24 heures chrono : Une série réac, symbole de l'Amérique de Bush ?

Geoffrey Crété | 3 mai 2014
Geoffrey Crété | 3 mai 2014

Ecran Large lance le 24 news chrono : un marathon d'articles pour fêter le retour de Jack Bauer le 5 mai, dans la saison 9 intitulée Live Another Day. 24 jours et 24 news pour revenir en détail sur la série culte 24 heures chrono : sa naissance, ses héros, son évolution, ses moments marquants, mais aussi ses failles et ses polémiques. "Dammit !" 

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Episode 22 : Une série réac, symbole de l'Amérique de Bush ?

Quand la présidente Taylor demande à Jack, au cours de la saison 7, où va sa loyauté, il lui rétorque dans un murmure viril : « Avec tout le respect que je vous dois, demandez autour de vous ». Derrière cette formule dramatique, 24 heures chrono a toujours pris soin de cacher sa véritable nature : celle d'une série qui se défend d'être raciste mais empile les ennemis musulmans, qui s'offusque d'être considérée comme pro-torture mais ridiculise les représentants des Droits de l'Homme et des Nations Unies, et de manière générale, a construit autour de son héros tourmenté une figure nécessaire à l'équilibre de la démocratie. Accusée d'être une annexe de l'administration Bush à l'époque de sa diffusion, notamment à cause des opinions politiques très franches de son créateur Joel Surnow, la série menée par Kiefer Sutherland a pris soin de brouiller les signaux dans un flux d'intrigues et personnages colossal, impossible à catégoriser sans prendre le risque de faire l'impasse sur une somme de détails significatifs. Néanmoins, la série diffusée sur la Fox, qui penche du côté conservateur de la balance politique américaine, n'a cessé de se cacher derrière un discours simpliste, entre démagogie et tautologie, pour faire face aux polémiques.

 

 

“La série est bien plus convaincante que la Maison-Blanche pour prendre la défense de la torture : ses audiences augmentent depuis cinq ans, tandis que celles de Bush descendent.“ Alternet, 2007

 

« Je dois toujours rappeler aux gens que ce que fait Jack Bauer, c'est dans le contexte d'une série télévisée. On utilise certaines ficelles dramatiques. Et c'est un bon drame. En tant qu'acteur, je prends un énorme plaisir à le faire. S'asseoir dans une pièce et pointer une arme sur le genou de quelqu'un et lui dire, "Parle !". On se sent incroyablement bien après ça ! Mais je sais que ce n'est pas réel. L'autre acteur sait que ce n'est pas réel. Et jusqu'à il y a un an, tout le monde savait que ce n'était pas réel ». En 2009, Kiefer Sutherland confirme ainsi une rumeur effrayante : en 2007, la prestigieuse Académie militaire de West Point rencontre les producteurs de 24 heures chrono pour leur expliquer que Jack Bauer est devenu un dangereux modèle et une source d'inspiration pour les jeunes soldats, convaincus que la torture est tolérable et efficace - deux affirmations totalement fausses pour les militaires. « La chose perturbante c'est que même si la torture semble causer de l'angoisse chez Jack Bauer, c'est toujours la solution patriotique à adopter ».

Mais le comédien, producteur exécutif depuis la saison 2, refuse d'assister à cette discussion : « Ce sont des conneries. J'ai refusé parce que j'ai trouvé ça profondément manipulateur. Quand le pays tout entier regardait le comportement des militaires dans des endroits comme Abu Ghraib, j'ai trouvé que tout ça n'était qu'une tentative de blâmer quelqu'un d'autre. 24 heures chrono n'est pas responsable de l'entraînement des soldats. Pour moi c'est aussi absurde que de dire que Les Sopranos soutient la mafia. Ou que Sex & The City affirme qu'on devrait tous coucher à droite à gauche ».

 

 

“Si vous voyez quelqu'un en train d'être torturé, c'est que vous regardez notre série.“ Joel Surnow

En 2008, lorsque Barack Obama décide de ferme le camp de Guantánamo suite aux scandales des prisonniers torturés, la saison 7 de 24 heures chrono répercute les événements : Jack Bauer doit répondre de ses actes devant la justice. Le diable se mord la queue au fil des années : le pilote a été tourné avant les 11 septembre mais en est devenue la première incarnation à la télévision, David Palmer a annoncé pour certains l'élection de Barack Obama, la torture à l'écran a inspiré les soldats qui ont vu leur procès étalé avec Jack Bauer.

Surnow, qui se présente comme « un taré de droite », n'a pas la souplesse de Sutherland pour défendre son bébé : « L'Amérique veut que Jack Bauer mène la guerre contre la terreur, parce que c'est un patriote ». Robert Cochran, producteur et scénariste de la série, a le même refrain : « La Doctrine de la nécessité dit qu'on peut occasionnellement ne pas respecter la loi pour empêcher un plus grand mal. Je pense que ça remplace la convention contre la torture ». Une pensée répandue sous l'administration Bush, puisque le président a défendu l'utilisation de méthodes extrêmes par la C.I.A.

