Jungle rouge : critique entre camarades

Déborah Lechner | 24 juin 2022 - MAJ : 25/06/2022 16:49
Déborah Lechner | 24 juin 2022 - MAJ : 25/06/2022 16:49

Il n'y en aura certainement que pour Buzz l'Éclair, mais le dernier Pixar n'est pas le seul film d'animation à être récemment sorti en salles. Il y a aussi Jungle rouge, réalisé par Zoltan Horvath et Juan José Lozano, qui s'adresse essentiellement à un public adulte, parfois maladroitement, mais s'avère des plus pertinents dans son utilisation de l'animation. Attention : légers spoilers !

APOCALYPSE NOW

Jungle Rouge revient sur les dernières années de la vie de Raul Reyes, le numéro 2 des Farcs tué dans un raid de l'armée colombienne et de la CIA en mars 2008. Comme l'explique le carton d'ouverture, sa mort a marqué un tournant majeur pour la guérilla communiste, qui a déposé les armes quelques années plus tard, après plus de 50 ans d'activité.

Mais tout ça n'a finalement que peu d'importance, étant donné que le mouvement révolutionnaire, ses origines, son organisation, le contexte géopolitique et sociétal dans lequel il s'inscrit ou même les conséquences de la mort de Raul Reyes ont en grande partie été évacués du scénario pour se focaliser sur la perdition d'un homme, dont la cause et la raison lui ont échappé.  

 

Jungle rouge : photoRaul Reyes incarné par l'acteur colombien Alvaro Bayona

 

Avant de se lancer dans l'écriture et le développement de leur film, les réalisateurs Zoltan Horvath et Juan José Lozano (en plus du co-scénariste Antoine Germa) ont eu accès à la correspondance informatique de Raul Reyes - des milliers de mails qui ont pris des airs de journal de bord, mais aussi de journal intime. Face à la dimension romanesque inattendue du personnage, l'équipe a préféré s'attarder sur sa condition humaine plus que son impact historique ou ses faits d'armes. Tous les éléments factuels présentés dans le film motivent ainsi son délitement psychologique et permettent d'ancrer le récit dans notre réalité pour mieux appuyer le fait qu'il s'en détache complètement. 

La vidéo d'Ingrid Bétancourt ou l'élection de Nicolas Sarkozy - présentées comme des images d'archives - servent donc plus de détonateurs que de parenthèses narratives ou réel enrichissement scénaristique. Les prisonniers, le chef de la guérilla, les soldats colombiens ou encore le président Uribe ne sont d'ailleurs jamais présents physiquement à l'écran. Ce traitement hermétique aurait cependant mieux fonctionné si le scénario était entièrement centré sur Raul au lieu de s'étendre plus superficiellement sur ses camarades.

 

Jungle rouge : photo Vera Mercado, Álvaro BayonaLe début de la fin

Les différents personnages qui gravitent autour de lui ne servent qu'à illustrer les contradictions des forces armées et soulever des problématiques qui auraient mérité d'être approfondies comme la place des femmes chez les Farcs ou l'impossibilité morale de rester fidèle à la cause. Le film balaye les points litigieux comme l'implication de la CIA et des puissances étrangères, le traitement médiatique de la guérilla ou les méthodes barbares de l'armée colombienne. Il reste en surface pour ne pas risquer de pencher d'un côté de la balance, le carton d'ouverture précisant pourtant que "cette reddition ne marque pas la fin de la lutte" et que "la violence, l'injustice et la corruption demeurent" comme si le film voulait décortiquer le sujet, alors qu'il l'effleure à peine. 

Plusieurs scènes paraissent quant à elle trop artificielles, comme la confrontation entre soldates qui n'est qu'un prétexte pour parler brièvement de la vision idéaliste qu'ont les révolutionnaires d'eux-mêmes, ou encore le lynchage d'une des leurs pour aborder leur radicalisation et par extension leur radicalité. Mais ses notes d'intention ne servent qu'à enrichir le portrait de Raul, à analyser ses réactions et son comportement en cas de crise ou de conflit interne, les autres personnages - en particulier Gloria - étant principalement des jauges et boussoles humaines. 

 

Jungle rouge : photo Vera Mercado, Patricia TamayoDes personnages qui n'ont pas la place pour exister

 

RÉANIMATION

Comme le dit aussi le carton d'ouverture : "Dans cette histoire, tout est vrai. Ou presque". Si la trame suit les événements historiques qui ont conduit les Farcs à déposer les armes et présente ou mentionne des personnalités qui ont réellement existé, les réalisateurs ont judicieusement recouru à l'animation pour se distancer du traitement plus froid et factuel des films et séries documentaires qui composent la majeure partie de la filmographie de Juan José Lozano. Le fait d'avoir d'abord filmé des acteurs en prises de vues réelles sur fond vert avant de créer tous les décors et d'harmoniser ensuite le tout permet de naviguer dans un entre-deux visuel qui laisse tour à tour la réalité ou la fiction prendre le dessus.

