Red Light : critique des femmes qui n'aimaient plus les hommes sur Arte

Ange Beuque | 24 février 2022 - MAJ : 01/03/2022 23:35
Ange Beuque | 24 février 2022 - MAJ : 01/03/2022 23:35

Après un joli succès en Belgique et aux Pays-Bas, la série Red Light, menée par Carice van Houten (Black Book, Game of Thrones) débarque sur Arte. Que vaut ce thriller psychologique auréolé du Prix de la meilleure série au Festival du film néerlandais, qui s'attache aux pas de trois femmes sur fond de prostitution ?

Une flic, une soprano et une prostituée sont dans un bateau

Trois femmes aux parcours très différents sont amenées à se croiser en un moment déterminant de leur existence : Sylvia (Carice van Houten) doit gérer les soubresauts de son bordel, Esther (Halina Reijn) la disparition de son mari et Evi (Maaike Neuville) se sent étranglée par sa vie de famille.

Red Light dissémine quelques ingrédients classiques de thriller – une disparition inexpliquée, le meurtre d'une prostituée – sans en faire le cœur de son récit. L'enquête progresse en toile de fond sans se donner grand-peine pour susciter l'implication du spectateur. Et si quelques incongruités font office d'os à ronger (les pingouins...) ou qu'Evi punaise frénétiquement les portraits des différents protagonistes sur le tableau du commissariat pour donner l'illusion d'imbrications complexes, on comprend rapidement que l'enjeu est ailleurs.

 

Red light : Carice van HoutenRed is dead

 

La disparition est surtout le déclencheur justifiant la convergence des trois trajectoires entre Amsterdam et Anvers. Ce sont les personnalités, choix et désarrois des trois héroïnes qui forment le substrat narratif. Par leurs statuts et leurs milieux très différents, elles offrent un panel suffisamment vaste pour embrasser certaines problématiques communes sous différents angles.

La solidité des interprétations apporte beaucoup de chair à leurs tiraillements. Dans leur composition complexe de femmes confrontées à une perte de repères vertigineuse et sur le point d'être submergées, les actrices impriment la pellicule par leur lutte obstinée. La caméra ne les lâche pas d'une semelle au gré d'un récit choral qui parvient à ménager à chacune une place équilibrée. Ce n'est pas par hasard si, outre le prix des lycéens, le festival Canneséries 2020 a octroyé le prix spécial d'interprétation à l'ensemble du casting.

 

Red light : Halina ReijnMisère errée

 

Par vous, les femmes

La série est une affaire de femmes à tous les niveaux de sa production. Carice van Houten (Mélisandre de Game of Thrones) et Halina Reijn, toutes deux Néerlandaises et amies de longue date, ont notamment collaboré au Black Book de Paul Verhoeven avant de se retrouver sur Walkyrie de Bryan Singer. Elles ont façonné un thriller psychologique en 2019 (Instinct, réalisé par Reign et interprété par van Houten) avec leur société de production fraîchement créée avant d'initier la série Red Light qu'elles co-produisent et co-scénarisent.

Le milieu de la prostitution étant fréquemment utilisé par les procéduraux policiers, on en espérait une représentation qui nous épargne les tropes surexploités et les raccourcis. Partagée entre Wouter Bouvijn et Anke Blondé, la réalisation n'élude pas sa violence intrinsèque sans pour autant se montrer racoleuse. Elle nous épargne le male gaze et l'objectivation des corps : en dépit du sujet, les femmes sont filmées sans complaisance. Le parallèle avec la carrière récente de Carice van Houten est flagrant, tant la nudité y est traitée avec infiniment plus de sens que dans la célèbre série de fantasy médiévale.

Par sa double casquette de prostituée et gérante du bordel, c'est le personnage de Sylvia qui nous introduit au coeur du quartier rouge d'Amsterdam. Elle se pose de fait en garante du système en organisant la venue des autres femmes et en les accueillant, offrant sur le milieu un regard nuancé. Soumise aux questions, elle ne se démonte pas, déstabilise par son caractère assumé et renvoie dans les cordes les enquêteurs qui la jugent, soulevant la problématique du libre arbitre. Où s'arrête le choix, où commence l'oppression sociétale invisible ? Quand bien même elle peut paraître manipulée par son mac, qui peut juger du caractère éclairé de ses décisions ?

