La Fracture : critique gilets (et rires) jaunes

Geoffrey Crété | 24 mai 2022 - MAJ : 11/12/2023 00:06
Geoffrey Crété | 24 mai 2022 - MAJ : 11/12/2023 00:06

C'est l'histoire d'une bourgeoise avec un bras cassé, d'un gilet jaune avec une jambe explosée, d'une aide-soignante en pleine course, d'un hôpital au bord de la rupture. Bref, c'est l'histoire d'une France un peu trop familière, que Catherine Corsini raconte dans La Fracture, avec Valeria Bruni Tedeschi, Marina Foïs, Pio Marmaï et Aissatou Diallo Sagna.

france au bord de la crise de nerfs

C'est une fracture ouverte et multiple. D'abord celle d'un couple qui se sépare, avec un coude cassé à la clé. Puis d'un routier qui va à une manifestation de gilets jaunes, et repart avec une jambe explosée. D'une aide-soignante enfin, qui va être poussée dans ses retranchements, jusqu'au point de rupture. Mais la vraie fracture du titre est évidemment sociale, économique, politique, car derrière les plâtres du service des urgences, il y a un pays entier qui boite.

C'est précisément dans une fracture (celle d'un os, et d'une société) que le film est né : lorsque la réalisatrice Catherine Corsini (La Nouvelle Eve, La Belle Saison) s'est cassé le coude, et a fini aux urgences. C'était le soir du 1er décembre 2018, quand la capitale a tremblé et pris feu dans l'acte III des gilets jaunes. Avec l'aide de Laurette Polmanss (sa co-scénariste depuis deux films) et Agnès Feuvre (Médecin de nuit, Diamant noir), elle a alors construit une fiction sur cette double réalité, intime et politique. Que le tournage ait eu lieu en pleine pandémie, alors que le monde hospitalier étouffait entre les applaudissements polis du soir, a achevé d'en faire un film-symptôme de l'époque.

La Fracture est à l'image de tout ça : un joyeux cirque tragi-comique, un petit chaos ordonné, où les personnages se retrouvent et s'entrecroisent, entre le rire et les larmes. D'où un film étonnant et détonant, d'une grande richesse.

 

Photo Valeria Bruni Tedeschi, Pio MarmaïRuminer sur les brancards

 

une nuit en enfer

Un décor unique (ou presque) en intérieur, une histoire resserrée sur quelques heures, deux personnages immobilisés : sur le papier, La Fracture a tout d'une pièce de théâtre. Pourtant, à l'écran, c'est du cinéma pur et dur, et l'énergie déployée par Catherine Corsini pour animer ce cirque est folle. Les esprits des personnages bouillonnent autant que ceux à l'extérieur, et tandis qu'en toile de fond se joue une bataille dans les rues parisiennes, une autre se déroule dans les couloirs du bâtiment hospitalier.

Le combat est de tous les côtés, et sert de fil rouge : entre Raf et Julie, entre Raf et Yann, entre Julie et son passé, entre Kim et tout le reste. Du bâtiment lui-même (le distributeur qui ne fonctionne pas, les couloirs labyrinthiques où Julie se perd) à ce qui s'y trame (l'employée chargée de gérer les IRM pour la première fois, le patient schizophrène bloqué dans la salle d'attente), tout est une question de lutte, avec soi-même ou des forces extérieures. La caméra de Catherine Corsini et sa directrice de la photographie Jeanne Lapoirie (120 battements par minute, Benedetta) filme l'hôpital quasiment comme une zone de guerre, ce qui deviendra vite la réalité.

 

photo, Valeria Bruni TedeschiMeilleure idée de couple de l'année

 

C'est un pur numéro d'équilibriste, entre la réalité (les gilets jaunes au loin, l'image de Macron sur un écran) et la fiction (la relation entre la bourgeoise et le prolétaire). Et cette tension entre les deux est le moteur du film, établi dès le casting : face aux excellents Valeria Bruni-Tedeschi, Pio Marmaï et Marina Foïs, il y a Aissatou Diallo Sagna, véritable aide-soignante, et fantastique dans son premier rôle au cinéma. Ce quatuor est épatant, de la première à la dernière minute.

