Bardo : critique du rêve d'une vie sur Netflix

Alexandre Janowiak | 16 décembre 2022 - MAJ : 16/12/2022 10:17
Alexandre Janowiak | 16 décembre 2022 - MAJ : 16/12/2022 10:17

En 2000, Alejandro González Iñárritu tournait son premier film au Mexique, Amours chiennes, s'ouvrant les portes d'une fabuleuse carrière de l'autre côté de la frontière, dans le Hollywood californien des Etats-Unis. Vingt-deux ans plus tard, après avoir été adoubé par ses pairs américains aux Oscars avec deux statuettes du meilleur réalisateur d'affilée pour Birdman et The Revenantle cinéaste est revenu au Mexique pour tourner son film le plus personnel, Bardo, fausse chronique de quelques véritésun voyage spirituel semi-autobiographique visible sur Netflix en France.

the revenant

Alejandro González Iñárritu a parcouru un chemin passionnant durant sa carrière, notamment au niveau de la narration. S'il s'est largement reposé sur la structure des films chorals à ses débuts, ses trois premiers films explorant tous plusieurs destins s'entrecroisant à cause d'un accident, il essayait toutefois déjà de varier ce modèle narratif : Amours chiennes se voulait un portrait de Mexico, 21 grammes posait un regard plus global sur une ville universelle tandis que Babel se déroulait aux quatre coins du globe.

Une variation qui s'est prolongée avec Biutiful, son premier film linéaire s'accrochant à un point de vue unique, et surtout Birdman, long-métrage structuré sur un seul plan-séquence, obligeant le cinéaste (et ses acteurs) à complètement démanteler les narrations classiques pour venir sublimer le fond à travers la forme. Et Iñárritu est allé encore plus loin. Pas avec The Revenant – qui fut un énorme défi technique certes, mais s'appuie tout de même sur une structure narrative très hollywoodienne –, mais plutôt avec Carne y Arena.

 

Bardo, fausse chronique de quelques vérités : photo, Daniel Giménez CachoRegard en arrière avant le grand saut vers l'avant

 

Avec son court-métrage en réalité virtuelle (qui lui a valu le très rare Oscar d'honneur pour une contribution spéciale), le Mexicain est venu complètement éclater l'idée même de cinéma et de narration. En délaissant la dictature du cadre pour offrir une expérience de visionnage actif aux spectateurs, désormais acteurs, Carne y Arena se révélait une immersion hors du commun où chaque participant vivait une aventure différente en fonction de ses choix (pour les chanceux ayant pu la vivre, ce n'est malheureusement pas le cas de l'auteur de ces lignes).

Bardo ne pouvait évidemment pas aspirer à un tel aboutissement puisque c'est un film de cinéma, et pourtant, Iñárritu y transcende encore son medium. En refusant de se contraindre à une quelconque structure habituelle, Iñárritu s'essaye ici à une forme cinématographique beaucoup plus expérimentale, lui ouvrant les portes d'un cinéma d'une liberté totale.

 

Bardo, fausse chronique de quelques vérités : photoSe libérer

 

7 ½

Dès son ouverture, où une ombre gigantesque tente de s'envoler dans le désert mexicain, Bardo évoque l'introduction du Huit et demi de Federico Fellini. Ce n'est évidemment pas anodin puisque si Fellini suivait un cinéaste dépressif se réfugiant dans ses souvenirs, le sixième film d'Iñárritu raconte l'histoire d'un personnage étant confronté à une crise existentielle le plongeant dans une véritable aventure spirituelle. Et forcément, comme Fellini, Iñárritu va en faire une introspection de sa propre vie, se servant de la fiction pour explorer une forme de réalité.

Car le cheminement de Silverio Gama, journaliste et documentariste mexicain exilé à Los Angeles, retournant dans son pays natal pour recevoir un prix prestigieux, se confond inévitablement avec le parcours d'Iñárritu lui-même. Le réalisateur ne s'en cache d'ailleurs pas : "À travers le cinéma, à travers mon alter-ego, Silverio Gama, merveilleusement interprété par Daniel Giménez Cacho, j'ai cherché à réveiller et explorer mes souvenirs familiaux en même temps que les souvenirs collectifs de mon pays".

Du reste, les nombreux clins d'oeil à sa filmographie passée (des chiens rappelant Amours Chiennes, un homme déguisé en coq évoquant Birdman, un magasin nommé La tour de Babel, cette idée de l'âme ravivant 21 Grammes, cette montagne de corps remémorant les visions du héros de The Revenant...) en attesteront tout au long du trajet.