 

Red light : Carice van HoutenRed blood

 

D'autres thématiques déjouent les attentes ou renversent les clichés : le personnage d'Evi, qui étouffe de ses enfants et ressent l'envie de tout plaquer, est d'ordinaire un stéréotype masculin. Même le sacro-saint « instinct maternel » est questionnable et questionné. Le sujet de la maternité, de plus en plus central à mesure que la série progresse, est traité avec beaucoup d'ambivalence, tantôt enjeu de pouvoir, prison mentale, consécration symbolique, impulsion de vie salvatrice, monnaie d'échange ou levier d'indépendance. Red Light touche à ces problématiques complexes et épineuses, à ces zones grises sans manichéisme ni déni, témoignant d'une vraie finesse d'écriture.

Visuellement, si la couleur rouge est logiquement prégnante – la série tire son nom des lanternes accolées aux maisons closesla photographie soignée joue des néons urbains avec une sobriété appréciable. La caméra se place au plus près des personnages, scrute sans relâche leurs traits et leurs silences. En résulte un rendu élégant, épuré de tout effet d'épate, qui pâtit peut-être d'un léger manque de personnalité

 

Red light : Carice van Houten, Halina ReijnWoman up

 

Un sacré mec-mac

Si les hommes ne sont pas exclus du casting, nombre d'entre eux tournent autour des héroïnes comme des prédateurs principalement définis par leur rapport au sexe – la première apparition masculine est une scène de masturbation – à la violence et au pouvoir. Le compagnon de Sylvia (Geert Van Rampelberg) est un parfait stéréotype d'oppresseur, alternant menaces, cadeaux somptueux, accès de violence et mirifiques promesses d'une minute sur l'autre de manière à assurer son emprise psychologique.

Aucune des trois femmes ne semble pourtant correspondre au profil-type de la soumission : chacune mène de front sa vie sentimentale et une carrière qui la passionne, lui apporte une certaine notoriété ou qu'elle revendique avec force.

 

Red light : Carice van Houten, Geert Van RampelbergMon mac à moi, il me parle d'aventure

 

Pourtant, la situation de crise les révèle à une forme larvée de dépendance qu'elles ne soupçonnaient pas. Esther se heurte à l'énigme d'une masculinité qui la dépasse, Evi paie le prix fort d'accomplissements personnels commués en charge mentale aliénante quand Sylvia se retrouve engluée dans des promesses – cette retraite dorée à Ténérife – et des responsabilités conçues comme des entraves.

L'alliance qui se noue entre les sexes, qu'elle soit sentimentale ou professionnelle, apparaît souvent circonstancielle et au désavantage des femmes. Des hommes de main humiliants au gynécologue complaisant, en passant par le logeur trop conciliant, chacun semble trop occupé à la protection de ses propres intérêts et terrifié par la perte de contrôle pour constituer un appui inébranlable. Mais là encore, la série s'abstient de sombrer dans le pensum moralisateur en apposant quelques nuances, à l'image du mari d'Evi qui se retrouve, lui, dans la position du délaissé.

 

Red light : Maaike NeuvilleYou don't care if it's wrong or if it's right

 

Female gazoline

Dans ces circonstances, la meilleure chance des héroïnes de ne pas être broyées et la promesse de la série tiennent à cette sororité, cette solidarité qui transcenderait leurs différences. Symboliquement, c'est par la grâce d'un montage qui se resserre jusqu'à les lier qu'elles sont d'abord unies : certaines fins d'épisode, qui usent d'airs opératiques diégétiques pour tirer plus franchement sur la corde sensible, les font dialoguer à l'image dans leurs questionnements.

Le récit installe leur rapprochement par petites touches au gré de l'enquête, sans brusquer un rythme plutôt lent qui prend le temps de les dépeindre dans leurs lignes de fuite respectives. Leurs rencontres sont d'abord brèves et leurs échanges anodins, voilés de pudeur et de cette méfiance qu'il faut apprendre à dépasser pour reconnaître en l'autre une égale. La manière dont elles interagissent les unes avec les autres transpire d'une certaine authenticité, leur bienveillance n'étant pas dénuée de mensonges ou de rancœurs lorsque chacun discerne en l'autre ce qui lui manque.

