Anatomie d’une chute : critique d'une Palme d'or vertigineuse

Judith Beauvallet | 21 août 2023 - MAJ : 21/08/2023 12:12
Judith Beauvallet | 21 août 2023 - MAJ : 21/08/2023 12:12

Reparti du Festival de Cannes 2023 avec la Palme d’Or, Anatomie d’une chute est le nouveau film de Justine Triet à qui l’on doit aussi La Bataille de SolférinoVictoria et Sibyl. Dans ce film de procès, le jeune Daniel, âgé de 11 ans et malvoyant, trouve le corps de son père, tombé d’une fenêtre du chalet familial. Il devra témoigner pour innocenter ou incriminer sa mère, formidablement interprétée par Sandra Hüller, qui est soupçonnée d’avoir tué son mari. Une œuvre éprouvante, qui étudie avec dureté les impasses des relations amoureuses et le théâtre mensonger d’un tribunal.

autopsie d'une chute et anatomie d'un meurtre

Le titre du film en dit beaucoup sur son intention et ses inspirations. Tout d’abord, en raison de sa construction et son champ lexical, il renvoie bien évidemment à Autopsie d’un meurtre, film de procès d’Otto Preminger sorti en 1959 et référence chérie de Justine Triet. Dans ce film aussi, il est largement question de l’image qu’une personne peut renvoyer à la barre, et de la manière dont l’interprétation de cette image par les jurés peut raconter des histoires très différentes et changer un destin.

Par ailleurs, la fameuse “chute” dont il est question a plusieurs sens. Il s’agit en premier lieu, bien sûr, de la chute qui a causé la mort de Samuel, celle dont il faudra comprendre le déroulé et la cause. Est-elle le résultat d’un meurtre, d’un accident ou d’un suicide ? Mais l’autre “chute” qui est disséquée par le tribunal, c’est celle d’un couple, dont on devine un passé heureux, mais qui a fini par glisser dans la déprime et la violence. Enfin, il est aussi question de la chute d’une femme puissante qui est petit à petit mise à nue et à terre par le broyage d'un tribunal.

 

Anatomie d'une chute : photoChacun sa technique pour faire un ange de neige

 

Pour mettre en scène ces différentes couches destructrices, Triet filme avec un œil froid et méthodique qui met en exergue la détresse de l’humain (et notamment celle du jeune Daniel) face à la machine juridique et au deuil auquel n’est laissé aucune place. Le film est long, et sa longueur se ressent non pas avec ennui, mais avec pesanteur, le spectateur ayant l’impression d’assister à un véritable procès avec un réalisme presque douloureux. À tel point que, parfois, l'exercice prend un peu trop le pas sur l'émotion ou la moindre possibilité de respirer.

D'autant plus que le montage fait coexister l’espace du tribunal et le lieu du crime dans une narration hachée où, sur chaque événement raconté, pèse le regard des avocats et des jurés. Une mise en scène discrète, mais experte, qui travaille en sourdine et en profondeur pour faire durer interminablement cette chute, et laisser intentionnellement le spectateur fatigué par le chemin parcouru.

 

Anatomie d'une chute : photoRedrum

 

Sandra et sans pincettes

Au cœur de la tourmente, Sandra est l’œil du cyclone. Son personnage est à la fois le plus central et le plus mystérieux, car tout comme les autres protagonistes du film, le spectateur ne sait pas s’il faut croire en sa culpabilité ou son innocence, et devra se faire une idée lui-même au regard des indices découverts au compte-goutte. C’est d’ailleurs la limite de ce personnage principal, qui reste fermé à notre regard et dont on ne pénètre jamais l’esprit, empêchant d’être tout à fait ému par elle ou de s’identifier.

Pourtant, elle est incarnée avec une grande puissance par Sandra Hüller (dont le personnage porte le prénom, tout comme celui de son mari Samuel, interprété par Samuel Theis) : force tranquille pas toujours si tranquille, elle navigue subtilement entre la froideur et la vulnérabilité. Son orgueil se heurte à la barrière de la langue dans un français qu’elle perd sous le coup de l’émotion, tandis que sa crainte du témoignage de son fils rivalise avec l’amour et la protection dont elle veut l’entourer.

 

 

Anatomie d’une chute : photo bande-annonceLa laine du matin

 

Ces conflits intérieurs qui se jouent en silence sous une interprétation minimaliste rendent Hüller à la fois magistrale et effrayante. Et c’est justement toute l’intelligence du film que d’en faire un personnage mal aimable et difficile d’accès, car de cette manière, le spectateur se retrouve à observer chez les autres personnages et chez lui-même la manière dont un abord négatif peut influencer un jugement au mépris des preuves.