 

Bardo, fausse chronique de quelques vérités : photo, Daniel Giménez CachoBirdman te revoilà

 

Un choix passionnant sur le papier donc qui pourra toutefois décontenancer. Difficile en effet de complètement adhérer au projet dans un premier temps tant le cinéaste décide de bousculer les codes de narration classiques. Entre un bébé refusant de naître, un métro complètement inondé ou une rencontre avec l'ambassadeur des États-Unis où l'histoire du Mexique se rejoue sous les yeux de Silverio, la première demi-heure de Bardo enchaine les séquences sans jamais donner d'indications aux spectateurs. Est-ce la réalité du personnage ou est-ce un pur fantasme ? Vit-il ce que le film nous montre ou l'imagine-t-il uniquement ?

Même si l'ensemble est magnifiquement mis en scène par Iñárritu (la reconstitution burlesque de la bataille impressionnante, l'envolée inaugurale subjective fascinante...), ce flou permanent laisse alors pantois. Au point de poser une question majeure : Iñárritu est-il en plein égo-trip futile ou construit-il, au contraire, un chef-d'oeuvre introspectif dont nous n'avons pas toutes les clés ? Chacun se fera sûrement sa propre idée, mais force est de constater que Bardo imprègne l'esprit au fil des séquences, jusqu'à transmettre une puissance émotionnelle inédite.

 

Bardo, fausse chronique de quelques vérités : photoLe déclic émotionnel

 

voyage au bout de la vie

La force de Bardo se trouve en grande partie dans sa liberté constante, jouant en permanence de son mystère pour emmener le spectateur là où il ne s'y attend pas, jamais. Le déclencheur intervient d'ailleurs sûrement à la fin de cette première demi-heure, lorsque Silverio rentre chez lui et s'adonne à une partie "d'attrape-moi si tu peux" avec sa femme. Un jeu déviant rapidement lorsqu'elle disparaît littéralement dans un placard avant de réapparaitre comme un fantôme au bord d'un lit, sa silhouette se confondant avec les ombres, les pièces se transformant au gré des passages...

À ce moment-là, Bardo mue complètement dans une forme de surréalisme à la poésie déchirante. Un onirisme qu'il ne faut pas tenter de rationaliser dans chaque séquence, chaque discussion... mais plutôt vivre, simplement. Car Bardo se ressent, se respire. Si le long-métrage évoque ainsi toute une salve de thématiques classiques – le deuil, le désir, la peur, le souvenir, la famille, le regret, la transmission, l'amitié, la parentalité, les racines, la célébrité, la vie d'artiste –, il ne repose sur aucun véritable marqueur narratif. Au contraire, il s'appuie quasi-uniquement sur la force des émotions pures (malgré un symbolisme parfois manifeste), Iñárritu se livrant intimement avec une humilité poignante.

 

Bardo, fausse chronique de quelques vérités : photoPleurer une lumière perdue

 

Qu'il se questionne sur le temps qui passe (ce cycle du soleil en un seul plan magique), médite sur l'histoire du Mexique (un échange surnaturel avec Cortès sur une montagne de cadavres proche des vestiges d'un dieu), pleure un enfant perdu (une scène bouleversante à la plage) ou raconte l'enfer des migrants et/ou expatriés (une traversée de la frontière spectaculaire ; un passage de douane aussi burlesque qu'offensant), Bardo transpire la sincérité à travers chaque plan, chaque idée. Impossible de ne pas croire une seule seconde en l'authenticité de ce qu'expose le Mexicain durant les 2h40 de Bardo.

Le chaos perpétuel du voyage qu'il nous propose en est d'ailleurs l'une des plus belles preuves, Iñárritu ne cherchant jamais à contenter le spectateur en le guidant, mais s'engageant plutôt à lui faire vivre ce parcours existentiel tel qu'il l'a conçu. Soit en s'affranchissant totalement des contraintes de temps et d'espace, laissant voguer son personnage à travers les lieux (d'un métro à une maison, d'un Mexico nocturne à une plage ensoleillée, d'une balade sur le sable à un vol en avion...) dans une fluidité scénique et scénaristique enivrante, accompagnée par la bande-originale envoûtante de Bryce Dessner (et parfois Alejandro González Iñárritu lui-même).

