As Bestas : critique d’un film monstre

Antoine Desrues | 28 février 2023 - MAJ : 01/03/2023 10:19
Antoine Desrues | 28 février 2023 - MAJ : 01/03/2023 10:19

Après El Reino, Madre et Antidisturbios, le génial Rodrigo Sorogoyen est de retour avec As Bestas, thriller rural où Denis Ménochet et Marina Foïs font face à des voisins espagnols pas commodes. Sa caméra flottante et focalisée ne fait pas qu’engendrer une atmosphère angoissante. Elle sublime un regard fascinant sur la bestialité de ses personnages, merveilleusement croqués. Critique.

E Viva España

En quelques films (Stockholm, Que Dios Nos Perdone, El Reino et Madre) et une série (Antidisturbios), Rodrigo Sorogoyen s’est tout bonnement affirmé comme l’un des plus brillants cinéastes en activité. Sa caméra grand-angle malickienne, son sens aiguisé du découpage et sa direction d’acteurs virtuose en font déjà un maître du suspense, qui modernise avec brio une certaine grammaire originelle du septième art.

Avec As Bestas, le bonhomme ne fait pas que se renouveler. Il impose une nouvelle marque, dès le départ, à travers une scène d’une puissance symbolique folle, où des aloitadores attrapent et tentent de dompter avec leurs seules mains un cheval sauvage. Non seulement l’image connaît une répercussion plus tard dans le film qui fait l’effet d’un coup de boule en pleine tête, mais le réalisateur y convoque une allégorie à la Eisenstein, réveillant les montages parallèles traumatisants de La Grève et ses bœufs égorgés.

 

As bestas : Photo Denis MénochetFaut pas le faire ch**r Denis

 

Tout un programme, dont on comprend bien vite la nature d’avertissement. Antoine et Olga (Denis Ménochet et Marina Foïs, plus inspirés que jamais) sont installés depuis quelques années dans la cambrousse espagnole, afin d’y cultiver un rêve de fruits et légumes bio. Tout cela est bien beau et louable, sauf que le village qu’ils essaient de retaper aurait pu être rasé pour que des éoliennes y soient construites. Leur refus face à l’offre a engendré la colère de leurs voisins, Xan (époustouflant Luis Zahera, déjà aperçu dans El Reino) et Lorenzo (Diego Anido), démunis quant à leur pauvreté qu’ils espéraient enfin fuir.

Petit à petit, la haine se transforme en coups bas, en harcèlement et en menaces, si bien qu’Antoine met de l’huile sur le feu en essayant de filmer Xan et Lorenzo au moment de leurs exactions.

 

As bestas : photoLes moissons du fiel

 

Sorogoyes

Construit sur une rupture franche qu’on ne spoilera pas, As Bestas est un film bicéphale. Bicéphale dans le sens où Sorogoyen confirme à quel point son sens de la mise en scène sait manipuler notre regard. Ses longues prises enchanteresses s’attardent avec finesse sur le quotidien de ses comédiens principaux, sur leurs gestes assurés et sur leur routine peu à peu pervertie.

En isolant Marina Foïs au milieu d’un champ de tomates empoisonné, ou en étriquant le physique massif de Denis Ménochet dans sa voiture, le réalisateur nous entraîne dans leur spirale paranoïaque. On les plaint, on compatit, et on prend même peur pour eux lors d’une séquence tendue au cœur d’une route bloquée en pleine nuit.

 

As bestas : photo, Marina FoïsMarina Foïs, éblouissante

 

Et puis, comme à son habitude, c’est par le plan-séquence que Sorogoyen opère un point de bascule. Depuis le morceau de bravoure inaugural de Madre, le cinéaste sait convoquer la réalité d’une situation par le simple étirement de sa durée, soudainement oppressante. Mais par rapport à l’exemple pré-cité, As Bestas n’a pas besoin de grands travellings et autres panoramiques millimétrés. Au comptoir d’un bar, c’est un plan fixe qui nous tétanise, et bouleverse notre rapport aux personnages.

En donnant la parole à Xan dans un échange ciselé, on perçoit Antoine et Olga comme des envahisseurs, des gentrifieurs bien trop heureux d’imposer leur modèle de vertu sur une Espagne au bord du gouffre. "Tu joues au fermier depuis deux ans", lui sort de façon lapidaire son voisin sanguin, tandis que toute la misère de leur situation éclate à la figure du protagoniste.

 

As bestas : photo, Denis Ménochet, Luis ZaheraLa partie de dominos la plus stressante du monde

 

En toute bonne foïs

Sans jamais juger (c’est aussi là la force de sa caméra patiente), Rodrigo Sorogoyen dépeint des personnages toujours plus enfermés dans leur égoïsme et leur autosatisfaction, quel que soit le bien-fondé de leurs actions. Les rêves de chacun grandissent aussi vite qu’ils s’écroulent, mais le cinéaste se passionne justement pour l’acharnement, qui trouve toute sa raison d’être dans le deuxième plan-séquence époustouflant du film, centré sur une dispute familiale.

Moins un film de redneck qu’un véritable western moderne, As Bestas confronte les points de vue pour mieux encapsuler une xénophobie que rien ne peut désamorcer. Le sens du rythme et du montage de Sorogoyen est toujours porté sur des regards insistants et sur des trajectoires coupées, le tout avec une maîtrise de la tension proprement hallucinante, comme si chaque dialogue pouvait à tout moment se transformer en fusillade à la Leone.

