La Femme de Tchaïkovski : critique d'une danse cauchemardesque

Simon Riaux | 15 février 2023 - MAJ : 15/02/2023 11:55
Simon Riaux | 15 février 2023 - MAJ : 15/02/2023 11:55

Dès Leto à Cannes 2018, Kirill Serebrennikov est devenu un des cinéastes russes les plus scrutés de sa génération. Il avait ensuite laissé la Croisette groggy en 2021, La Fièvre de Petrov répandant un magma d’images virtuoses et éreintantes. Sa venue à Cannes en 2022 pour La Femme de Tchaïkovski mené par l'impériale Alyona Mikhailova (injustement oubliée au palmarès) revêtait toutefois une importance symbolique particulière. Du fait de la guerre ravageant l’Ukraine, mais aussi de son statut d’artiste dissident assigné à résidence fraîchement exfiltré, l’artiste était pour le moins attendu, et il fut plus qu'à la hauteur. Cette critique a été écrite pendant le Festival de Cannes 2022.

 

1 MARIAGE ET 4 ENTERREMENTS

Le thème du nouveau film de Serebrennikov pouvait laisser penser que le conteur furibard, traversé de pulsions rock’n roll surpuissantes, s’était assagi. Au contraire, l'intéressé rassemble ici les codes de sa filmographie et ses acquis du côté du théâtre et de l'opéra, pour proposer un dynamitage en règle de la biographie filmée.

La Femme de Tchaïkovski se laisse découvrir à la manière d’un film en costume, retraçant, dans la seconde moitié du 19e siècle, l’enfer social et conjugal traversé par l’épouse du célèbre musicien. Après une ouverture en trompe l’œil, où derrière l’apparente sobriété formelle pointe déjà une atmosphère funèbre à la force peu commune, le réalisateur prouve que sa reconstitution minutieuse n’a rien d’un assagissement. Et le voilà, à l’issue d’un plan-séquence spectral, où se pressent les curieux venus déposer leurs hommages aux pieds de Tchaïkovski, nous présentant le créateur revenant d’entre les morts pour agonir d’injures sa veuve. 

 

La Femme de Tchaïkovski : photo, Alyona Mikhailova, Odin Lund BironLes WC étaient fermés de l'intérieur

 

Cette dernière, jadis jeune musicienne exaltée, portée par un amour absolu pour le compositeur, sollicita un mariage auquel il concéda finalement, désireux d’étouffer les rumeurs persistantes quant à son goût pour les jeunes hommes. Et la malheureuse Antonina de basculer dans une spirale démente de non-dits puis de dégoût, de rage et de mépris, qui aura ultimement raison de son esprit comme de son corps. 

Loin d’être un film à thèse, La Femme de Tchaïkovski se construit en deux mouvements surpuissants. Le premier, plus sobre – en apparence – décrit avec la précision d’un entomologiste cruel comment une jeune femme progresse dans un milieu qui lui est inconnu, sans prendre conscience du piège qui se referme sur elle. Serebrennikov déploie alors une science du montage et du découpage parfaitement ahurissante, qui place le film, dès ce début de compétition, comme un des plus sérieux candidats aux prix les plus courus. 

 

La Femme de Tchaïkovski : photo, Alyona MikhailovaMariés au dernier regard

 

LA BAGUE AU ROI

Jouant de la grammaire de l’enfermement avec une aisance stupéfiante, le metteur en scène orchestre une dégradation, un pourrissement, progressif mais inexorable, du réel. Tandis que la photographie nous enferme dans des espaces vaporeux, dont on jurerait qu’ils exhalent un souffle de tombeau, son et cadre soulignent l’apparition progressive d’envahissantes mouches, comme autant de signes de la folie à venir, et de la mort qui déjà impose son empire sur les corps. 

C’est qu’Antonina ne comprend pas tout de suite ce qui l’attend, comme lorsqu’au cours d’un semblant de lune de miel, elle et son époux croisent deux vieux amis, dont la concupiscence lui échappe, tandis que la caméra génère un sentiment de claustration nauséeux. Ces crans du piège à mâchoire qui va bientôt broyer la malheureuse apparaissent à la faveur d’une science de la narration à la fois rigoriste et d’une liberté folle, au fur et à mesure que le réalisateur fait de chacune de ses transitions un tour de force formelle. 

 

Madame Tchaïkovski : Photo Alena Mikhaylova, Alyona MikhailovaLe secret derrière la porte

 

Loin de toute logique surplombante ou vainement démonstratrice, le métrage rend compte du trouble qui gagne puis balaie son héroïne en revisitant quantité d’identités remarquables du cinéma tant classique que contemporain, avec une justesse parfois sidérante. On pense à tel panoramique qui permet au sein d’un décor unique, de donner à voir le défilement implacable du temps et de la solitude qu’il déroule, ou, faussement classique, ce fondu enchaîné d’une maestria telle qu’il devient rapidement impossible d’en dissocier les éléments, tant ils fusionnent avec un renversant génie plastique. 

 

La Femme de Tchaïkovski : photoUne lumière ahurissante

 

ILS VÉCURENT MALHEUREUX

Mais c’est quand la narration laisse la place, dans la seconde moitié du film, à l’explosion des sens, et donc de la mise en scène, que Kirill Serebrennikov transforme cette proposition passionnante en son plus grand film à ce jour. Une fois les jeux faits, le refus catégorique de cette dernière de divorcer étant scandé haut et fort, les lignes ne bougeront plus. Et c’est dès lors la démence d’un corps social réifiant les femmes et l’absurdité apparente d’un entêtement qui donnent à chaque séquence leur coloration méphitique. 

