Sissi & moi : critique impériale

Judith Beauvallet | 23 octobre 2023
Judith Beauvallet | 23 octobre 2023

Après avoir ébloui la Croisette avec ses performances dans Anatomie d’une chute et La zone d'intérêtSandra Hüller revient avec une performance à la hauteur dans un film qui ne l’est pas moins. Deuxième long-métrage de la réalisatrice Frauke Finsterwalder, Sissi & moi présente une interprétation (très) libre et baroque d’un morceau de vie de l’impératrice autrichienne Sissi, elle-même interprétée par la majestueuse Susanne Wolff. Un coup de maître(sse).

inglourious bâtardes

Si Frauke Finsterwalder a choisi de baptiser ses personnages de noms historiques, il était important pour elle d’en faire des êtres de fiction à part entière et de pouvoir les écrire librement pour raconter son histoire. Ainsi, Sandra Hüller interprète la dame de compagnie Irma Sztáray, sans que son personnage corresponde à la véritable comtesse ayant vécu auprès de Sissi. L’impératrice, quant à elle, est bien sûr inspirée de ce que l’on sait de la véritable Sissi (Finsterwalder a beaucoup étudié les journaux intimes de l'impératrice et de ses suivantes), mais il a fallu là aussi créer un personnage de fiction pour le faire exister en dehors du carcan forcément limitant des documents historiques.

À partir de là, Finsterwalder (qui a co-écrit le film avec Christian Kracht) se permet de tordre l’histoire pour en tirer une sève nouvelle qui, si elle n’est pas fidèle aux événements, l’est peut-être davantage à l’époque et à ce qu’on peut en comprendre aujourd’hui. Et ce que l’on peut y reconnaître d’actuel, aussi. Tout comme dans Inglourious Basterds ou comme dans Le Jeu de la Reine (sortie prévue en février 2024), il s’agit de réinventer une fin de vie à des personnages historiques pour que celle-ci ait plus de sens que la réalité arbitraire, et ainsi tenir un discours anglé sur l’Histoire.

 

Sissi & moi : photo, Sandra Hüller, Susanne WolffLes Demoiselles de Bavière

 

Tout comme le fait Karim Aïnouz dans Le Jeu de la Reine, Finsterwalder se sert de cette liberté pour porter un regard féministe (ou, tout du moins, empreint de conscience féministe) sur une époque qui ne l’était évidemment pas. (Re)-raconter le passé du point de vue des femmes pour porter un regard nouveau sur une époque révolue, c’est ce qui permet à Finsterwalder d’imaginer la manière dont elles ont pu y participer, puisque les livres d’Histoire se refusent à le relater. Et pour cela, oui, il faut bousculer ce que l’on sait (ou croit savoir) d’événements majeurs pour y inclure l’influence, trop souvent tue, des femmes.

À partir de là, Finsterwalder intègre dans son récit des troubles souvent féminins mieux connus aujourd’hui qu’à l’époque, comme l’anorexie. Sans la nommer, la maladie est représentée chez Sissi comme étant une torture (résultant de sa place chosifiée de femme au sein de la société) que son entourage ne peut comprendre, permettant ainsi de mettre en lumière le tabou qui persiste encore aujourd’hui sur les TCA. Sur le versant plus positif, il est aussi beaucoup question de relations lesbiennes (ou de simple non-désir des hommes) comme il y a pu en avoir chez Sissi et son entourage, permettant là encore à un discours actuel de libérer le récit historique pour rendre justice au véritable vécu des femmes d’hier et d’aujourd’hui.

 

Sissi & moi : photo, Susanne WolffSissi et moi... et les autres

 

un portrait joliment tiré

Mais le film de Frauke Finsterwalder n’est pas seulement passionnant dans son discours : à bien des égards, la mise en scène et l’esthétique générale de Sissi & moi sont une réussite. Pour faire écho à cette relecture de l’histoire à la lumière d’une conscience actuelle, la réalisatrice a tenu à dynamiser son récit grâce à des chansons pop complètement anachroniques. Des voix de femmes aussi entraînantes qu’envoûtantes habillent donc la narration, allant jusqu’à montrer le personnage de Sandra Hüller fredonner les paroles de l’un de ces airs.

Ainsi, de son point de vue de femme non-conforme et rebelle à sa manière, elle semble avoir un regard moderne et incisif sur les choses et les personnes qui l’entourent, ce qui prend particulièrement sens à la fin du film (qui ne sera pas dévoilée ici). L’image, quant à elle, est d’inspiration très picturale, chaque plan faisant penser aux peintures de différentes époques, de Marie Laurencin à Edward Hopper en passant par Auguste Toulmouche. Finsterwalder marie les styles pour créer un univers extrêmement coloré dans sa mélancolie, et représenter la diversité des caractères et des goûts de Sissi et son entourage.

