Pierre Lhomme (interview carrière)

Didier Verdurand | 10 mai 2007
Didier Verdurand | 10 mai 2007

Difficile de trouver à première vue un point commun entre Jean-Pierre Melville, Jean Eustache, Claude Berri, Jean-Paul Rappeneau, Claude Miller, James Ivory, Bruno Nuytten et Bertrand Blier. Pourtant, un des maîtres de la lumière au cinéma s'est chargé d'éclairer au moins un de leurs films. Au terme d'une carrière riche de six nominations aux césars (dont deux victoires, pour Camille Claudel et Cyrano de Bergerac), Pierre Lhomme a accepté avec enthousiasme de nous parler de sa profession et des relations qu'il a entretenues avec d'immenses artistes.

 

Comment votre riche carrière a-t-elle commencée ?

J'ai été au début des années cinquante à l'École Vaugirard, devenue plus tard Louis-Lumière. Je ne savais pas encore ce que je voulais faire exactement dans le cinéma, mais une formation scolaire rassure toujours les parents… Puis j'ai acquis une certitude pendant mon service au cinéma des armées : j'étais heureux avec une caméra dans les mains. Par la suite, mon cursus a été classique puisque j'ai été assistant-opérateur. Pendant cette période, durant laquelle je n'ai jamais cessé de me régaler, deux personnes m'ont vraiment marqué : Henri Alekan et surtout Ghislain Cloquet, plus proche de moi.

 

Votre collaboration avec Jean-Pierre Melville a dû être déterminante ?

À la fin de L'armée des ombres, j'en avais tellement vu de toutes les couleurs que je pensais que mon apprentissage était terminé alors que j'étais chef-opérateur depuis environ 8 ans ! Grâce à Jean-Pierre Melville j'ai fait un vrai bon qualitatif dans mon travail cinématographique. Nous étions devenus très amis pendant le tournage, quand ça allait, il m'appelait Pierre sinon il m'appelait Monsieur Lhomme. Ca faisait assez « vieux coq » et « jeune coq » ! (Rire.) Il n'a pas cessé de me demander des choses nouvelles pour moi, j'ai vécu une mise à l'épreuve quotidienne. Jusque là, j'avais surtout tourné avec des amis ou des gens de ma génération comme Philippe de Broca, Alain Cavalier, Jean-Paul Rappeneau ou Chris Marker. J'étais parfois en désaccord avec lui mais d'une façon fraternelle.

 



 

 

Quelle doit-être selon vous la qualité humaine nécessaire chez un chef-opérateur ?

Dans notre métier, la clé, selon moi et beaucoup de confrères, c'est l'amour du cinéma qui permet de s'adapter à un maître d'oeuvre différent, car chaque réalisateur génère son propre univers. J'ai toujours pensé que nous étions la cheville ouvrière du film. Pas le chef-opérateur tout seul, mais l'équipe entière de prise de vue. Il faut donc qu'elle soit compétente et harmonieuse, surtout pas servile. Le chef-opérateur la met en place pour qu'elle convienne au scénario, au réalisateur et au budget.

 

Quel est votre rapport avec le caméraman ?

Quand Philippe de Broca, qui venait de la même promotion que moi, m'a proposé de faire ses premiers films comme chef-opérateur, je lui ai répondu que je voulais avant connaître le métier de cameraman et je lui avais recommandé Jean Penzer, un homme de grande qualité. Par la suite, pour son troisième film, Le roi de coeur, j'étais au point pour être son chef-op'. Si vous voulez être chef d'équipe, il faut bien connaître le travail des coéquipiers. Pour en venir au métier de caméraman, je trouve qu'il est fabuleux. Tenir la caméra est un des plus grands plaisir pour un homme d'image et en même temps, le chef-op est obligé de déléguer une partie de ce qu'il aime au caméraman lorsqu'il est indispensable au tournage.

 




  

Vous le choisissiez ?

Oui, pour être sûr d'avoir une relation de qualité avec lui et que ne s'installe pas une certaine frustration. J'ai toujours choisi ou suggéré un nom qui me plaisait. Il m'est arrivé de ne pas avoir le choix et j'ai été mon caméraman, comme par exemple sur de Robert Bresson et Quatre nuits d'un rêveurLa maman et la putain de Jean Eustache. Parfois il faut assurer les plans larges et serrés simultanément, donc il est préférable d'avoir deux caméras, comme sur Jefferson à Paris de James Ivory où nous tournions souvent à deux caméras, et je me faisais plaisir à tenir la seconde caméra. Pour Sweet movie de Dusan Makavejev, j'avais commencé sans caméraman. J'étais totalement épuisé et, au bout de deux semaines, j'ai été voir le producteur Vincent Malle, qui était un ami, pour lui expliquer que je ne pourrais pas continuer dans ces conditions et nous avons proposé à Yann Lemasson, un très bon collègue, de venir me seconder. Ça m'a servi de leçon. On peut fusiller sa santé.