Et le long-métrage de se transformer en numéro de danse cauchemardesque, un carrousel qui s’emballe à n’en plus finir, sans jamais verser dans le formalisme un peu froid de Leto ou l’énergie éparpillée de La Fièvre de Petrov. Tout ici est à sa juste place, alors que l’horreur sature progressivement l’écran. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, alors que les accents mordorés de la photographie apparaissent pour ce qu’ils étaient : l’annonce d’un incendie funèbre, d’une putréfaction inexorable des affects, mais très littéralement, du corps de la protagoniste. 

 

La Femme de Tchaïkovski : Photo Alyona Mikhailova, Odin Lund BironUne héroïne faussement en retrait

 

C’est l’incarnation de cette dernière par Alyona Mikhailova qui achève de transformer La Femme de Tchaïkovski en une infernale tragédie. Tandis que ses traits se creusent, que le personnage s’égare en rêveries hantées, telle cette séance de portrait où s’invitent ses enfants morts, l’interprète trouve toujours l’exact équilibre entre implication et distance.

Comme s’il constatait que les plus délirants de ses trucs de mise en scène ne doivent jamais s’avérer autre chose qu’un écrin dédié à sa performance, Serebrennikov n’oublie jamais de lui laisser toute la place, le dernier mot, l’ultime pas de danse, jusqu’à la chute.

 

La Femme de Tchaïkovski : Affiche française

Résumé

La Femme de Tchaïkovski est un carrousel cauchemardesque déguisé en drame intimiste, bourré d'idées plastiques folles et jamais surplombantes.

Autre avis Alexandre Janowiak
Avec La Femme de Tchaïkovski, Serebrennikov raconte l'obsession de son héroïne dévote dont les désirs d'amour et de lumière se transforment en folie cauchemardesque et sombres spectres, dans un ride enflammé aussi punk que virtuose.
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Lecteurs

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commentaires
Sanchez
01/03/2023 à 15:40

Une merveille pour le peu qu’on ait été initié à la littérature russe du 19eme. Mention spéciale aux costumes et décors , à la photographie. Hélas , comme tous les films aujourd’hui c’est long , bordel c’est long , 20 minutes en trop comme pour Tár. C’est à cause de cela qu’on passe à côté du terme chef d’œuvre pour qualifier ces films

Eusebio
22/02/2023 à 18:23

Film assez remarques par sa forme et sa mise en scène d'une justesse particulièrement bluffante. Je ne connaissais pas ce cinéaste et je suis très agréablement surpris de cette découverte !
Moins emballé cependant par le jeu de l'actrice principale que je trouve plutôt linéaire et sans contraste, hormis quelques trop rares instants.

Simon Riaux
16/02/2023 à 21:13

@Marc-Aurèle

Petite précision qui ne fait pas de mal.

Mon départ a été planifié et organisé plusieurs mois durant. En ce qui me concerne, je n'ai pas du tout eu le sentiment de partir "par la petite porte", j'ai simplement décidé, en accord avec mes petits camarades, de ne pas mettre en scène un départ, effectué dans la bonne humeur, et surtout de ne pas surjouer une situation qui me donnerait une importance indue.

De plus, les circonstances ont fait que ce départ s'est retrouvé coordonné avec la fin de Pardon le cinéma. Or, laisser à penser, en communiquant dessus, que ce départ pouvait y être lié, au risque d'exposer mes petits camarades au déferlement d'une forme de violence numérique injuste était inenvisageable, à fortiori quand j'entendais l'assortir d'un peu de silence.

Ano
16/02/2023 à 10:58

Un film à la réalisation impeccable, des idées de mise en scène ingénieuses et une photographie magnifique. Et efectivement, Alyona Mikhailova est magnétique, sa performance est à saluer! Malheureusement, le métrage a tendance à trop appuyer son propos pour marteler son message. En particulier dans la seconde moitié, où certaines scènes versent dans le grotesque, avec une mise en scène tape à l'oeil. On en explique la raison à la fin, mais ça reste pour moi une solution de facilité.

Ethan
15/02/2023 à 14:42

@Marc-Aurèle
Très apprécié je ne sais pas, il prenait le temps de répondre ça c'est bien mais à mon avis on le voyait trop. Il y a des fois il supprimait des commentaires injustement. Il faudrait essayer que chacun au sein de la rédaction puissent réagir à leur article avec les internautes

Bonne continuation et bon vent à lui

Marc-Aurèle
15/02/2023 à 12:51

@AlexandreJanowiak
Je ne comprends quand-même toujours pas pourquoi mise à part un misérable tweet, il n'y a eu aucune vraiment communication sur son départ. Il a quand-même travaillé ici 10 ans et il était très apprécié, une simple petite news n'aurait pas été beaucoup et tout le monde aurait été au courant.
J'espère que si à l'avenir un autre rédacteur s'en va il ne sortira pas également par la porte de derrière

Alexandre Janowiak - Rédaction
15/02/2023 à 11:57

@Roxy

Cette critique a été rédigée par Simon durant le Festival de Cannes, on l'a juste remise à jour pour la sortie du film au cinéma. Simon ne bosse plus chez nous malgré tout. Mais comme il a écrit pour EL pendant près de 10 ans, plusieurs de ses critiques remonteront régulièrement sur le site de fait, au gré des diffusions télés.

Le cas de La Femme de Tchaïkovski reste pour le coup une exception concernant les nouvelles sorties.

Roxy
15/02/2023 à 11:48

Je croyais que Simon Riaux ne bossait plus chez vous ?!?!

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