Howard Gordon, démocrate modéré selon ses propres mots, a de son côté toujours défendu la série dans les règles : la torture n'est pas glamourisée, et a des conséquences dévastatrices. « Jack est maudit » assure t-il pour expliquer que le héros porte les cicatrices de chacune de ses fautes. Reste que Jack Bauer est considéré comme une figure tragique, martyr d'un système qui lui ordonne de faire les sales besognes nécessaires. « Tout ce que j'ai toujours fait, c'est ce que vous, et les gens comme vous, m'avez demandé » hurle Jack au Secrétaire d'Etat à la Défense James Heller, lorsque celui-ci lui demande de laisser sa fille loin de ses embrouilles morbides.

 

 

“Les membres du gouvernement aiment la série. C'est une série patriotique. Ils doivent l'aimer.“ Joel Surnow

Evidemment, la vitrine de 24 heures chrono a des allures de défilé libéral : il y a eu un président noir héroïque, un président blanc diabolique qui a vendu son âme au pétrole, un autre président noir (frère du premier) impartial, un président blanc rustre, et enfin une présidente femme coriace mais humaine. Quand un conseiller de l'administration Palmer lui conseille de mettre en place des camps basés sur le profilage racial dans la saison 6, toute l'intrigue le condamne. Le message est donc dense et complexe, à l'image d'une série qui brasse une quantité d'intrigues et personnages étourdissante.

Mais pour David Nevins, qui a acheté le pilote pour la Fox, le fond reste limpide : « Il y a définitivement une vision des choses politisée dans la série, qui veut que les mesures extrêmes soient parfois nécessaires pour un plus grand bien. La série n'a pas beaucoup de patience pour les subtilités des libertés civiles et la sécurité juridique. Ca vient évidemment de quelque part. Les opinions politiques de Joel Surnow se répandent dans toute la série ». Réponse en or de l'intéressé : « Les conservateurs sont la nouvelle classe opprimée. N'est-ce pas étrange qu'à Hollywood ce soit plus facile de faire son coming out plutôt que révéler qu'on est conservateur ? Là, tout le monde doit être gentil avec moi. Mais si la série s'écroule je suis sûr qu'ils me tueront ».

 

 

Ce producteur et scénariste, perçu comme le père de Jack Bauer, considère Ronald Reagan « comme le père dont ce pays avait besoin » et Bill Clinton comme « un youpi, un baby-boomer narcissiste auquel tout Hollywood s'identifiait ». En 2007, un célèbre article du New Yorker, intitulé Whatever it takes, évoque même son sticker préféré collé à sa voiture : « Hormis mettre fin à l'esclavage, le fascisme, le nazisme et le communisme, la guerre n'a jamais rien réglé ». Sans surprise, il décrira l'ère Bush comme celle des « jours glorieux de l'Amérique ». Il ne cautionne pas toutes les décisions du président, mais assure que son pays représente « les parents du monde, donc nous devons être sévères mais juste avec ceux qui se rebellent contre nous. On doit savoir qui est l'adulte dans la pièce ».

Pour lui, Jack Bauer est ce fantasme : celui d'une Amérique implacable, imparable, qui a les armes nécessaires pour affronter un monde noir et sanguinaire. Pire que ça : qui a une obligation morale d'assurer cette mission de bienséance. Car Surnow affirme que chaque citoyen rêve d'une personne de ce type, qui accepte de porter la croix de la liberté loin de leur conscience. Brian Grazer, producteur sur la série et ami de Surnow, explique : « Les gens à la TV sont soient brisés par le système, soit transformés en durs. Joel est un mâle alpha carnivore. C'est un monstre ! Peut-être qu'il y a de lui dans Jack Bauer ».

 

 

Janeane Garofalo, interprète de Janis Gold dans la saison 7, connue pour ses opinions politiques libérales, va plus loin : « Il voulait que Cherry Jones joue la présidente pour donner un coup à Hillary Clinton. Il voulait que ce soit peu attrayant. Malheureusement les fans ont adoré Cherry Jones en présidente. Mais c'était fait pour effrayer les gens de la candidature d'Hillary. Ca peut sembler complètement dingue mais ne sous-estimez jamais un homme de droite, surtout avec du pouvoir et de l'argent. ». Le déni total du producteur a en tout cas confirmé une chose : Jack Bauer a réveillé les consciences de chacun, nourri la paranoïa des partisans et même servi d'arme aux esprits les plus tordus.

Howard Gordon avoue ainsi avoir un regret : « Dans la saison 4, l'intrigue tourne autour d'une famille américaine musulmane, avec le père, la mère et le fils impliqués dans des attentats. J'avais alors vu sur une route un panneau gigantesque, et je crois que ça disait : "Ils pourraient être vos voisins". Les scénaristes et producteurs n'avaient pas validés ça, et on l'a vite fait retirer, parce qu'on a réalisé à quel point c'était dangereux. » Un incident qui traduit la réelle source des inquiétudes : à force de refuser un discours clair, 24 heures chrono se pose comme une arme susceptible d'être utilisée par tout l'arc-en-ciel politique.