Avec cette énergie tourbillonnante, cette précision d'écriture, et ce niveau de qualité générale, La Fracture se place naturellement entre deux autres autopsies féroces et vives du réel : Polisse de Maïwenn et la série Hippocrate, créée par Thomas Lilti.

 

Photo Aissatou Diallo SagnaGrey's anatomisé

 

l'hôpital qui se fout pas de la charité

La Fracture n'est pas un pauvre film-pamphlet. Il n'est pas livré en kit pour expliquer comment le monde fonctionne, qui soutenir, qui blâmer, pour qui voter. Sous ses airs de fable (la bourgeoise et le prolo), La Fracture ne trace pas de ligne facile entre les camps, et montre au contraire que tout le monde se bat d'abord contre lui-même. Et tout le monde en prend pour son grade parmi les protagonistes, sans pour autant les transformer en bouffons de théâtre de boulevard.

Oui, cette dessinatrice est insupportable et ingérable, mais sa solitude, ses angoisses et sa spontanéité en font un personnage extrêmement touchant et tendre. Oui, ce chauffeur de camion est une grande gueule qui récite parfois un discours pré-mâché, mais sa maladresse et sa résilience lui permettent d'être bien plus. Même chose pour cette éditrice, qui aurait pu être un simple baromètre moralisateur, mais qui gagne une autre dimension, par le biais d'un fantôme surgi du passé.

 

Photo Pio Marmaï, Marina FoïsLa vraie Robin des bois

 

Une fois que le jour se lève, le sortilège (de la fable, de la fiction) est rompu. Pendant que certaines retrouvent leurs privilèges d'insouciance et de légèreté, avec une outrecuidance presque gênante, la réalité continue. Elle rattrape les plus faibles, les traîne par les pieds, dans le sang et les larmes. Et ce n'est pas un hasard si La Fracture se termine dans les yeux du réel (le personnage de l'aide-soignante, incarnée par une aide-soignante donc) : après l'euphorie du cinéma qui contrôlait la réalité (littéralement : la manifestation retenue derrière les portes et grilles), c'est l'amertume qui l'emporte, en remettant tout le monde à sa place initiale - y compris le spectateur.

Catherine Corsini ne se perd jamais dans ce chaos, et garde cette boussole humaine en main. Que ce soit avec les protagonistes (le bel équilibre entre leurs quatre trames), les personnages secondaires, ou même des rôles plus mineurs. Tous ont droit à la lumière, ne serait-ce que pour une scène, ou une réplique. Ce n'est d'ailleurs pas anodin si l'un des moments les plus déchirants est un monologue de Camille Sansterre, rattachée de loin à l'un des personnages principaux : il n'y a pas de bête hiérarchie dans La Fracture, qui écraserait les figurants et petites gens pour les réduire en déco ou accessoire. Et c'est peut-être ça la chose la plus politique du film.

 

Affiche française

Résumé

La Fracture est un tourbillon féroce, et un grand numéro d'équilibriste entre le rire et les larmes, la rage et la tendresse, l'intime et le politique. Avec des acteurs épatants, une énergie de cinéma revigorante, et une vague d'émotion folle.

Autre avis Alexandre Janowiak
La Fracture a beau être légèrement bordélique, Catherine Corsini assène un sacré coup de poing en jonglant habilement entre la comédie sociale et le drame humain, pour mieux plonger au cœur de la dégénérescence d'un système français, semblant presque inguérissable.
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commentaires
Flo
16/11/2023 à 16:36