 

Bardo, fausse chronique de quelques vérités : photoLa mort ou la renaissance des idoles

 

rebirth of an artist

Il y a forcément des séquences qui sont plus émouvantes que d'autres à travers ce procédé très dense et faussement léger. Ainsi, il sera probablement plus facile pour un simple spectateur européen de s'émouvoir devant tous les passages familiaux (sans aucun doute les moments les plus vibrants) que sur le devoir de mémoire de l'Histoire du Mexique. Malgré tout, le voyage est si singulier que le trouble l'emporte souvent sur l'entendement.

"La vie n'est qu'une courte série d'événements absurdes" assène d'ailleurs le père de Silverio lors de retrouvailles terriblement touchantes où le journaliste renoue avec son corps d'enfant le temps d'une scène, et c'est peut-être ce qui résume le mieux le schéma de Bardo. Pourtant, rarement un film aura trouvé autant de sens au fil de son absurdité.

 

Bardo, fausse chronique de quelques vérités : Photo Daniel Giménez CachoMiroir d'une vie ou d'une mort

 

Le long-métrage a beau jongler constamment entre le rêve et la réalité – passant d'une séquence bavarde très concrète (passionnante discussion avec Luis, probable alter-ego de Guillermo Arriaga, ancien collaborateur d'Iñárritu) à un déferlement visuel fantasmagorique (l'incroyable scène de la fête portée par un Let’s Dance a capella de David Bowie) sans véritable liant –, l'intime et l'universel, la joie et la tragédie, il gagne un peu plus en cohérence à chaque instant.

Car même si Bardo doit s'expérimenter sans autre ligne conductrice que celle du coeur, Iñárritu ne se dérobe pas, offrant la clé de cette balade mystique dans le dernier quart du film. Le moyen, à la fois, de récompenser les spectateurs persévérants et de raccorder chaque élément avec une harmonie stupéfiante. Iñárritu en extrait alors une oeuvre cathartique, bien sûr, mais atteint peut-être aussi une forme d'apogée narratif, enfantant sa propre renaissance artistique. Brillant.

Bardo est disponible sur Netflix depuis le 16 décembre 2022 en France

 

Bardo, fausse chronique de quelques vérités : Affiche US

Résumé

Quête identitaire, réflexion sur son statut d'artiste, élégie de son pays natal et lettre d'amour à sa famille, Iñárritu se livre avec Bardo. Un voyage spirituel riche, humble et vibrant dans les méandres de son cerveau endolori, empreint d'un surréalisme fellinien envoûtant.

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(2.8)

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commentaires
Euh
01/02/2023 à 23:58

Bon effectivement, c'était aussi lourdingue que Birdman, alors oui c'est techniquement impeccable, parfois vraiment beau. Un exemple parmi d'autres : l'image de cette pile de cadavres se suffit à elle-même, à quoi bon enchaîner avec un dialogue interminable qui surligne tout, Inarritu est vraiment un bourrin.

Brigitte Bardo
27/01/2023 à 01:01

Comme d'habitude avec ce réal, c'est du grand cinéma. Fabuleux sur la technique, intelligent dans son propos, tortueux mais pragmatique... ultra original. Juste bravo!

Ano
23/12/2022 à 09:38

J'aurai voulu aimer ce film, mais c'est une déception pour moi.
Si au début du métrage, j'étais happé par la beauté formelle de ces visions proposés, la réalisation au cordeau, et l'univers un peu loufoque, je dois dire que l'ensemble tourne un peu à vide. Je me suis mis à énumérer toutes les références du film, au lieu de me focaliser sur ce qui se passe, et ça n'est jamais bon signe. A force de se disperser dans son histoire, on perd en émotion. Et puis cette manie de tout surligner, surexpliquer... On ne laisse pas de place à l'interprétation, l'imagination, et au final ce "rêve" sera vachement balisé.

Mawuena (Bande2Cine)
20/12/2022 à 21:52

Au toit début, il faut avouer que le film est assez déroutant par sa liberté artistique et narrative. Et puis peu à peu, je pense qu'il faut laisser le film nous prendre par la main et surtout nous fait questionner sur le fait d'être un film et surtout d'être une œuvre d'art.
Au final le film le plus personnel d'Inarritu et l'une des propositions les plus ambitieuses et créatives en termes de cinéma sur Netflix

Orange
17/12/2022 à 02:17

Nombriliste pour public en quête de vie par procuration, faut aimer le truc.

rientintinchti2
16/12/2022 à 23:04

On dirait une bio sur beigbeder en mode jet set vip paris by night sous cachetons

Euh
16/12/2022 à 19:37

En espérant que ce soit moins relou nombriliste que Birdman et plus viscéral à l'image de The revenant, mais j'en doute

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