Interview de Michael R. Roskam (Bullhead)

Aude Boutillon | 5 février 2012
Aude Boutillon | 5 février 2012

Fin janvier, après avoir conquis Beaune, Paris, Montréal, Austin, raflé de part et d'autres des récompenses saluant tantôt le travail de son réalisateur, tantôt celui de son interprète principal, et s'être bâti (à raison) une réputation dithyrambique, Bullhead s'est enfin hissé sur la marche des nominations aux Oscars, prétendant au titre de meilleur film étranger. Rencontre avec Michaël R. Roskam, qui revient, avec beaucoup d'humilité et d'humour, sur son premier film, son succès foudroyant, et sa révélation masculine.

  


 

Pas trop épuisé par cette avalanche d'interviews ?

A vrai dire, si ! Depuis l'annonce de la nomination de Bullhead aux Oscars, ça ne s'arrête pas. Mon pays est fou de fierté ! Mais je n'ai pas l'habitude de cette pression. Je ne suis qu'un réalisateur, je travaille derrière la caméra. C'est parfois déstabilisant, je ne suis pas une star. Matthias (Schoenaerts, NDLR), lui, en est une. Les comédiens ont une toute autre nature.

 

Lorsqu'on demande à un cinéaste s'il s'attendait au succès de son film, on nous répond systématiquement pas la négative. N'avez-vous pas eu le  sentiment, à un moment donné, que vous étiez en train de tourner un grand film, qui dépasserait les frontières de votre pays ?

C'était notre but, bien sûr. Sur ce tournage, j'avais le sentiment que nous adoptions les bonnes stratégies. Plus que tout, nous avions confiance en ce que nous faisions. Ca marchait bien sur le plateau, entre nous tous. Il est difficile d'expliquer comment on se sent, quand ça fonctionne bien. Parfois, je me disais que des tournages qui se déroulent bien ne donnent jamais de bons films. C'est lorsque vous entendez les gens dirent combien le tournage était cauchemardesque que vous avez un bon film ! (rires) Là, en fin de tournage, les gens pleuraient presque, tant cela avait été une partie de plaisir. Ils ont tous dit que Bullhead faisait partie de leurs tournages préférés. En rentrant chez moi, je me suis dit : « oh non, tout le monde est content, ça va être un film de merde ! Pourquoi je n'ai pas fait un film avec un tournage horrible » ! (rires)

 

C'est un peu comme au théâtre ; on a coutume de dire qu'une répétition générale ratée augure d'une excellente première.

Au théâtre, on a besoin de la peur d'échouer, sans quoi on a un trop-plein de confiance. Au cinéma, c'est l'inverse : on a besoin de cette confiance pour que ça fonctionne. Bien sûr, il faut toujours rester attentif, sur le qui-vive. Je pense que c'est dans ma nature. Quand on travaille avec des personnes comme Matthias, extrêmement talentueuses, et qu'on sent qu'elles nous font confiance, cela nourrit notre propre assurance. Quant à prévoir le succès du film, disons que je sentais que nous faisions quelque chose de beau. Pendant le montage du film, j'ai eu une certaine pression à cause d'une première version qui n'était pas bonne du tout. Pendant deux jours, j'ai déprimé. Le troisième, je me suis dit « Allez, au travail, on va se battre ! ». Le monteur, lui, avait confiance. Heureusement qu'il était là ! Ensuite, il ne s'agissait plus que d'attirer le public en salles. Nous avons eu beaucoup de chance ; il a apprécié le film.

 

Bullhead a en effet atteint les sommets du box-office dans votre pays.

Nous étions en première place du box-office dans les Flandres, en effet. On a du faire 500 000 entrées, sur 7 millions d'habitants. Puis le festival de Berlin a manifesté son intérêt pour le film, et j'ai commencé à avoir un bon pressentiment. Ensuite, ce fut le tour de Beaunes, et soudain, tout s'est enchaîné, avec les Etats-Unis, et ma nomination dans la liste des réalisateurs à suivre du magazine Variety... Puis nous nous sommes retrouvés dans la short list des Oscars, et enfin, nommés. Je ne sais pas comment c'est possible, c'est fou !

 


 

Comment le projet a-t-il été monté ? Connaissiez-vous déjà un certain nombre d'acteurs, de personnels techniques ?

Oui, je connaissais Matthias. Nous avions travaillé ensemble sur un court-métrage, en 2005. J'ai aussi fait deux courts-métrages avec Nicolas Karakatsanis, mon chef opérateur, trois avec le compositeur, et deux avec le monteur. Le producteur s'est occupé de tous mes courts, à l'exception du premier, dans lequel jouait, d'ailleurs, un des comédiens de Bullhead. J'aime bien former une bande, mon boulot étant de la tenir, et bien entendu, de travailler avec les plus grands talents possibles. Je dis toujours qu'un réalisateur est aussi important que les gens avec qui il travaille.