Et la facture, salée. :-$
Catherine Corsini fait une sorte de mini critique du mouvement Gilets jaunes avec du recul, mais au sein d’une des manifestations recréée pour l’occasion.
L’occasion d’une comédie à l’italienne où la réalisatrice se pastiche, via le personnage d’artiste petite bourgeoise à l’affection toxique, que joue Valeria Bruni Tedeschi… Forcément latine, forcément casse-pieds, c’est toute la proposition du film. Elle et son équivalent prolo que joue Pio Marmaï (avec la pince sans rire Marina Foïs coincée au milieu) sont ces « monstres ordinaires » pleins de mauvaise foi et incapables de trouver des solutions à leurs problèmes tellement la colère aveugle tout. Une sorte d’archétypes, symbolisant deux classes sociales ?
Mais en contenant l’histoire au sein d’un hôpital où des travailleurs, eux aussi mécontents, résistent tout en continuant quand-même à soigner et réparer plutôt qu’en cassant tout (avec la révélation de la très empathique Aissatou Diallo Sagna)… Sans compter le passage alentours de divers quidams moins cartoonesques, qu’ils soient patients (le segment autour du personnage que joue Camille Sansterre est bouleversant), accompagnants, policier…
On nous y rappelle donc (bien à propos puisque c’est contemporain des crises hospitalières récentes) qu’il n’y a pas qu’un seul type de point de vue dans cette grogne généralisée.
Et là, ça ne fait plus rire du tout… mais était-ce vraiment le but ?
Tel un « Grand embouteillage » de Comencini (mais avec beaucoup d’économie et un peu plus d’espoir), on n’est pas très loin du film pré apocalyptique.

Ozymandias
19/09/2022 à 05:30

Perso j'ai bien aimé, assez hypnotisant, ça m'a fait l'effet d'une pièce de théâtre effectivement.

Antilope
31/05/2022 à 19:35

Dommage qu'il ne se passe... rien.

Pieriku
30/05/2022 à 23:58

Le personnage joué par Valeria Bruni-Tedeschi m'a horripilé et complètement sorti du film à chaque fois qu'il apparaissait. C'est bien dommage car à côté de cela, j'ai bien aimé le reste du film et surtout l'aide soignante. J'ai découvert après coup qu'elle avait remporté le César du meilleur second rôle et je trouve cela plutôt mérité tant elle apporte à ce film.

Morcar
25/05/2022 à 11:27

Je rejoins assez l'avis d'EL sur ce coup. J'ai trouvé que le film traitait plutôt finement le sujet, avec des personnages loin des caricatures qu'on pourrait craindre avec ce type de sujet.

X-or
06/03/2022 à 21:17

Le film n'a aucune finesse.
Tout est fait à la truelle
La Palme avec non tous les flics ne sont pas violents.
Le film court après tous les sujets mais ne s'en empare d'aucun.
Mal écrit, emphatique, foutraque et au final indigent dans ce qu'il dit

jeob
24/11/2021 à 11:39

Perso, j'ai trouvé effectivement que le rythme et l'énergie sont les points forts du film avec l'infirmière, qui est impeccable (je ne savais que c'était réellement une soignante et non une actrice. Bravo à elle. La reconstitution (et la tension donc) des urgences est palpable. Mais Bruni Tedeschi en roue libre m'a fatiguée ! Elle prend bcp trop de place et son perso comme son interprétation m'ont saoulé. J'ai trouvé les dialogues too much. Les persos sont assez caricaturaux mais ça fonctionne pas mal. Le film est un constat à un instant T de notre société, qui est plutôt réussi mais sa limite est, pour moi, son artificialité.

Hugo Flamingo
29/10/2021 à 01:14

3 heures aux urgences alors que je voulais juste acheter une baguette bien cuite.

Franken
28/10/2021 à 10:58

@Constantine

Mais quel avis ? J’vois pas de quoi tu parles !

Mais je salue l’effort de magnanimité et ce désir, altruiste et ardemment désintéressé, de représenter publiquement la Justice et la Morale.
Oh, attention, ta cape traîne un peu par terre, elle va être toute sale !

Constantine
28/10/2021 à 07:32

@bob, la moindre des politesses et de preuves d’ouverture d’esprit serait de respecter les avis des autres ( même contraire aux votres et vous semblant idiots) au lieux de vouloir les humilier en essayant de faire des bons mots juste pour se faire mousser ( typiques de l’égocentrisme de certains…) .

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