Un métier sérieux : critique d'une lutte des classes

Antoine Desrues | 12 septembre 2023
Antoine Desrues | 12 septembre 2023

Avec Hippocrate (le film et la série), Médecin de campagne et Première annéeThomas Lilti a exploré le milieu médical et hospitalier en se basant sur ses propres expériences dans le milieu. En a résulté un cinéma touchant, sensible et hautement politique sur des professions malmenées par le système. Toujours dans la même veine, le cinéaste s’attaque cette fois-ci à une autre partie du service public : l’Éducation nationale. Un métier sérieux s’impose comme une nouvelle réussite, portée par Vincent LacosteFrançois Cluzet et Adèle Exarchopoulos.

À bonne école

“Ne soyez pas trop dur avec vous-mêmes”. Si cette phrase prononcée au début d’Un métier sérieux contient une certaine valeur humoristique, Thomas Lilti évite soigneusement le piège qu’elle pourrait supposer. Il n’est pas question de railler le milieu enseignant, ni, à l’inverse, de le dépeindre dans un drame misérabiliste. Comme à son habitude, le réalisateur trouve un savant équilibre dans son écriture, où chaque scène a des allures de laboratoire.

Pris dans le tourbillon de sa caméra à l’épaule, les corps de ses personnages se croisent, se touchent, se vannent et s’engueulent, de sorte à créer un véritable esprit de troupe entre ses comédiens. À la cantine comme dans la salle des profs, le rire peut transiter en quelques secondes vers les larmes ou la vexation. De cette dimension imprévisible réside l’authenticité du long-métrage, et par extension la tension du métier qu’il met en scène.

 

Un métier sérieux : photoAdmirez la beauté de ces classes modernes

 

Ce qui intéresse l’objectif de Lilti, c’est bien la valeur sociale et relationnelle du métier de professeur. Derrière le partage du savoir, il y a aussi la question d’un respect commun, et le rapport aux egos de chacun, forcément difficiles à gérer dans des classes de plus en plus surchargées. En choisissant comme porte d’entrée de son récit Benjamin (génial Vincent Lacoste), jeune remplaçant un peu perdu, le réalisateur s’attarde moins sur la notion un peu béate de vocation que sur l’engagement réel et concret d’une telle profession.

Ainsi, Un métier sérieux évolue à tâtons, avec pour moteur principal le doute et la culpabilité permanente des enseignants, qui s’interrogent sur leurs capacités, leur légitimité, leur pédagogie et leur impact sur la vie de ces collégiens. À l’heure où beaucoup se moquent des 18 heures de cours et des deux mois de vacances d’été, Lilti n’en oublie jamais le vrai poids que portent les membres de l’Éducation nationale : les copies à corriger, les cours à préparer et les tracas du quotidien, qu’on ne peut que ramener chez soi.

 

Un métier sérieux : photoUn très bon casting

 

Mention très bien

Comment se déconnecter d’une telle responsabilité, qui empiète toujours sur l’intime ? Là réside la substantifique moelle du long-métrage, sublimée par sa nature de film choral. On pourrait bien sûr s’attarder sur le naturel désarmant de son casting (François Cluzet, Adèle Exarchopoulos, William Lebghil ou encore Louise Bourgoin sont excellents), mais il ne faut pas sous-estimer l’importance du montage dans cette identification immédiate.

Plutôt que d’assurer à tous ses personnages des sous-intrigues complètes, le film ne capte que des bribes de vie, avec toute l’insatisfaction que peut représenter l'irrésolution de problèmes. D’aucuns pourraient trouver le procédé frustrant, mais Un métier sérieux y puise sa principale force. Thomas Lilti nous oblige à voir les professeurs non pas comme des modèles intouchables, mais comme des humains faillibles, alors que le système leur interdit de l’être. Les souffrances de leur vie intime se répercutent sur la violence de toute une société, qui se transcrit dans les comportements des élèves, des parents et même de la direction.

 

Un métier sérieux : photoAdmirez la beauté des appartements de fonction

 

Dès lors, l’ensemble n’est que plus beau lorsqu’il embrasse les échecs de ses protagonistes, qui font tout pour garder une motivation constamment mise à mal. De quoi donner intelligemment du grain à moudre face à un milieu déprécié, et traîné dans la boue depuis (au moins) le quinquennat Sarkozy. Comme dans ses précédents films, Lilti s’intéresse à la déliquescence du service public, à ses manques de moyens et de considération, qui orientent de plus en plus l’éducation vers sa privatisation, et une compétitivité des professionnels (ne serait-ce qu’au travers du récent et puant Pacte enseignant d’Emmanuel Macron).

Une réalité que le cinéaste aborde sans chichis, mais aussi sans clichés. Plutôt que de s’attarder sur un énième collège difficile digne des chaînes d’infos, il aborde l’école pour sa dimension composite et cosmopolite, sans pour autant fermer les yeux sur les difficultés qui y sont liées. Un métier sérieux se construit sur une nuance salvatrice, à l'opposé des vindictes politiciennes vides de sens. Le long-métrage observe l’Éducation nationale pour l'épave qu’elle est devenue, tout en percevant les efforts quotidiens de ceux qui maintiennent le navire à flot.

Cette balance permet à l’ensemble de muter en un étonnant feel-good movie, souvent drôle malgré le désarroi qu’il met en scène. Peut-être est-ce dû à sa valeur de chronique touchante, qui se prive bien de réponses prémâchées ou de solutions utopistes sur un problème hautement complexe. À l’image de la vie esquissée de ses professeurs, tout ne peut pas être résolu en l’espace d’un film.