 

 

“Je regrette que ce monde ait besoin de quelqu'un comme moi.“ Jack Bauer

Beaucoup trop maline pour se laisser piéger dans ses filets, la série a pris soin de brouiller les signaux pour permettre à chaque camp d'y trouver son compte. Les conservateurs comme Joel Surnow y ont vu un Captain America adapté à un siècle de terreur, les libéraux comme Kiefer Sutherland se sont protégés derrière la fiction, et 24 heures chrono a conquis le monde grâce à ses indéniables qualités de série hollywoodienne, grandiose et grandiloquente. Mieux encore : la série a adressé nombre de ces problèmes au fil des années, en priorité grâce à Jack Bauer, sans cesse confronté aux conséquences de ses choix dans la sphère privée - Teri et Renée sont tuées par sa faute, il tente de rejeter Kim, Audrey et dans une moindre mesure Kate, pour les protéger. De quoi calmer les esprits échauffés, du moins en apparence.

Car la galerie de personnages secondaires n'a cessé de plaider en faveur de Jack Bauer : plus ils sont respectueux des codes, plus ils sont présentés comme des obstacles à la mission. George Mason, Ryan Chappelle, Erin Driscoll, Lynn McGill ou encore Larry Moss en sont les parfaits exemples - beaucoup seront sacrifiés, parfois dans un acte héroïque pour se racheter une conduite. La saison 7 affronte le problème dans les yeux : l'intrigue s'ouvre sur le procès du héros, forcé à répondre de ses actes. Sur le banc des accusés, Jack Bauer s'adresse autant au sénat qu'à ses détracteurs, de l'autre côté de l'écran.

 

 

 

Mais l'équation se répète, inlassablement : Bauer lutte contre la rigidité du FBI, incarnée par Renée Walker et son chef Larry Moss, pour imposer une nouvelle fois la nécessité de ses méthodes. Il ne faudra donc pas plus de quelques épisodes pour que Walker oblige la femme d'un terroriste à parler en menaçant son bébé hors-champ ; elle en aura les larmes aux yeux, mais répètera à sa hiérarchie, et au spectateur médusé, que « ça a marché ».

Plus coriace, Moss mettra plus d'une demi-saison à aller dans le sens de Jack : lorsqu'il affirme que « les règles nous rendent meilleurs », le héros lui répond « pas aujourd'hui ». Mais à force de péripéties, l'homme de loi plie, Bauer-isé jusqu'à accepter l'inacceptable : contourner les ordres est un moindre mal. Même la présidente Taylor sera présentée comme obligée de contourner la loi pour le bien de son pays. Face à eux, le sénateur Mayer, lancé dans ce qui s'apparente à une croisade personnelle contre Jack, a des allures d'abruti borné et naïf.

 

 

Même Charles Logan, le président maléfique qui a servi de ligne de défense aux attaques contre la couleur républicaine de la série, a surtout servi à tester la loyauté et le sens du sacrifier du héros, confronté à son pire ennemi - celui qui a les habits de ce qu'il défend. D'autant qu'il est présenté dès la saison 4 comme un homme médiocre et terrifié, catapulté par les terroristes à la présidence après le crash d'Air Force One. Enfin, que dire des armes, fer de lance des Républicains, si ce n'est qu'au-delà de leur omniprésence jamais questionnée, Jack ordonne à sa fille de tuer un homme à bout portant dans la saison 2. La série regorge de scènes mémorables d'une violence sensationnelle, et au discours ambigü. 

 

“Vous devriez être traité comme un héros, pas un criminel.“ Jonas Hodge à Jack Bauer

Le lien entre 24 heures chrono et George W. Bush n'a jamais été un secret. Carlos Bernard, alias Tony Almeida, raconte avoir été interpellé à un match de baseball par les gardes du corps du président, qui voulait lui soutirer des informations sur le retour éventuel de son personnage. Plus significatif : en 2007, le directeur du département de la Sécurité intérieure des Etats-Unis, créé sous l'ère Bush, a accompagné les producteurs de la série lors d'un débat sur l'image de la politique anti-terroriste du pays, modéré par un journaliste connu pour ses opinions conservatrices. Sur place, une réduction était appliquée aux prix des coffrets DVD de la série.

Débarquée dans un nouveau millénaire cauchemardesque qu'elle a incarné avec brio, 24 heures chrono a secoué le paysage américain, pour le meilleur et pour le pire, de 2001 à 2010. Le double mandant présidentiel de Bush a commencé la même année, et s'est terminé dans la douleur en 2009. Une délicieuse, quoique terrifiante coïncidence. 

Rendez-vous demain pour un nouvel épisode du marathon 24 heures chrono.

 

Tout savoir sur 24 heures chrono

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commentaires
j'aime trop jack bauer
22/02/2015 à 09:26

le heros mondial