 

Sissi & moi : photo, Sandra Hüller, Sibylle CanonicaChouquette royale

 

La vie auprès de l'impératrice est aussi épuisante qu’elle est belle pour Irma, et au même titre, l’image n’a de cesse de solliciter et d’émerveiller l’œil du spectateur. Pour y parvenir, la photographie fait parfois vibrer les couleurs (comme dans la séquence qui est représentée sur l’affiche, où le corail du costume de Sissi se détache sur le turquoise du ciel et de la mer) et rappellerait presque des cartes postales illustrées des années 50, tandis que d’autres séquences jouent sur la lumière tamisée et diffuse de quelques bougies pour faire ressortir discrètement quelques brillances.

Pour compléter le tableau, la mise en scène a parfois recours à des effets de collage entre des éléments grandeur nature et des maquettes, pour mêler les techniques une fois encore et casser les lignes et poésie. On note particulièrement la très belle transition qui fait passer la caméra auprès d’une maquette de train pour mieux emmener le spectateur voyager à travers l’Europe auprès des personnages. Seul aspect négatif du procédé : on en voudrait plus. Le film est sublime à regarder, mais toujours avec sens, subtilité et personnalité.

 

Sissi & moi : photo, Susanne Wolff, Georg FriedrichProfession canapé

 

Ainsissi va la vie

Mais tout ce décor est avant tout un écrin pour les personnages de Finsterwalder, dont l’écriture est fine et recherchée. Pudiques, Irma et Sissi verbalisent peu ce qu’elles ressentent de plus profond ou de plus grave, mais tout transparaît dans leur action et les regards que la caméra saisit. Sissi est une drogue pour un entourage accro à elle, mais qui pâtit jusqu’au craquage de son caractère impossible. Elle en profite et sait son pouvoir : mais au-delà de sa toxicité, le spectateur découvre une femme qui souffre terriblement et qui concentre à elle seule toutes les oppressions que pouvait subir une femme à l’époque (ou peut encore subir aujourd’hui).

Comment vivre heureuse quand on a tout et droit à rien ? C’est la question que pose son récit, en reflet duquel se construit le personnage de Sandra Hüller. Loin des jeunes premières innocentes et fragiles, Irma a 45 ans et en a déjà vu des vertes et des pas mûres. Ayant choisi de ne pas se marier et de refuser le couvent, malgré les raclées administrées par sa mère, elle fonctionne comme le personnage principal d’un roman d’initiation, mais avec une personnalité déjà dessinée et une réflexion plus aboutie, ce qui permet de tirer la relation des deux femmes vers des endroits moins attendus.

 

Sissi & moi : photo, Susanne Wolff, Sandra HüllerL'admiration (et plus) en un regard dérobé

 

À travers un récit quasiment entièrement féminin, Finsterwalder n’oublie pas que c’est un patriarcat qu’elle dénonce, mais en s’astreignant à le décrire à travers le ressenti des femmes (au point de ne représenter une scène de violences sexuelles qu’à travers les sons entendus par Irma, sans céder la scène à l’agresseur) et la manière dont elles en deviennent destructrices les unes pour les autres.

Une intention louable, intelligente et parfaitement exécutée, qui fait gronder une violence, une colère et une détresse indicibles sous l’élégance satinée de la mise en scène. Si le voyage est merveilleux, il mène irrévocablement à la tragédie. Mais, surtout, il parvient à lui donner un sens intime et humain, là où la vérité était du côté d'une politique qui oubliait les femmes.

 

Sissi & moi : photo

Résumé

Un éclatant joyau d'écriture et de mise en scène qui porte un regard brillamment féminin sur un pan d'histoire dans l'Histoire. Sandra Hüller et Susanne Wolff sont géniales et addictives.

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commentaires
Judith Beauvallet - Rédaction
29/10/2023 à 11:29

@Schtroumpfette merci infiniment !

Schtroumpfette
25/10/2023 à 19:59

Permettez-moi de saluer de nouveau votre style, Judith. Vous écrivez décidément très bien. J'adore lire vos critiques ! Mon précédent commentaire ne le mentionnait pas, car je l'avais un peu trop vite envoyé.

Marty
25/10/2023 à 08:41

Ca à l'air génial

fuck
24/10/2023 à 10:26

Quel rapport avec Wim Wenders ?

mirabelle
24/10/2023 à 09:36

Belle analyse du film, cela me donne envie de le visionner.

Birdy l'inquisiteur
23/10/2023 à 23:28

@ Pax : courage, bientôt la 2ème partie de Fast and Furious X.

Schtroumpfette
23/10/2023 à 18:38

La bande annonce m'avait beaucoup plu, votre critique me donne envie de le voir, merci !

Pax
23/10/2023 à 16:21

À part les lecteurs de Télérama, qui va aller voir cette daube soporifique ?

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