Sandra devient, devant les jurés, tout ce qu’une femme peine à être en société sans que ça lui soit reproché : plus puissante que son mari, fière, indépendante, bisexuelle, peu (pas du tout) souriante... Et ce sont toutes ces facettes que le tribunal incrimine, le film dénonçant, en creux, les injonctions de la société envers les femmes. Mais le message sur les angles morts d’un procès ne s’arrête pas à ce personnage et à la question des femmes, loin de là. Car Anatomie d'une chute entend, comme d’autres œuvres de Triet, parler du besoin de fiction pour comprendre la réalité, quitte à y perdre du sens ou à le modifier.

 

Anatomie d’une chute : photo, Sandra HüllerLe tribunal du (pas très) net

 

Le théâtre de la justice

Dans Victoria, déjà, Justine Triet étudiait un quotidien intime pris dans les rouages du système judiciaire en racontant l’histoire d’une avocate en pleine crise professionnelle et personnelle. Mais dans Sibyl, sorti en 2019 et qui précède Anatomie d’une chute, c’était le thème plus large de l’importance de la fiction qu’elle traitait. À travers l’histoire d’une psychologue qui peine à digérer ses traumatismes et qui a besoin de les mettre en scène par procuration pour enfin les comprendre et les dépasser, Triet parlait de la toxicité, mais surtout de la nécessité de la fiction.

Anatomie d’une chute décortique avec une précision folle la manière dont le récit est forcément indispensable pour recoller les morceaux d’une histoire. Mais qui dit “récit” dit aussi “invention” et “choix”. Les faits relatés dans un tribunal ne seront jamais les faits réels dans toute leur complexité, mais ce qu’on aura su ou voulu en raconter. Mutilation de la vérité ou médiation pour se comprendre soi-même ? Probablement les deux. Toujours est-il que le tribunal n’est que théâtre, et qu'un procès est avant tout une fiction, nous dit le film.

 

Anatomie d’une chute : photoSalle comble

 

Triet explore toutes les manières dont ce récit va se forger dans les failles de ce qui n’est pas montré. À travers des enregistrements audio, des photos immobiles, des témoignages flous... Les certitudes et l’interprétation se disputent sans cesse le bout de gras et convoquent chacun des sens et des recoins de l’esprit pour faire la part des choses. Sans que le spectateur y parvienne forcément, d’ailleurs, car jusqu’au bout, le message est que le récit d’un crime n’est ni plus ni moins que celui que l’on en fait.

Pourtant, le film ne remet pas en cause le fonctionnement d’un procès, qui est plutôt présenté comme un mal nécessaire (puisque ce “problème” de fictionnalisation concerne toutes les facettes de la vie humaine). Il s’agit bien plus d’interroger et de questionner ses limites pour en avoir conscience et ainsi aiguiser son regard et son jugement en fonction d’elles. Anatomie d’une chute se fait donc autant film de procès que film sur le procès, ajoutant sans cesse de nouvelles couches et de nouveaux regards à son propos, et apportant une pierre passionnante à l’édifice de ce genre cinématographique si particulier.

 

Anatomie d’une chute : Affiche française 1

Résumé

Une impressionnante réunion des thèmes chers à Justine Triet, qui hisse sa narration et sa mise en scène encore un peu plus haut avec ce film de procès froidement intelligent, porté par une Sandra Hüller au charisme intimidant.

Autre avis Antoine Desrues
A la fois plus cérébral mais aussi plus incarné, le cinéma de Justine Triet trouve avec ce film de procès virtuose une manière d'interroger notre regard sur la vie privée d'autrui, et les préjugés qui l'accompagnent. Une Palme d'or bien méritée.
Autre avis Alexandre Janowiak
Justine Triet livre un grand film de procès avec Anatomie d'une chute, autopsie captivante des interactions conjugales et parentales, des dynamiques de pouvoirs et manipulations d'un couple et des contradictions de notre système judiciaire.
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Lecteurs

(2.5)

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commentaires
danydelep
28/04/2024 à 10:31

Une oeuvre remarquable...on parle peu dans les critique du jeune acteur qui joue le fils...une prestation remarquable. Son rôle créée pour moi la possibilité de voir dans son rôle une allégorie de la justice "aveugle" qui doit décider pour que l'on puisse continuer à vivre malgrè les tragédies et les deuils.

