Memories : critique dont on se souviendra

Déborah Lechner | 24 août 2022 - MAJ : 24/08/2022 20:02
Déborah Lechner | 24 août 2022 - MAJ : 24/08/2022 20:02

Après la ressortie d'Akira au cinéma en août 2020, Eurozoom a distribué sur grand écran la version restaurée du film Memories pour la première fois en France après sa sortie en 1997. Toutes les meilleures conditions sont donc réunies pour (re)plonger dans l'univers aussi inquiétant que fascinant de Katsuhiro Otomo

ATTENTION : quelques spoilers

DU CINÉMA, ET DU GRAND

Memories est un assemblage de trois moyens-métrages et une collaboration de plusieurs noms et talents incontournables de l'animation japonaise : Katsuhiro Otomo (le créateur d'Akira), le regretté Satoshi Kon (Perfect Blue, Millennium Actress, Paprika), Tensai Okamura (l'animateur de Mon voisin Totoro et Ghost in the Shell) ainsi que Kôji Morimoto (l'animateur de Kiki la petite sorcière et Roujin Z). Forcément, étant donné la somme de génies qui l'a composé, ce film de 1995 supervisé par Katsuhiro Otomo est un chef-d'oeuvre à ranger parmi les autres références nippones.  

 

Memories : photoMagnetic Rose
 

Comme l'adaptation d'Akira qui a marqué le début d'une nouvelle ère pour la japanimation à la fin des années 80, Memories avait l'ambition de gommer la frontière entre le dessin animé, encore peu estimé, et le cinéma en prises de vues réelles traditionnel en s'appropriant ses genres et ses techniques.

La première histoire, Magnetic Rose, est un space opera vertigineux qui tire notamment sa puissance de son lyrisme (accentué par ses airs d'opéra) et sa profonde mélancolie. La deuxième, Stink Bomb, est une comédie absurde sur un homme qui s'est transformé malgré lui en arme biologique, bien que le récit brille plus par sa tristesse et son cynisme sous-jacents que ses ressorts humoristiques. Le troisième, Cannon Fodder, est un faux, mais non moins impressionnant, plan-séquence sur le quotidien d'un père et de son fils dans une ville où les coups de canon rythment la vie de ses habitants. 

 

Memories : photoStink Bomb

 

Dans les trois cas, il s'agit de pépites d'animation (et la présence des studios 4°C et Madhouse y est pour beaucoup), de mise en scène, de réalisation et de direction artistique. Les moyens-métrages offrent au public du grand spectacle de cinéma et toute la démesure qu'on peut attendre d'un blockbuster (sorties spatiales, machineries géantes et cadres grandioses). Avec leurs explosions à la chaîne, tous renouent également avec l'appétit insatiable d'Otomo pour les séquences d'émeutes et de destruction qu'on retrouvait déjà dans son manga Fireball, son adaptation d'Akira ou Roujin Z, un film trop peu cité dont il a écrit le scénario et assuré une grande partie de la direction artistique. 

Katsuhiro Otomo n'a cependant pas renié les possibilités propres à l'animation ni son potentiel narratif. Dans Cannon Fodder, la seule partie qu'il a réalisée, les traits épais et hachurés des dessins plus stylisés renvoient aux planches de bandes dessinées européennes. Enfin, pour revenir à l'essence de l'animation et l'utiliser au sens le plus littéral du terme, les dernières minutes du métrage, qui sondent l'esprit et l'imaginaire du jeune protagoniste, prennent la forme d'un dessin qui prend vie pour une dernière hybridation du genre. 

 

Memories : photoCannon Fodder 

 

L'IRONIE DU SORT

Memories, qu'on peut voir comme un autre laboratoire expérimental, a donc un peu plus participé à donner au médium ses lettres de noblesse et à l'amener à un nouveau public. En allant plus loin encore qu'Hayao Miyazaki et les autres productions du studio Ghibli, l'enjeu du film était à la fois de consolider l'imaginaire SF et dystopique de l'artiste, mais aussi de pousser l'animation vers des thématiques plus sombres, complexes et ouvertement politiques. 

 

Memories : photoSubtile référence à Akira ? 

Se répartissant en une tragédie faussement romantique, une farce grinçante et une tranche de vie mourante, les trois parties gardent comme fil conducteur la vision extrêmement pessimiste de l'auteur concernant le futur. Il l'associe au déclin civilisationnel et à la perversion de la technologie, en particulier des armes et de l'intelligence artificielle qui se substitut à l'homme ; des thématiques qui irriguent l'oeuvre de Katsuhiro Otomo depuis ses débuts et qu'on retrouvera plus tard encore, par exemple dans son scénario de Metropolis.

Comme à son habitude, l'artiste s'est également servi des codes de la science-fiction pour décortiquer les travers sociétaux du Japon avec un discours antimilitariste et antiélitiste à peine voilé. Ses histoires parlent de personnages anti-héroïques et de sociétés qui courent à leur perte à force de passer à côté de l'évidence. Dans Magnetic Rose, Miguel se laisse aveugler par ses fantasmes et n'a plus conscience d'être manipulé. Dans Stink Bomb, Nobuo Tanaka est trop bête pour comprendre qu'il met en danger toute la ville et l'armée est trop incompétente pour comprendre que c'est elle qui fait empirer la situation.