L'animation fait en sorte de se couper du biopic trop formel en sondant l'esprit agité de Raul Reyes à travers quelques séquences oniriques, qui se démarquent par une animation 2D minimaliste et des couleurs criardes. Les premières témoignent de la mégalomanie de cet homme qui se rêve grand révolutionnaire, jusqu'à ce qu'elles deviennent plus cryptiques et cauchemardesques, voire prémonitoires comme la vision d'un fleuve ensanglanté où gisent les cadavres du groupe armé peu de temps avant l'assaut de l'armée colombienne. 

 

Jungle rouge : photoLe pouvoir plus que le devoir

 

Le serpent qui tue le chien dans les premières secondes du film est l'occasion pour Raul de rappeler à ses camarades l'importance de ne pas baisser sa garde, de rester vigilant pour anticiper l'attaque, allant ensuite rapidement à l'encontre de ses propres directives. Le serpent devient une figure métaphorique, celle du danger et de la menace que Raul refuse de prendre en considération, son propre déni laissant place à la fatalité qui se rapproche de lui jusqu'à son étreinte mortelle.  

La dernière séquence illustre elle aussi son aveuglement, ce dernier s'imaginant acclamé par le peuple après avoir renversé le pouvoir alors qu'il a perdu le soutien des Colombiens plusieurs mois auparavant, mais a, là encore, préféré faire comme si le vent tournait au contraire en sa faveur. 

 

Jungle rouge : photoRaul tente de fuir l'inévitable

JUNGLE CRUISE 

Forcément, la dégradation mentale de Raul va de pair avec la déroute des Farcs, et leur chute commune se reflète dans l'illustration de la jungle, qui est traitée comme un personnage à part entière. Au début du film, cette dernière est presque semblable à une forêt suffisamment clairsemée pour dégager le ciel et arbore une végétation verdoyante presque idyllique. Leur camp est également bien établi, Raul et l'émissaire européen discutant dans une infrastructure coupée de l'extérieur. Mais quand la situation tourne à leur désavantage, l'image s'assombrit et le scénario profite de la saison des pluies pour déverser des torrents sur les personnages qui se retrouvent bientôt prisonniers de la brume, de la boue et des tics. 

À mesure que les soldats colombiens se rapprochent, le terrain devient plus escarpé et dangereux, tandis que le ciel est recouvert par des arbres de plus en plus hauts et denses, de sorte à étouffer le paysage comme un étau qui se resserre autour du groupe et de son meneur. Les lianes et racines épaisses passent quant à elles au premier plan pour écraser un peu plus les personnages et les freiner dans leur avancée (qui prend de plus en plus des airs de replis).

 

Jungle rouge : photoLa jungle permet également d'illustrer le temps qui passe et d'accompagner les nombreuses ellipses 

 

Les cabanes du nouveau camp ressemblent alors plus à des abris de fortune où l'eau, la végétation et les insectes s'infiltrent et rongent les fondations. Lorsque Raul perd totalement pied, la jungle reprend ses couleurs chatoyantes et se présente même des aspects éthérés à la frontière du fantastique avec sa flore exotique, ses lucioles colorées ou encore le scintillement de la bande-originale.

Si l'animation peut donc paraître dispensable au premier abord, cela crée une fracture entre le contexte historique réaliste et le caractère fictif et introspectif du film qui ne parle des Farcs qu'à travers un des leurs. Même s'il esquive certains sujets qu'il met pourtant lui-même sur la table, il évite toute dichotomie en ne dressant ni le portrait d'un martyr ni celui d'un monstre, mais simplement en nous invitant à le suivre dans sa folie et ses illusions.

 

Jungle rouge : Affiche officielle

Résumé

Jungle Rouge ne ravira certainement pas ceux qui cherchaient un film richement documenté sur la chute des Farcs. En revanche, le long-métrage fait de Raul Reyes un objet d'étude intéressant en ayant recours à l'animation pour plonger dans sa psyché et faire de la jungle le théâtre d'un huis clos étouffant autant qu'un tombeau à ciel ouvert.

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commentaires
Mathieu Victor-Pujebet - Rédaction
25/06/2022 à 16:51

Bonjour,

C'est corrigé !

Merci pour votre message @shivattaque.

shivattaque
24/06/2022 à 13:31

"Jungle (Cruise) ne ravira certainement pas ceux qui cherchaient un film richement documenté sur la chute des Farcs."
Petit lapsus, non ?

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