bilou-du-83
27/03/2024 à 15:44

vu qu il ni à pas de jeux d acteurs, pas de photographe plateau, pas de dialogues, un scénar des plus creux, je ne peux pas vous inciter à aller voir ce navet,
Même la réalisatrice donne l 'impression de s emmerder ! et c'est communicatif ,
seul les bobos snob trouverons un intérêt a cette mer.... histoire de ne pas ce mélanger a la plebe !!
bref à fuirrrr

Sinople
21/03/2024 à 00:27

Enfin vu, très à reculon au départ en pensant à un film vide, creux et donc long à mourir mais acclamé parce que poseur et dans l'air du temps avec une cinéaste engagée à la réal et dans le discours... bref, j'avais fini par m'en remettre au discours de ce qui ont rejeté le film par principe.
Et au final, quelle claque ! Peut-être justement parce que je n'en attendais rien, mais il ne m'a pas fallu longtemps pour être absorbé et happé par l'intelligence et la précision du récit, de la mise en scène, de la force des acteurs.
Comme quoi, il est toujours indispensable de voir un film plutôt que de s'en remettre aux commentaires.
Sérieusement, les gens qui trouvent que le film est chiant et creux : n'y aurait-il pas un brin de mauvaise foi aguillonnée un peu bêtement par le discours maladroit de Justine Triet à Cannes ? Ok, libre à tout le monde de ne pas être emporté, mais y'a un moment faut savoir reconnaître la force d'un film quand elle s'etale sur un écran de cinéma.
Bon, ok, je dis ça en étant passé totalement à côte de la Zone d'intérêt et en ayant rien compris aux discours enflammés autour de la puissance de ce film. Comme quoi, je m'emballe, je m'emballe

NeoPunk
11/03/2024 à 20:22

Est-ce qu'un film ne doit pas moindrement nous divertir?

C'est bien de vouloir faire réfléchir, mais alors nous proposer de la matière pour y parvenir.

C'est lent, creux. Aucune piste exploitée.

La seule chose qui m'a surpris, c'est que la fin n'approche pas, la moindre chose que j'avais imaginée.

Et si c'était ça sont arme secrète ?

Elfe3164
06/03/2024 à 17:43

Ce n'est pas un thriller, ce n'est pas un film de genre, ce n'est pas un documentaire, ce n'est pas un film intimiste MAIS c'est un film primé...

Aucune histoire, clichés sur la triste histoire d'un couple, clichés sur le déroulement d'un procès, psychologie digne du téléfilm du samedi MAIS c'est un film primé...

Aujourd'hui, c'est la triste culture française

fifi
06/03/2024 à 16:56

je trouve que l on fait beaucoup de tapage sur ce film.
je necomprends tout cet emballement..
on dirait un documentairesur un procés, c est trop réél, n a rien d original.
heureusement, que je me suis écoutée, et de ne pas l avoir vu au ciné.
j aurais regretté le déplacement.
donc, BOF..