 

Vous décidez de vous embarquer sur un film pour son scénario ou pour le réalisateur ?

Le scénario est toujours important, surtout quand vous ne connaissez pas le metteur en scène. Après, il faut savoir le budgéter pour éviter de vous retrouver dans une situation embarrassante dans laquelle vous ne pouvez mettre en image ce que l'on vous a demandé et ce que vous avez imaginé. Cela s'acquiert avec l'expérience.

 

 
   

   

Donnez-vous votre opinion sur le scénario quand vous ne le sentez pas à la hauteur ?

Il m'arrive de donner mon avis sur le scénario. Par exemple, sur Le Divorce, j'avais dit à James Ivory (en photo ci-dessus avec Pierre Lhomme, Ndlr.) que la peinture plus ou moins humoristique des relations entre la famille américaine et française était un peu trop prévisible. Dans ce cas précis, le plaisir fut surtout de retravailler avec James. J'ai vu par la force des choses plusieurs fois ce film, avec un très grand plaisir grâce au jeu des comédiens, il y a deux ou trois scènes réjouissantes. Nous sommes tombés dans le piège des heures supplémentaires. Au bout de dix ou onze heures de travail, je n'avais plus de plaisir, j'étais trop fatigué et je terminais la quatorzième heure dans le désagrément. Et je lui disais que pendant qu'il se détendait dans son bureau, l'équipe sur le plateau était sous pression du matin au soir, donc qu'il ferait mieux pour son prochain film de prendre une équipe plus jeune ! (Rire.) J'ai pris la décision l'année dernière d'arrêter ma carrière pour une raison simple : je n'ai plus la force de travailler quatorze heures par jour ! Je ne suis pas attiré par les films qui ont un rythme plus cohérent, car j'aime partir dans une aventure où il faut donner beaucoup. Comme disait mon copain de Broca, il ne faut pas perdre sa vie à la gagner.

 

Que pensez-vous du numérique ?

Le numérique est la technologie de demain, aussi bien en captation d'images qu'en restitution. Reste à voir comment le numérique vieillira, car on ne le sait pas ! Au moins, avec la pellicule argentique, aujourd'hui on le sait ! La projection du travail de la veille était un moment très important dans la confection d'un film, et il est triste de voir la disparition de ce moment privilégié où l'on pouvait apprécier son travail, affiner notre dialogue avec le réalisateur et faire des progrès. Aujourd'hui, on risque de découvrir l'image argentique au tout dernier moment de la post-production. Le chef-op' n'est pas obligatoirement associé à cette étape et c'est grave. Nous sommes justement en train d'en débattre à l'AFC (Association Française des directeurs de la photographie Cinéma) en ce moment, car il faut que ce soit sur le contrat. La post-production doit être prise au sérieux autant que le tournage.

 


 

 

J'imagine que vous êtes particulièrement sensible à la qualité d'un DVD ?

Je trouve agaçant le laisser-aller qui existe dans la confection de certains DVD. Dans Le silence de la mer, de Jean-Pierre Melville, son très beau premier film que j'ai revu récemment, il y a une séquence dans laquelle l'officier allemand, logé dans une famille française, va en permission dans le Paris occupé. Cette séquence dans le club des officiers nazis est essentielle : on comprend à quel point cet officier idéalisait la collaboration franco-allemande des années 40. Par la suite, il se rendra compte que la réalité n'a rien à voir avec ce qu'il avait imaginé. Pour cette séquence entièrement en allemand, les sous-titres ont été oubliés ! Quelqu'un qui ne parle pas la langue ou qui ne connaît pas le film ne peut en comprendre la fin. Autre grosse déception récente en DVD, une oeuvre formidable et inattendue de John Huston, Plus fort que le diable. La qualité est plus que médiocre, le DVD a été confectionné par des gens malhonnêtes.

 

Comment s'est passée la confection du DVD de L'armée des ombres ?