 

Memories : photoSouvenirs corrompus

Enfin, Canon Fodder explicite le propos à travers sa ville qui ne sait plus vivre pacifiquement et maintient l'illusion d'un conflit armé par commodité, pour garder la population sous contrôle. Les ennemis sont invisibles et les canons tirent vers un horizon brumeux, sans certitude que les boulets arrivent à une quelconque destination, tandis que les rares protestations et revendications de la classe ouvrière sont au mieux ignorées, au pire étouffées. 

Plus révélateur encore, le petit garçon endoctriné demande à un moment qui sont ces fameux "ennemis" autour desquels s'articulera toute son existence. La réponse évasive de son père est lourde de sens et de sophisme : "tu comprendras quand tu seras grand". Il finit alors par clamer qu'il veut plus tard être canonnier, laissant ainsi perdurer le leurre et la soumission qui se transmettent docilement de génération en génération

 

Memories : photoSe résigner à l'incompréhensible

 

LES DÉBUTS DE SATOSHI KON

Memories a aussi marqué les débuts de Satoshi Kon comme cinéaste, alors qu'il n'était encore que l'assistant de Katsuhiro Otomo. Celui-ci lui a confié le scénario de Magnetic Rose, écrit à partir d'une de ses nouvelles. S'il avait déjà affiné son style aux côtés de son mentor, ce premier segment lui a permis d'étaler toutes les thématiques qui ont servi de fil rouge à sa trop courte filmographie.

En partant d'un récit peu dense, voire même carencé, le futur maître des illusions et prestidigitateur cinématographique a esquissé les contours de son univers chimérique et parfois cauchemardesque. Probablement influencé par le Solaris d'Andreï Tarkovski, il prend plaisir à tordre les perceptions et à superposer des notions métaphysiques aussi opposées que complémentaires - le rêve et la réalité, le vrai et le faux, le passé et le présent, la vie et la mort - pour mieux faire divaguer ses personnages et instiller le doute chez son public.

 

Memories : photoSatoshi Kon et les personnages féminins, toute une histoire

 

À mesure que les deux astronautes s'enfoncent dans le manoir, le futur prodige multiplie les détournements paranormaux et surnaturels pour ne révéler ses véritables enjeux thématiques que dans un dernier acte particulièrement tragique et métaphorique (l'idée du musée qui devient un tombeau, notamment). Jusqu'aux tous derniers instants, en laissant simplement apparaître quelques pétales de rose, il maintient l'ambiguïté concernant le sort d'Heintz, bien que la scène la plus représentative du mirage soit celle du diner de famille avec ce bouquet de fleurs qui se fanent et se restaure de façon cyclique et anxiogène.

S'il n'a pas eu le même impact qu'Akira dans la culture populaire, il n'empêche que Memories est un autre tour de force technique et narratif qui s'est imposé comme un des films les plus visionnaires et importants de sa génération. 

Memories ressort en salles ce 24 août 2022

 

Memories : Affiche officielle

Résumé

Entre sa richesse thématique et esthétique autour de la science-fiction et sa réalisation de maître, le seul tord de Memories est de ne pas être ressorti plus tôt dans les cinémas français.

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Lecteurs

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commentaires
ChaosEngine
29/08/2022 à 12:36

Je n'avais jamais vu cette anthologie et j'ai été scotché par cette découverte.
Les scénarios sont certes plus ou moins captivants : le scénario de Stink Bomb est par exemple complètement barré ! Et celui de Cannon Fodder m'a moins accroché, mais dans les deux cas la perfection de l'animation et de la mise en scène m'ont remis dans le bain.
En fait, selon moi le seul petit reproche qu'on pourrait faire, c'est que Magnetic Rose est tellement puissant et magistral qu'il devrait passer en dernier après les deux autres... Quel chef-d'œuvre de SF !!

Neji
29/08/2022 à 00:59

Un kiffe pour toujours et depuis toujours.
Je vais me le faire enfin sur grand écran un bonheur.

Titi29
25/08/2022 à 22:57

En VOST bi évidemment. Un régal

Zapan
25/08/2022 à 21:37

Bon sang elle est où la chaîne qui balance de l'animé comme ça à longueur de journée?

Parmis les films animés découpés en short, celui-là est sûrement l'un des meilleurs mais il y a tellement de perles de l'animation japonaise des années 80 90 que c'est tjrs un plaisir à découvrir ou revoir!

Du coup ca tombe bien, je rentre en France aujourdhui et je vais me revoir ca au ciné.

Popeye
25/08/2022 à 15:52

Je l'avais vu en salle en festival il y a plus de 25 ans. Je m'étais ensuite fait envoyer par un ami du Japon le dvd collector dans sa grosse boîte noire carrée. Pour Otomo, et pour Satoshi Kon (RIP), il faut aller le voir et le revoir. Il faut aussi lire le livre passionnant de Julien Sévéon sur Satoshi Kon qui parle en détail du travail de Satoshi sur le premier segment.

MadMcLane
24/08/2022 à 19:51

En bonne place dans ma collection DVD, le meilleur segment reste la rose magnétique qui est un petit bijou. J'hésite presque à craquer pour le blu-ray....

Zazou
24/08/2022 à 17:25

Je l'avais acheté en dvd zone 1 il y a fooooooooort longtemps aux Champs Elysées.

Il m'avait coûté un bras.

Ça me fait bien mal de le remplacer par une meilleure édition, trop d'affect.

Okay
24/08/2022 à 17:07

Dans mon cinéma j'ai le choix entre VF et VOST, vous préconisez quelle langue?

DjFab
24/08/2022 à 16:05

Enfin en blu-ray (steelbook), et enfin revu, quel plaisir !

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