 

As bestas : photo, Denis MénochetC'est loin mais c'est beau

 

Tout en investissant un genre différent de ses précédentes œuvres, l’auteur signe ici une synthèse foisonnante de sa filmographie, avec le déni comme l’une de ses figures centrales. Là où El Reino filmait l’effondrement de tout un système politique et de ses ramifications mafieuses, Sorogoyen explicite le parti-pris de son cinéma par cette nature enveloppante et sublime, ce territoire que chacun pense pouvoir défricher.

Ces (anti-)héros sont toujours à la recherche d’un contrôle vaniteux de l’espace, de leur pré carré (littéralement), alors même que ce dernier ne peut que les engloutir (voir cette scène où les pâles d’une éolienne deviennent un moulin moderne à la Don Quichotte). Qu’importe le bord politique de ses personnages : Sorogoyen s’intéresse au système de pensée des êtres qu’il filme, et à leur soif perpétuelle de destruction. Comme le sous-entendait le titre d’El Reino, As Bestas confirme que ce cinéma, toujours aussi humain et bouleversant, n’a finalement qu’une chose en tête : capter l’écroulement de petits royaumes.

 

As bestas : affiche

Résumé

Toujours plus brillant à chaque film, Rodrigo Sorogoyen touche au sublime avec As Bestas. L’auteur y tisse une synthèse passionnante de son art, dans un écrin de thriller rural d’une maîtrise indécente. L’un des films majeurs de l’année !

Autre avis Geoffrey Crété
Massacre à la tronçonneuse sans tronçonneuse, mais avec de la boue et de la rage. Une lente, éprouvante et étouffante descente aux enfers, où Rodrigo Sorogoyen démontre (définitivement) sa maîtrise foudroyante du cinéma.
Autre avis Simon Riaux
Sur le papier, Sorogoyen livre son récit le plus ramassé. Dans les faits, il compose un western désenchanté, qui prend le pouls d'une société désagrégée, dont les bouffées de violence mais aussi d'amour électrisent, par-delà le bien et le mal. Extraordinaire.
Autre avis Alexandre Janowiak
As Bestas démarre comme un petit thriller sous tension entre conflit de voisinage et lobbying environnemental, avant de basculer dans un drame familial désespéré et oppressant en quête de réponse. Un vrai coup de poing furieux magnifié par la patte Sorogoyen.
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Lecteurs

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commentaires
Lili44
12/03/2023 à 12:01

Première heure et demi absolument magistrale puis ces trois derniers quart d'heure durant lesquels Marina Foïs et l'ado descendent le niveau de jeu à la hauteur d'un épisode de "Plus Belle la Vie". Quel gâchis !!!

Flash
05/03/2023 à 21:48

Je rejoins complètement l’avis de Sanchez, excellent film jusqu’au 30 dernières minutes assez banales et surtout l’interprétation très mauvaise de l’actrice qui joue le rôle de la fille.
Presqu’un sans faute.

Solan
03/03/2023 à 14:43

>> Dick Laurent
Non, idem ici. J'aime bien le réal' pour autant, et il y a des qualités évidentes dans As Bestas. Mais l'angle des locaux est trop peu exploité, au détriment des Français. C'est dommage tant il y avait un postulat de hisser les deux sur le plan humain, et là, il y a surtout un prisme qui est valorisé. Pas si contrasté et nuancé que cela, un peu manicchéen, en dépit de belles séquences (la discussion au bar, notamment ; l'échange entre la mère et la fille). Et puis, cette césure d'un an, non annoncée, m'a un peu laissé perplexe sur la forme comme le fond. J'en attendais peut-être trop, après tout.

Dick Laurent
01/03/2023 à 12:00

Bon je dois être le seul à avoir trouvé ça hyper convenu et complètement téléphoné....des bonnes scènes de tension au début, une vraie réflexion sur les rapports de classe, mais ça reste un fine laborieux et trop surligné. Déception de l'année me concernant...

Vulfi
01/03/2023 à 05:02

Super film.

Tchabo.
01/03/2023 à 00:24

Beau film , le sujet est excellemment et finement traité , les acteurs sont "vrais " Merci .

kast_or
24/01/2023 à 00:01

Mais quel claque !
Magistral du début à la fin. En 2 répliques l'atmosphère du film est posée. Une tension comme j'en ai rarement vu.
Les acteurs sont excellents, les dialogues tellement justes, la réalisation aux petits oignons.
L'histoire est simple en soit mais tout est tellement bien construit, jamais dans l'excès, toujours froid et réaliste. Les personnages sont tellement crédibles et riches.
J'en ai eu les yeux rougies sur la fin.

Mélina JUMP
14/08/2022 à 20:59

Critique très dense et intéressante.
Merci Antoine !
J'ai adoré ce film. Je suis sortie de la salle totalement chamboulée. Les acteurs sont époustouflants, je vivais chaque scène avec eux.

cécile
12/08/2022 à 11:31

vous 'allez pas rire du tout. Mais prendre une claque. Le fond et la forme sont justes. leçon sur le génèse de la violence dans la race humaine.

Sanchez
26/07/2022 à 01:01

Voilà un film qui tient toutes ses promesses , à savoir une réalisation magistrale qui n’en fait pas des caisses , un sujet intelligemment exposé et développé (pas au chausse pied comme dans la nuit du 12 et les nuits de mashadd), des acteurs admirables dont « fun méchant » particulièrement réussi car à la fois ignoble et humain (prend en de la graine Marvel et autres bouses amerloc). Le plan séquence au midpoint du film est magistral et assurément un des grands moments ciné de l’année. Dommage que l’autre 30 min après n’est pas la hauteur avec son côté film français intimiste et son actrice sortie tout juste du cours Florent.
Le film de l’été ? Probablement

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