Le négatif était dans un état pitoyable. Il a subi diverses avanies : rayures, manques d'images, perforations éclatées, décoloration… Pour reconstituer un élément interpositif à partir duquel on ferait la numérisation, les responsables du Studio Canal ont souffert. Il a fallu retrouver des éléments de toute origine. Les infographistes et les étalonneurs du laboratoire Eclair ont fait un travail remarquable pour reconstituer les images. Pour l'étalonnage numérique de ce travail et la création d'un nouveau négatif argentique, nous avons disposé d'une huitaine de jours. La confection du DVD s'est terminée au début du mois de février 2005 et les copies film satisfaisantes début mars. Le travail de restauration avait commencé avant la fin de l'été 2004 !





 

J'ai beaucoup appris sur les technologies de la numérisation et de la restauration, on peut parler de formation professionnelle continue. De nombreux producteurs, directeurs de production, responsables de post-production et réalisateurs n'ont pas conscience de son importance ! Les méthodes de travail et les outils évoluent sans cesse, leur amélioration ces dix dernières années est considérable et les masters vidéo se démodent vite. Par exemple, si on devait rééditer les DVD de Jean-Paul Rappeneau comme La vie de château, Le sauvage, Tout feu tout flamme et Cyrano de Bergerac seraient aujourd'hui d'une qualité infiniment supérieure. Après l'expérience que je viens de vivre avec L'armée des ombres j'en suis tout à fait convaincu.

 

À ce sujet, pouvez-vous nous dire quelques mots sur Jean-Paul Rappeneau ?

Jean-Paul Rappeneau est un homme très exigeant. Ses demandes sont incroyablement pointues, il écrit avec beaucoup de précisions, chaque mot est pesé. Il suit parfaitement son découpage. Je me souviens d'une scène dans Le sauvage qu'il voulait réaliser telle qu'il l'avait en tête. Le personnage principal avait créé un potager dans son île déserte. Le jardin doit apparaître deux minutes dans le film mais cela ne l'a pas empêché d'aller tourner des plans généraux en avion de l'île d'Hyères, d'autres viennent de la jungle du Vénézuela et les vues sur la mer, des Bahamas. Enfin, l'essentiel de cette séquence dans les jardins ouvriers de Ville d'Avray, dans les Hauts-de-Seine !

 

Vous avez filmé les plus belles actrices françaises. Une préférence ?

J'ai toujours été fasciné par les actrices. Mettre en valeur les visages est une des responsabilités les plus importantes d'un chef-opérateur. Éclairer celui de Catherine Deneuve m'a toujours procuré un plaisir fou. Elle me faisait confiance, ne se souciait pas et ne générait pas d'angoisse.

 

 

Avec Isabelle Adjani, c'était plus difficile car justement elle est très soucieuse de son image et cela pouvait en devenir oppressant. Mais j'ai vécu des moments magnifiques avec elle. Sur Camille Claudel, je me souviens d'une scène en particulier où elle voulait être laide. Je lui montre une photo faite avec un éclairage ravageur et elle me répond horrifiée « Ah non, surtout pas ! » (Rire.) On tourne la scène et on se réunit le lendemain pour voir les rushes : grand silence. Elle me dit : « Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Je t'avais demandé d'être laide ! » Bruno Nuytten rajoute : « Pierre, tu nous a trahi ! » C'est vrai qu'elle était très belle, mais ni plus ni moins que d'habitude ! (Rire.) J'aimerais donc souligner que nous ne sommes pas des magiciens. On ne peut pas démolir des gens qui portent autant de grâce et de beauté, ce sont eux qui se démolissent s'ils le désirent, par leurs mimiques ou leur attitude.

 

Vous avez même éclairé les premiers pas de Jennifer Lopez devant une caméra, dans My little girl de Connie Kaiserman !

En effet, il y a beaucoup de jeunes filles dans ce film qui date de 1984 je crois, mais je ne me souviens pas d'elle ! (Rire.) Et ne me demandez pas dans quel film j'aurais pu la voir ces dernières années, parce que je n'en ai aucune idée et je serais incapable de la reconnaître !

 

Propos recueillis par Didier Verdurand.
Autoportrait de Pierre Lhomme, avec Isabelle Adjani, sur le tournage de Tout feu tout flamme.
Photo en haut de page de Sylvie Biscioni. (site http://biscioni.sylvie.neuf.fr/)
Photo en bas sur le tournage de Cyrano.
Les affiches, françaises et américaines, donnent un bref aperçu des films éclairés par Pierre Lhomme durant sa carrière.

 

 

 

Retrouvez les autres interviews de notre dossier chef-opérateur en cliquant sur les photos correspondantes :

 



 
   

 

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