 

Aviez-vous initialement l'intention de construire le film autour de ce personnage très profond qu'est Jacky ?

Oui. C'était le personnage principal, mais je tenais surtout à ce qu'il soit le centre de l'univers. Il y a une différence entre ces deux notions. Tous les personnages sont d'une importance « principale », pour que leur rôle autour de Jacky puisse fonctionner.

 

Ce personnage a tant d'ampleur qu'on aurait presque pu se contenter d'un drame entièrement basé sur lui. Pourquoi avoir tenu à garder l'arc policier ?

Je voulais que la tension et la pression viennent de partout : de l'intérieur, par les émotions, et de l'extérieur, avec la police. Au début, Jacky est quelqu'un de très attentif, de vigilant. Dès qu'il est confronté à son passé, il devient si émotif qu'il s'enferme et intériorise tout. A partir de ce moment, il ne voit plus ce que nous voyons : la loi se resserre autour de lui. C'est une véritable menace. Nous sommes conscients et nous voyons que lui ne l'est plus. Cela crée une tension supplémentaire. La police, pour nous, n'est pas une menace. Pour lui, oui. Son travail (le trafic d'hormones, NDLR) implique d'être attentif. Pour cette raison, quand on voit qu'il ne l'est plus, cela crée une tension totale.

 

 

C'est un personnage extrêmement attachant pour le spectateur. Il est qui plus est guidé par de bonnes intentions, quand bien même il accomplit des actes terribles. On ne peut pas lui en tenir rigueur.

Exactement. Je voulais créer le même sentiment que l'on a vis-à-vis d'un chien ou d'un animal. Quand un lion attaque un être humain, on ne peut le condamner, c'est dans sa nature, il n'y peut rien. C'est ce que je voulais transmettre. On accepte tout de Jacky parce que c'est dans sa nature. La base de la compassion est dans la compréhension de ce type de personnages. Dans un zoo, quand vous vous trouvez face à un gorille, dont vous êtes seulement séparé par une vitre, vous ressentez une certaine compassion. Vous avez envie de le toucher, de le serrer contre vous, mais vous ne le faites pas, car vous savez qu'il vous fera du mal. C'est cette tension entre le désir de caresser et le fait de savoir que l'objet de votre affection vous tuera à l'instant où vous le ferez, car il n'a pas conscience de votre amour. C'est ce conflit, ce sentiment, qui me fascine, cette bête humaine.

 

Avec ce personnage complexe à l'esprit, avez-vous immédiatement pensé à Matthias pour l'interpréter, ou êtes-vous passé par l'étape du casting ?

Non, je savais que ce serait lui. Je lui ai dit « Viens me voir, Matthias, j'ai un rôle pour toi ». Il a tout de suite accepté, alors que le scénario, à ce moment, était encore très mauvais. Je lui ai dit « tu sais que... », en faisant référence au poids qu'il devrait prendre. Il a tout de suite répondu « oui, je sais », sans que j'aie à terminer ma phrase. Puis nous n'en avons plus jamais reparlé ! Je lui ai fait confiance, et sa prestation m'a considérablement rassuré. Imaginez que ce personnage soit interprété par un comédien qui ne soit pas capable de le porter ; le film serait fichu, le reste fût-il parfait. Je savais qu'il me permettrait de faire un très bon film. C'était rassurant. Je pouvais tout me permettre, car je savais qu'il serait là pour porter l'histoire.

 

Dans sa préparation, ou même durant le tournage, avez-vous guidé Matthias, notamment en lui donnant des directives, ou l'avez-vous laissé s'approprier le personnage ?