No one is innocent
06/03/2024 à 03:11

Que montre le film ? Une femme innocente. Doublement innocente. Elle n'a pas tué son mari. Et surtout, elle n'est pas la responsable de son suicide. Mari qui s'efforce de justifier son inaction (il veut écrire mais ne le fait pas) par son sacrifice (il s'invente une vie de martyr). Procès de deux fictions : celle de policiers et d'un avocat de la défense qui cherchent à inventer une coupable en l'absence de preuves ; celle du mari. Une femme qui réussit et qui devient dès lors suspecte d'avoir pillé l'oeuvre de son mari. Car au fond, c'est un procès des hommes qui projettent sur cette femme leur faiblesse : faiblesse de leur démonstration (le psy du mari en prend pour son grade) ; faiblesse de la volonté du mari. C'est subtil mais clair : seuls les hommes non agressifs (l'avocat et l'enfant) doutent de la culpabilité de la femme pour finalement embrasser sa cause en l'absence de preuves contre elles. Il faut que l'enfant décide de croire sa mère pour qu'il finisse par se rappeler et admettre la vérité : son père était faible et projetait aussi son échec sur lui (il n'écrirait pas pour passer du temps avec son fils). Une critique à la fois du virilisme (avocat de l'accusation ; mari qui en jette mais ne fait rien ; policiers) et de la lâcheté des hommes plus sensibles (l'avocat de la défense ; l'enfant) qui acceptent momentanément de douter, d'entrer dans le jeu des virilistes (des hommes agressifs dans leur comportement et qui reportent leurs échecs sur la femme). Film qui ne dit pas que la justice n'est qu'une fiction, mais que la femme peut être la cible d'une fiction judiciaire (on tente à tout prix de la condamner car c'est sa femme comme le confie le policier) et névrotique (mari reportant sur elle son échec). Critique de la fiction viriliste qui dissimule derrière une agressivité manifeste une pure et simple impuissance. Un film féministe très subtil et surtout parfaitement joué et monté. Un chef-d'œuvre en ce qui me concerne. C'est amusant que certains parlent de Pulp Fiction qui est lui aussi une critique du virilisme (de ceux qui se la racontent et sont violents) mais par une fiction cette fois. Ici, le film condamne la fiction viriliste par la réalité. D'où cette manière de filmer très réaliste. La force du film restant cet art de mettre à nue l'image, de montrer une réalité brute que l'agressivité et la lâcheté masculine (et un peu aussi féminine à travers les personnages de la juge et de l'éducatrice qui, sous couvert de faire leur travail, livrent momentanément cette femme en pâture au lieu de se désolidariser de cette mascarade) s'efforcent de recouvrir de leurs mensonges. Il ne suffit pas d'être en colère, d'être gentil ou consciencieux. Il ne suffit pas d'avoir une bonne intention. Il importe surtout de voir la réalité en face.

@Coucou24
28/02/2024 à 07:57

Entièrement d'accord avec vous.
Vous dites "laisse à chaque cinéphile se faire sa propre idée de la culpabilité (ou non) de la mère ou du fils..." je trouve que le film a choisi de ne jamais avoir et non pas donner d'éléments que ce soit de preuves ou de comportement des protagonistes afin de faire traîner l'histoire.
suite à être totalement absurde avec par exemple la neige sur le toit de l'apprenti ou la dispute totalement crétine et futile.
Pour moi le scénario n'est pas malin mais paresseux extrêmement paresseux.

Coucou24
28/02/2024 à 01:17

Anatomie .... d'un gigantesque "pétard mouillé".
Il n'y a pas pire que de rester sur sa fin,... 2h30 à attendre un dénouement qui n'arrive jamais, prétextant avec cette trop belle facilité qu'on laisse à chaque cinéphile se faire sa propre idée de la culpabilité (ou non) de la mère ou du fils...

Il faut que le cinéma français soit pauvre à ce point pour primer un tel navet, à fortiori au grade ultime d'une Palme d'Or ?!!!

Heureusement que j'ai vu ce film sur Canal, chez moi, car j'aurais eu tellement les boules d'aller le voir en salle et de m'endormir en plein milieu (!).

Et que dire de tous ces sous-titrages omni-présents durant tout le film, qui visiblement n'auront fait kiffer que son auteur.

Bref, je suis terriblement déçu que toute une caste de "bobos" de gauche aient pu délivrer une récompense ultime à un navet, dénué de scénario concret, basé seulement sur le seul thème de la subjectivité, à la fin décevante de médiocrité (autant qu'elle nous laisse sur notre faim, et nous fait rager d'avoir tenu 2h30), et à un jeu d'acteurs médiocres qui, je pense, à l'instar de la Réalisatrice , auront du mal à retrouver 1 éventuel nouveau rôle et, pour Justine Triet, un nouveau producteur (à part son conjoint..).

Film qualifié de "Drame", mais en fait dramatique dans le "foutage de gueule".. Hallucinant et déconcertant de lui décerner un tel Prix !....

Nemesis2
24/01/2024 à 10:59

Franchement ? Un honnête téléfilm, dont le scenario ne casse pas trois pattes à un canard. Qu'il est loin le temps de la palme d'or pour Pulp fiction. Ou The square. Ou Parasite.
Honnête téléfilm, mais bien "dans l'air du temps" (d'où son succès ?) : la femme bisexuelle mais froide, le mari déconstruit jusqu'à la mort. M'étonnerait pas que ce soit une tranche de vie imagée de Sandrine R.
Et en réalité qu'attendre d'une realisatrice qui ne comprend rien à rien, qui fait des remarques déplacées le jour de sa "fête" sur un gouvernement centriste qui serait néolibéral. Encore une qui ne doit jamais avoir ouvert un bouquin d'économie, même pour les nuls...
Il y a cependant une vérité autour de ce film. Eternelle. Les derniers seront les premiers.

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