 

Red light : Carice van Houten, Geert Van RampelbergRed flag

 

On regrettera que la Red Light ne tire pas meilleure partie de la tension qu'elle fait monter au cours de ses derniers segments, lorsque tout le travail effectué en amont sur les personnages et la dégradation de la situation devraient générer des scènes étouffantes. La réalisation profite d'un changement de cadre radical pour prendre un peu d'ampleur, mais sous-exploite son dispositif.

En dépit de pièces méticuleusement assemblées, le climax apparaît déséquilibré, presque expédié et desservi par des décisions moins lisibles. En résulte un final inégal, cohérent du point de vue des protagonistes, mais dont l'énergie chorale s'est un peu étiolée.

Red Light est disponible en intégralité sur arte.tv depuis le 17 février 2022 et diffusé sur Arte à partir du 24 février

 

Saison 1 : Affiche officielle

Résumé

Si Red Light pâtit d'un rythme inégal, elle bénéficie d'actrices très investies, d'une réalisation solide et d'une écriture plus subtile que la moyenne pour composer une jolie mosaïque de destinées féminines.

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Franco-mexicaine
13/03/2022 à 11:21

J'ai trouvé cette série très bien interprétée par ses actrices et acteurs. Les 3 rôles féminins montrent 3 femmes combatives capables de résilience, quelle que soit leur classe sociale d'origine ( très défavorisée pour la prostituée / classe moyenne pour la flic / classe très privilégiée ,économiquement parlant, pour la cantatrice). Votre commentaire : " les hommes tournent autour des héroïnes comme des prédateurs principalement définis par leur rapport au sexe " n'est pas valable pour le mari d'Evi qui ,lui, a le rôle du mari délaissé qui fait passer ses responsabilités familiales , avant ses besoins sexuels. Votre commentaire n'est pas valable non plus pour le collègue policier d'Evi qui bascule dans la corruption policière, par amour pour sa femme atteinte très gravement d' une sclérose en plaques ...il a besoin ėnormėment d'argent pour la garder à domicile... Votre commentaire est trop caricatural, me semble-t-il : cette série à l'intelligence d'être plus nuancée que "les hommes sont mauvais et les femmes sont des héroïnes... Sylvia , dans son rôle de rabatteuse de jeunes femmes qu'elle fait tomber dans des embuscades et dont elle n'a jamais pitié -même pour son amie d'origine africaine- a un rôle de femme traitresse et inhumaine , aussi misogyne que les machos eux-mêmes !!! . Même quand elle dispose d'une propriété à son nom de 800 000 € , à la fin du film, elle recommence à tenir un bordel et à profiter de la prostitution des jeunes femmes, la seule différence avec le début du film étant qu'elle est devenue la patronne de ce bordel !!! Elle aurait pu exercer une autre activité, pour trouver les moyens financiers de vivre avec son enfant (étant propriétaire d'un bien de 800 000€, elle avait enfin LE CHOIX : problématique du libre-arbitre). Enfin bref , ce n'est que du cinéma...le fait qu' Esther laissé les 800 000€ à Sylvia n'est pas très crédible, d'autant plus que ce genre de famille très privilégiée, économiquement parlant, a toujours son lot d'avocats, en ce sens la fin de la série est décevante par son manque de réalisme ; les scénaristes ont-ils voulu dire qu'une prostituée peut s'en sortir grâce à la roue de la fortune ?(moi qui ai été travailleur social, je me permets d'en douter).

Ange Beuque - Rédaction
01/03/2022 à 23:36

@Dorémi Absolument ! Merci pour votre vigilance, je corrige ça immédiatement.

Dorémi
01/03/2022 à 03:16

Reijn et van Houten ne se sont pas rencontrées sur le tournage de Black Book, elle se connaissent depuis le début de leurs carrières d'actrices.

Madolic
25/02/2022 à 11:24

@the Vaulted Dôme
Allez encor un petit fragile ^^

the Vaulted Dôme
24/02/2022 à 17:43

si on a n'a pas de "male gaze" alors on a du "Woman Gaze", si il n'y a pas de point de vue alors on ne fait pas de film,
parler de "predateurs" masculins tournant autour des femmes, est rigolo, car on a une protagoniste qui gère un bordel, piegant les "proies" si je puis dire pour les predateurs, on ne change pas l'instinct des predateurs mais on pourrait eviter de les fournir en proies fournies ici par une femme

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