

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commentaires
Barnabé
06/12/2023 à 15:47

Un fim au rythme spécial, peu bavard avec la vois du tueur racontant sa vie ennuyeuse d'attente. Un sacré moment que j'ai adoré.

[)@r|{
28/11/2023 à 17:43

Quel dommage ! J'aurais été ravi de pouvoir découvrir ce film sur un écran de cinéma !

D'un point de vue esthétique, les images sont sublimes. Après, c'est l'idée cachée derrière le film... Le fait d'être un meurtrier ne change rien à sa nature.

Il est intéressant de constater que "les individus étranges" ont des actions étranges qui se distinguent par leur mépris des conséquences et des droits des autres.

Je n'avais jamais entendu parler de l'existence d'une quelconque "éthique", "philosophie" chez les tueurs !
Par conséquent, il est peu probable que le scénariste ait fait appel à un psychiatre pour se documenter.

La source de l'erreur du film réside dans le fait que nous n'aurions pas dû entendre les pensées du tueur. Là, le film aurait été impeccable !

C'est simplement ma perception, mon avis sur le sujet.

Mais cela étant dit, il est impératif de voir de film. THE K_.||er est un excellent polar.


Ciao a tutti !

.
24/11/2023 à 16:20

Un détail, le tueur déglingue de "i". En morse, trait + point = N...

Baka
22/11/2023 à 12:31

Un pur Fincher : Un film faussement simple avec des plans ultra-chiadés. Quelle tristesse de devoir mater ça sur une télé.

Raven
20/11/2023 à 12:22

Ni bon ni mauvais, l'histoire c'est du vu et revu.

David Fincher n’a jamais réalisé de suite à ses films donc ont sera épargné par une énième vengeance.

Virage
19/11/2023 à 08:49

J’ai trouvé le film clinique et froid.
Une absence totale d’humanité… Alors certes, c’était peut-être le but comme une metaphore de notre société actuelle mais j’avoue être resté un peu de marbre aussi comme Fassbender tout le long du film.
Finalement ce film est d’un désespoir absolu, même dans les choix de mise à mort ou non du tueur. Que dire de la seule personne qu’il épargne justement ?
David Fincher en misanthrope et ne croyant plus en rien ? C’est certainement son film le plus sombre.
Bon, ok il n’a peut-être pas tort…

Kuma
19/11/2023 à 08:05

Jolie critique ! Le film m'a aussi beaucoup impressionné par ses répétitions et son rythme lancinant et hypnotique en multipliant les séquences axés sur l'observation du tueur pour arriver à des explosions de tension et de violences que je n'avais jamais vu chez Fincher (notamment le combat dans la maison qui est excellemment bien chorégraphié et mis en scène dans la violence des coups et dans l'utilisation d'objets du décors).

Rick Hunter
15/11/2023 à 13:07

Très bonne initiative de Netflix d'adapter la BD le Tueur, qui est excellente.
J'ai bien aimé la froideur du film, qui correspond à l'esprit méthodique, glacial, minéral d'un assassin de qualité (en comparaison du gus bourrin et dobo de Floride, bouillant, sous stéroïdes, qui fait n'importe quoi et qui n'est pas à la hauteur). On retrouve d'ailleurs cette froideur chez le coton tige !
Apres, effectivement il y a des parties insignifiantes dans ce film, ce qui mitige mon avis.
Par contre dans mon souvenir, la fille est une métisse..
Bisous flingueurs !

Morcar
15/11/2023 à 12:22

Et je rejoins les avis ci-dessous qui citent "Collateral" infiniment supérieur à ce "Killer", y compris dans la mise en scène. Car même si Fincher reste bon, la réalisation de Mann sur "Collateral" surclasse de très haut celle de "The Killer".

Morcar
15/11/2023 à 12:17

Bon, ben je l'ai regardé hier soir et c'est pas brillant.
Rien à dire du côté de la mise en scène de Fincher (quoique le générique du début, bof... On croirait voir un générique d'une série policière des années 90/2000), ni du côté de l'interprétation, mais l'intrigue est d'une platitude absolue. Les 20 premières minutes sont pompeuses pour rien (le mec t'explique toutes les raisons pour lesquelles il est le meilleur, et il commet pour finir une faute de débutant, sans raison...) et après ça on a une histoire de vengeance d'une banalité sans nom.
Si ça n'avait pas été Fincher au générique, le film se ferait descendre en flèche.

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