 

Un métier sérieux : affiche

Résumé

Fuyant toute binarité, Un métier sérieux jouit une nouvelle fois du talent de Thomas Lilti pour la nuance. Sa peinture de l’Éducation nationale n’est pas sans espoir, mais elle adapte sa mise en scène à un système au bout du rouleau, et à un engagement social des professeurs bien trop pris pour acquis. Un film essentiel.

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commentaires
MoiLeVrai
02/10/2023 à 10:18

Vu le film hier et j'ai bien apprécié. Comme à son habitude, Lilti est très bon pour donner l'impression de poser sa camera et capturer des tranches de vies qui dépeignent une situation plus grande qu'eux. On peut reprocher l'absence de trame claire un peu captivante et de prise de position claire, mais c'est relativement subjectif. Pour l'anecdote j'étais assis dans la salle à côté de deux personnes agées (type autour de 70ans) qui ont passé leur film à soupirer, râler sur la jeunesse d'aujourd'hui et regretter que les prof "ne peuvent plus rien faire même pas donner une petite claque qui n'a jamais tué personne". M'enfin.

@saiyuk et @fox je parlais pas de toute les comédies. En fait je faisais surtout référence à "Ami-ami" que j'ai trouvé sombrement mauvais, et j'espère fortement qu'il ne refera pas de films de ce type.Mais c'est vrai que ça remonte à longtemps

Grey Gargoyle
17/09/2023 à 17:50

@saiyuk
"on parle peu de lui en général mais William Lebghil ce fait une filmo pas dégueu..."

Ah oui, c'est le seul qui me faisait sourire dans Soda. J'aimais bien aussi l'actrice qui joue la cheffe d'établissement.

Les autres personnages, et leurs interprètes malheureusement, avaient tendance à m'irriter fortement.

Il a la vis comica, un talent peu fréquent en fait, ce qui le rend très intéressant.

Rorov94M
14/09/2023 à 18:19

@ je sais pas qui avec une étoile...
D'accord avec toi.
Moi ça me va.

Fox
14/09/2023 à 13:00

"Entre les Murs" est probablement ce qui se rapproche le plus de la réalité (qui reste une fiction, malgré ses partis pris quasi documentaires).

En revanche, je mettrais volontairement de côté "Être et Avoir" parce que c'est un documentaire d'une part, et qu'il s'agit d'un cas très particulier dans le système éducatif global d'autre part.

A titre personnel, j'irai voir "Un Métier Sérieux" pour me faire mon propre avis ; c'est pourquoi je m'abstiendrai de donner mon avis pour l'instant. Toutefois, je tiens à souligner la démarche - et j'ai bien dit la démarche - de Thomas Lilti pour mettre en lumière, par le prisme de la fiction, les graves difficultés que connait notre service public.

P.-S. : l'avis de profs sur le film est le bienvenu dans les commentaires !


14/09/2023 à 11:36

@Rorov94M : alors merci mais je souligne que "petit ange" c'est de la dialectique d'extrême droite.

Par ailleurs :
- Le maître d'école et PROFS sont des comédies. Ces films idéalisent totalement l'école à cette époque.
- Au contraire, les deux derniers sont des films réacs.
Tous les 4 sont pétris de clichés.

C'est quoi l'idée ici ? Vous vous êtes mis d'accord sur fdesouche pour venir attaquer l'espace commentaire dans le but de conforter l'idée que tout part en sucette ?

Rorov94M
13/09/2023 à 23:04

@anderton
C'est exactement ce que je voulais démontrer chronologiquement avec ces 4 films sur 4 décennies différentes.

Anderton
13/09/2023 à 21:28

Le maître d'école... A chaque fois qu'un film sur l'éducation nationale sort, je repense toujours à ce film avec Coluche... Il dénonçait pas mal de choses en 1981, qui ont bien empiré depuis...

ropib
13/09/2023 à 18:25

Merci de faire connaître ce film.
J'avoue avoir un peu peur de tomber sur un film du genre "monstration" ou "reproduction de la réalité", mais si c'est réussi c'est intéressant quand-même. Et bon, ça donne l'impression de quelque chose de véritablement humain et ne pas être trop prétentieux comme le sont désormais trop souvent les productions françaises.

Bon, il y a des commentaires qui font halluciner quand-même. Mais j'pense que beaucoup de monde a de la rancœur envers la réalité (de plein de manières différentes en plus, et souvent antagonistes) et du coup le réalisme...

Rorov94M
13/09/2023 à 15:28

Pour comprendre la déliquescence de notre système scolaire actuel, il suffit de regarder ces 4 films dans cet ordre :
- LE MAÎTRE D'ÉCOLE (si,si...)
- PROFS de Schulman(re si,si)
-LE PLUS BEAU MÉTIER DU MONDE (moins drôle que cela n'y paraît...)
-LA JOURNÉE DE LA JUPE et ses petits "anges" armés, radicalisés, violeurs et vidéastes....
Plus de 40 ans que le cinoche nous préviens...

redwan78
13/09/2023 à 11:34

Tout ça pour dire que le film est pas du tout réaliste. @Sheogarath. Il y'a une seule actrice asiatique. Dans le mileu scolaire, c'est un peu plus cosmopolite. C'est pas une question de quota. Mais faire un film sur les profs en omettant des rebeu ou des black, ça fait entre soi et cela ne reflete pas la diversité.

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