Nous parlions beaucoup avant le tournage, du personnage et de son caractère. Le personnage de Jacky a beaucoup évolué, au fil de plusieurs versions du script. A un moment, il était même devenu très expressif, excentrique, nerveux. Ca n'a pas duré longtemps ! Dans 10 ans, je vous raconterai peut-être tous les secrets de ce personnage, et le chemin qu'il a parcouru avant de devenir ce que l'on connaît aujourd'hui. C'est aussi grâce au personnage de Diederik, son copain, que Jacky a évolué. Le comédien qui l'interprète, Jeroen Perceval, a fait quelque chose d'incroyable. Une fois le scénario bouclé, le personnage de Jacky était devenu une évidence. Par contre, Jeroen a dû donner corps à un personnage dont les caractéristiques n'avaient rien d'inspirant ou de positif ; c'était un type lâche, pas courageux, un traître... Ce n'était en aucun cas un héros. Mais il fallait qu'on comprenne qu'il n'avait pas de mauvaises intentions, et que c'était quelqu'un de bien, avec des valeurs. Créer un personnage comme ça, c'était très difficile, et Jeroen a fait un super boulot. Regardez cette scène qui les confronte, tous les deux. Il fallait saisir que ces deux personnes étaient à la fois opposées et profondément liées. Jeanne Dandoy (qui interprète Lucia, NDLR) aussi a fait un travail remarquable ; elle n'a pas de scènes dramatiques, sauf à la fin du film. Le reste du temps, elle vend du parfum. Et parvenir à créer son personnage rien qu'avec ça, c'était brillant ! J'étais tellement fier d'elle, en voyant le montage. C'est étrange, cette scène dans la parfumerie est une de mes préférées. Objectivement, il ne s'y passe rien : c'est une fille qui vend du parfum à un mec ! Mais il y a tellement de sens seconds. Quand Jacky renifle le parfum qu'elle lui propose, c'est presque animal, j'adore ça. Je n'avais absolument rien écrit ; le scénario disait : « Lucia décrit les odeurs des parfums ». Point. J'ai dit à Jeanne que je ne connaissais rien aux parfums, et que je la laissais improviser. Je n'ai pas voulu entendre ce qu'elle avait à me proposer, et ce n'est qu'une fois sur le plateau que je l'ai entendue : « ça c'est avec une note d'iris, c'est très masculin, ça c'est plutôt sportif »... J'ai trouvé ça génial !

 


 

Cela confirme le fait que ce film est construit sur la confiance.

C'est important. Un comédien qui sent qu'on ne lui accorde pas de confiance, ça ne peut rien donner de bon. Le plus important se passe avant le tournage, en fait.  Le reste, c'est de la correction. Tout est dans la préparation.

 

Une référence saute aux yeux à la vision du film ; il s'agit de la Belle et la Bête de Cocteau. Une volonté avouée ?

Oui. C'est le premier film que j'aie vu et dont je me souvienne. Je devais avoir 5 ans, et le film passait à la télévision. Il commençait comme un conte de fées, et je voulais absolument le voir. Mon père, connaissant le film, a refusé en bloc et m'a envoyé dormir. Je suis sorti de mon lit immédiatement, et je me suis faufilé dans le couloir. La porte était fermée, mais il restait un petit jour à travers lequel je voyais la télé. J'ai regardé le film comme ça. Soudain la Bête est apparue ; j'ai eu tellement peur ! Une fois le film fini, j'étais tellement effrayé que je ne voulais pas retourner dans mon lit, mais j'avais également trop peur pour appeler mon père, sachant que j'allais passer un sale quart d'heure. Je suis donc resté immobile là un bon moment, jusqu'à ce que mon père me trouve, tétanisé de peur. La Belle et la Bête... (il soupire) Je me souviens, je ne comprenais pas qu'une femme soit amoureuse de cet animal. C'est incompréhensible pour un petit garçon. Ca m'a fasciné.

 

A aucun moment vous ne traitez ces personnages un peu rustres avec la moindre condescendance. Ils sont abordés avec beaucoup d'affection.

Oui, parce que je ne les considère pas comme des clichés. Ils sont uniques. Cela fait également partie de ma vision du réalisme. Ce n'est pas mon rôle de juger ces personnes. Les frères Cohen, par exemple, usent des clichés, mais avec tout le monde.

 


 

En se penchant sur votre travail sur Bullhead, et la construction de ce personnage masculin central, difficile de ne pas avoir à l'esprit le cinéma de Nicolas Winding Refn.

Ou l'inverse ! (rires) Drive est sorti après Bullhead, après tout. Plus sérieusement, je pense que nous sommes cousins cinématographiques, quelque part. J'ai adoré Drive, d'ailleurs.

 

Ce portrait que vous dressez des Flandres est presque naturaliste. Avez-vous eu la volonté de créer quelque chose de pictural ?

Tout-à-fait. Le paysage est un concept dramatique, il peut permettre de raconter beaucoup d'histoires. On sait que de nombreuses choses s'y sont passées. J'aime utiliser cette poésie. Avec ou sans musique, un paysage raconte quelque chose, comme le refrain d'une mélodie. Il y a, de plus, une tradition des grands paysages dans la peinture flamande, alors je l'utilise.

 

A présent que Bullhead rencontre un succès bien mérité, avez-vous un genre de prédilection, auquel vous aimeriez-vous frotter à l'avenir ?

Pas tellement. Sans vouloir être prétentieux, j'aimerais seulement créer ma propre voie, et raconter des histoires. Je ne veux pas faire des films d'un genre ou d'un autre, mais utiliser des caractéristiques de ces genres. J'ai des idées relatives à la science-fiction, aux gangsters, aux tragédies d'amour, aux psychopathes... Mais je ne veux pas exécuter un film pour qu'il s'attache à un genre en particulier. Nous verrons...

 

 

 

 

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